III

Madame Borel, remarquant d’autant plus la soucieuse préoccupation de son mari, qu’elle contrastait avec l’habituelle et apparente placidité de son caractère, lui dit :

— Qu’as-tu donc, mon ami ? Tu sembles ce matin très-absorbé.

— Il est vrai.

— Qui peut t’attrister ainsi ?

— Le souvenir de la pénible scène d’hier au soir.

— Ce malheureux Dubousquet ?

— Cette rencontre inattendue m’a fait mal…

— Pauvre ami, je le comprends ; ton âme, si loyale et si droite, souffre cruellement de…

— Ma chère amie, – dit M. Borel interrompant sa femme, – il m’est insupportable de penser que, chaque jour, je serai exposé à rencontrer ici ce misérable !

— Il n’est pas à présumer qu’après le scandale d’hier au soir, M. Wolfrang consente à conserver cet homme parmi ses locataires.

— Je l’espère ; sinon… – et il m’en coûtera beaucoup, car nous sommes établis à merveille ici. – je quitterai cette maison ; j’y suis résolu.

— Tu n’as pas même à craindre cette contrariété ; M. Wolfrang a trop de tact, trop de justesse d’esprit pour hésiter un moment à donner congé à un repris de justice, surtout en apprenant que le séjour de ce malheureux dans cette demeure t’obligerait à en sortir.

— Ce M. Wolfrang est sans doute un homme du plus grand monde ; il nous a parfaitement accueillis ; il traite les questions de finance et de crédit comme un banquier ; mais je le crois fort original.

— Soit… mais il ne poussera par l’originalité jusqu’à conserver, au nombre de ses locataires, un malfaiteur.

— Qui sait !

— Comment ?

— Hier au soir, j’ai remarqué qu’au lieu d’appeler ses gens pour faire jeter à la porte ce misérable Dubousquet, il la lui-même pris sous le bras, et, le soutenant, l’a conduit dehors avec une compassion visible.

— Cette compassion, mon ami, prouve en faveur du cœur de M. Wolfrang, et, je te l’avoue, ce repris de justice, ainsi de nouveau flétri aux yeux de tous, semblait si cruellement atterré, traînant ses pas défaillants, suivi de ce pauvre chien qui lui léchait les mains, qu’il m’a fait pitié à moi-même.

— Pitié, d’accord… Je suis loin de demander la mort du pécheur ; mais il y avait plus que de la pitié envers ce coquin dans le procédé de M. Wolfrang. Il se pourrait que, par singularité, il ne consentit point à le chasser de céans.

— Cela n’est pas probable ; mais, enfin, en admettant cette bizarrerie de la part de M. Wolfrang, serait-ce une raison suffisante pour nous faire abandonner cette maison, où, ainsi que tu le dis, nous nous trouvons établis à merveille ?

— Quoi ! ma chère amie, je m’exposerais volontairement à me trouver, chaque jour, ici, face à face avec ce misérable ! y songes-tu ?

— Que t’importe ?

— Que m’importe ?

— Sans doute ; car, enfin, si quelqu’un doit redouter une pareille rencontre, c’est ce malheureux et non pas toi, – dit madame Borel en regardant son mari.

Celui-ci baisse les yeux, rougit imperceptiblement et répond avec un sourire forcé :

— Je ne partage pas ta philosophie : la vue d’un scélérat m’est toujours odieuse, intolérable.

— Je le conçois, mon ami ; mais, enfin, l’on peut, après tout, se résigner, ce me semble, à un inconvénient regrettable, s’il est compensé par un très-grand avantage.

— Quel avantage ? Celui de trouver un appartement confortable ! Nous sommes, Dieu merci, assez riches pour trouver partout ailleurs un pareil avantage.

— Tu sens bien que, s’il ne s’agissait que de cet avantage-là, je n’insisterais pas de la sorte…

— Que veux-tu dire ?

— Mon ami, notre fils ne nous a donné jusqu’ici que des motifs de satisfaction, n’est-ce pas ?

— Certes ! il pourrait être le modèle des jeunes gens de son âge ; mais à quel propos cette question au sujet d’Alexis ?

— À propos de ceci : souvent, en nous félicitant de l’excellente conduite de notre fils, conduite qui doit nous donner tant de garanties, de sécurité pour l’avenir, notre sollicitude, toujours inquiète, se demande pourtant si Alexis, qui n’a encore que vingt et un ans, traversera sans encombre, sans défaillance, sans orage, ces quelques années ordinairement si critiques pour la plupart des jeunes gens, et qui précéderont l’époque à laquelle nous comptons le marier.

— Tout nous fait espérer, jusqu’ici, que notre fils continuera de se bien conduire.

— Certes, mon ami, cette espérance est très-fondée ; mais ne c’est point une certitude ?

— Pourquoi ne serait-ce pas pour nous une certitude ?

— Parce qu’Alexis est bien jeune encore ; et puis il est si confiant, si ingénu, si expansif ! or, tu le sais mieux que moi : chez un garçon de cet âge, il suffit souvent d’une mauvaise connaissance, ou, pour parler net, d’une maîtresse vicieuse, pour ruiner les plus belles espérances d’une famille.

— Il n’est que trop vrai ; mais, grâce à Dieu, notre fils, jusqu’à présent…

— A été préservé des écueils si funestes à tant de jeunes gens, je le sais. En sera-t-il à l’avenir ? À combien de dangereuses séductions ne sera-t-il pas exposé !

— Le fait est que l’on n’ignore pas de quelle fortune nous jouissons.

— Sans doute, mon ami, et il est d’indignes et adroites créatures qui, par un honteux calcul, pourraient surprendre ce cœur ingénu, le dominer, le fausser, le pervertir.

— Cela, il est vrai, est possible… mais peu probable.

— Mais, enfin, cela est possible. Souviens-toi du fils aîné de M. Bérard, banquier de Lyon.

— Ce jeune homme était un détestable sujet, et sa fin…

— Sa fin a été horrible… mais il avait d’abord donné à sa famille autant de satisfaction, autant d’espérances que nous en donne Alexis. Ces espérances ont été cruellement déçues, dès qu’une odieuse créature est parvenue à s’emparer de l’esprit de ce jeune homme ; et les conséquences de cette funeste liaison, tu les connais !

— Oui ; il a contrefait la signature de son père pour une somme considérable, et, ce faux découvert, il s’est brûlé la cervelle.

— Eh bien, mon ami… cela ne te fait pas trembler… pour notre fils ?…

— Quoi ! tu peux supposer que jamais Alexis… ?

— Mon ami, tu as vu souvent ce jeune Bérard ; n’égalait-il pas notre fils par ses qualités ?

— Il est vrai.

— Tu vois donc bien.

— Je suis loin de nier que l’influence d’une mauvaise femme puisse pervertir le meilleur naturel, et pousser un jeune homme à sa perte ; mais quel remède à cela, en ce qui touche Alexis ?

— Ne pas quitter cette maison, en admettant qu’au pis aller ce malheureux Dubousquet continue d’y résider.

Puis madame Borel ajoute :

— Tu me regardes, mon ami, avec ébahissement !

— En effet, je ne comprends rien à tes paroles.

— Ton ébahissement va cesser. Dis-moi, que penses-tu de madame Wolfrang ?

Et, souriant, madame Borel reprend :

— Ma prédiction est en défaut ; ton ébahissement, loin de cesser, augmente énormément.

— Ce n’est pas sans raison, j’imagine. Quel rapport peut-il y avoir entre madame Wolfrang et notre fils ?

— Je compte sur elle… et mon instinct, ma pénétration maternelle ne me trompent point, j’en jurerais ; oui, je compte sur cette jeune femme, aussi vertueuse que spirituelle et charmante.

— Comment ! tu comptes sur elle ! et pourquoi faire ?

— Pour être l’ange gardien d’Alexis jusqu’à l’époque de son mariage.

— L’ange gardien d’Alexis ? – répète le banquier de nouveau ébahi ; – madame Wolfrang ?

— Alexis est amoureux d’elle.

— Ah ! mon Dieu ! est-il possible ?

— Heureusement ! c’est possible, puisque cela est.

— Tu me fais peur, ma chère amie ; je n’ai pas une goutte de sang dans les veines.

— Et de cette peur… le motif ?…

— Quoi ! Alexis, amoureux de cette grande dame !

— Eh bien ?

— Mais c’est effrayant !

— Non, c’est excellent !

— Toi, ma femme, tu dis que… ?

— C’est excellent ! Songe donc, mon ami, qu’un noble et pur amour est la plus sûre des sauvegardes contre de mauvaises liaisons ! Est-ce qu’un jeune homme sous l’empire d’une pareille passion s’appartient encore ? Non ! devant cette passion, toutes les séductions, même les plus dangereuses, deviennent impuissantes.

— Il y a du vrai dans ce que tu dis… et cependant…

— Ah ! crois-moi, mon ami, rien ne serait plus salutaire, pour l’avenir d’Alexis, que l’influence qu’une femme belle et vertueuse comme madame Wolfrang prendrait sur lui.

— Je commence à comprendre ta pensée, ma chère amie, – répond M. Borel après réflexion. – Sans doute, à ce point de vue, tu as raison. Mais madame Wolfrang n’a aucune espèce de raison pour s’intéresser à notre fils…

— D’abord, il est amoureux d’elle… voilà qui est déjà fort intéressant…

— Est-ce une plaisanterie, chère amie ?

— Pas du tout ; j’irai ce matin voir madame Wolfrang et lui parler à ce sujet en toute sincérité maternelle ; je suis sûre qu’elle me comprendra.

— Tu iras parlera madame Wolfrang, à quel sujet ?

— Au sujet de l’amour d’Alexis.

— Hein ? – fit M. Borel reculant d’un pas et regardant sa femme d’un air abasourdi ; – tu iras… ce matin, chez madame Wolfrang, pour… ?

— Eh ! mon Dieu, pour lui dire tout bonnement qu’Alexis est passionnément amoureux d’elle.

Le banquier, stupéfait de la résolution de sa femme, garde un moment le silence, ne pouvant croire à ce qu’il entend.

Et il va reprendre la parole lorsqu’un domestique annonce :

— Monsieur Dubousquet !

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