V

M. Borel, malgré sa hautaine assurance, ne peut cacher son profond et secret allégement après le départ de sa femme, qu’il avait cependant, par calcul, engagée à assister à son entretien avec M. Dubousquet.

Celui-ci, après la sortie de madame Borel, parut non moins craintif et timide qu’auparavant.

Son chien, alors, frétillant de la queue, s’approcha du banquier, afin de le caresser, sorte de fête que l’intelligent animal faisait d’ordinaire au petit nombre de personnes qu’il voyait en tête-à-tête avec son maître ; mais, brusquement surpris par les caresses du barbet, jusqu’alors inaperçu à ses yeux, M. Borel, de fort méchante humeur en ce moment, s’écrie :

— Qu’est-ce que ce vilain chien-là ?

Et, d’un violent coup de pied dans la mâchoire, le banquier repousse les avances de Bonhomme.

Le chien jeta un cri plaintif et se réfugia, tout tremblant, auprès de M. Dubousquet, en contenant ses hurlements douloureux ; car sa souffrance était grande.

— Il est inconcevable que vous vous permettiez d’amener votre chien ici, – dit avec un redoublement de dureté M. Borel à M. Dubousquet. – Vous êtes d’une rare impertinence !

Le forçat libéré, dont l’œil était devenu humide en entendant le cri de Bonhomme, lui fit signe de se coucher à ses pieds ; car, sa première douleur passée, le chien s’était redressé, afin de lécher la main de son maître et de se consoler ainsi du mauvais traitement qu’il venait de subir.

— Excusez-moi, monsieur, – répondit humblement M. Dubousquet, – je ne me suis pas aperçu que mon chien me suivait, et…

— Assez ! – repartit brusquement le banquier. – Encore une fois, quel est le but de votre impudente visite ? Je devais croire qu’après votre avanie d’hier au soir, vous auriez eu la pudeur de ne pas vous montrer jusqu’au moment de quitter cette maison, que vous souillez de votre présence.

— Quitter cette maison serait pour moi un très-grand chagrin, monsieur, – répond, non sans effroi, M. Dubousquet ; – aussi j’ai le courage de venir à vous pour vous supplier à mains jointes de me faciliter les moyens de rester céans.

M. Borel, regardant le repris de justice avec une stupeur muette, semble croire à peine ce qu’il entend.

M. Dubousquet, encouragé par ce silence qu’il interprète favorablement, continue :

— Si vous saviez, monsieur, quelles sont mes angoisses lorsque j’entre dans une nouvelle demeure, et, si retiré, si solitaire que je vive, quelle inquiétude me causent les nouveaux visages de mes voisins ! Je crois toujours, dans les premiers temps, que chacun sait ou devine le secret de mon triste passé ; que l’on jette sur moi des regards de mépris ou d’aversion ; puis, peu à peu, l’habitude affaiblit mes craintes, et il me semble que l’on me regarde comme tout le monde. Mais, pour en arriver là, monsieur, je vous le répète, si vous saviez, mon Dieu ! par combien de jours d’angoisses il me faut passer ! Je frémis, rien qu’à la pensée de ce que j’aurai à souffrir de nouveau, s’il me faut quitter cette maison-ci, où déjà j’étais bien accoutumé.

Le forçat libéré s’exprimait avec une sorte de bonhomie si touchante, que M. Borel se sentit ému.

Cet homme, quoiqu’il eût commis dans sa vie une action infâme, n’était pas méchant, et, lorsque l’on saura quelle était sa position à l’égard du repris de justice, on comprendra d’autant mieux l’émotion qu’éprouvait en ce moment le banquier.

Aussi répondit-il avec une sorte de commisération :

— Mais, malheureux, vous êtes fou !

— Moi !

— Vous redoutez, dites-vous, lorsque vous allez habiter un nouveau domicile, que l’on ne découvre votre ignominie ?

— Hélas ! oui ; et, pendant les premiers temps, je ne vis pas ; ces craintes sont pour moi un supplice de tous les moments.

— Mais, encore une fois, malheureux que vous êtes, vous perdez la raison ! Est-ce que, depuis hier au soir, tout le monde dans cette maison ne sait pas que vous êtes un repris de justice ?

— Il n’est que trop vrai ! J’ai, en descendant ici, rencontré M. Lambert, le libraire ; il montait à son grenier, et il s’était montré hier pour moi si bon, si bon, que j’en éprouvais de la confusion, ainsi qu’il m’arrive toujours, lorsqu’une personne, ignorant mon passé, daigne me témoigner quelque intérêt. Eh bien, M. Lambert, en me voyant, a détourné la tête d’un air de dégoût et de mépris.

— Il en sera ainsi des autres locataires ; vous serez en horreur à tout le monde ; et vous voulez rester dans cette maison, que vous devriez avoir hâte de fuir ? Encore une fois, vous êtes fou !

— Je suis, il est vrai, maintenant en horreur à tout le monde ici, parce que l’on me prend pour un scélérat, – répond le repris de justice d’une voix plaintive.

Et il ajoute timidement et en hésitant :

— Et… et, sans reproche, monsieur Borel, vous savez mieux que… personne, s’il est… vrai… que… je sois… un scélérat, moi !

— Qu’est-ce à dire ? – reprend le banquier redevenant hautain et menaçant. – Oseriez-vous… ?

— Je vous en conjure, ne vous fâchez pas, ne vous fâchez pas, monsieur ! Hélas ! je ne veux ni ne puis récriminer contre vous ; je me suis mis à moi-même, et volontairement, la casaque rouge sur le dos. Je dirais la vérité, qu’on ne me croirait point. J’ai déposé en justice contre moi-même ; vous me tenez par mes propres dépositions. – Quelle foi accorderait-on à la parole d’un repris de justice, accusant un homme dont tout le monde vante, et dont, hier encore, les journaux, à propos de cet emprunt, vantaient la loyauté, la probité ?

— Comment, misérable ! oseriez-vous mettre en question ma probité ?

— À Dieu ne plaise, monsieur ! en mon âme et conscience, je le dis et le crois : personne ne peut vous surpasser en probité, en délicatesse… depuis que vous avez fait fortune…

— Il est, en vérité, fort heureux que vous reconnaissiez cela…

— Je le reconnais ; mais… enfin… avant de… de… faire fortune…, vous avez…

— Achevez donc ! ayez donc l’audace de répéter une calomnie atroce !

— Hélas ! monsieur, vous avez le droit de parler ainsi, puisqu’il a été écrit et signé par… qui vous savez… que la vérité était une calomnie… Mais, au fond de l’âme, vous ne pouvez vous empêcher de rendre justice à mon honnêteté ; pourtant j’ai été aux galères, j’ai grandement souffert par votre faute. Eh bien, je ne vous demande qu’une chose et à mains jointes, monsieur Borel : soyez compatissant pour moi, et, malgré tout ce que je pourrais vous reprocher, je vous serai éternellement reconnaissant.

— Oh ! quelle patience il me faut ! Voyons, dites donc ce que je puis faire pour vous !

— Vous êtes si haut placé, si universellement considéré, qu’un mot de vous, n’est-ce pas ?… serait accepté comme parole d’Évangile par tout le monde ?

— Ensuite ?…

— On vous croirait d’autant plus, en ce qui me concerne, que ce vol, que cette tentative de meurtre pour lesquels j’ai été condamné…

— Justement condamné.

— Pouvez-vous dire cela ! vous ! vous, monsieur Borel ?

— Oui, je le dis… Et pourquoi donc ne le dirais-je pas ?

— Enfin, il n’importe !… – répond M. Dubousquet étouffant un soupir. – Ce crime a été commis chez vous ; vous avez déposé lors du procès ; tout ce que vous affirmerez au sujet de cette affaire sera donc cru.

— Où voulez-vous en venir ? Achevez donc ! c’est intolérable !

— Pardonnez-moi, monsieur ; je suis si troublé ! Je voulais en venir à ceci… Qu’est-ce que cela vous ferait, par exemple, de dire à M. Wolfrang… et par lui ce serait bientôt connu dans la maison…

— Quoi ? que dirais-je à M. Wolfrang ?

— Que j’ai été plus malheureux que coupable, et que, malgré ma condamnation, j’étais moins criminel qu’on ne pouvait le supposer, puisque, condamné aux galères à perpétuité, j’ai été, après plusieurs années de bagne, gracié en récompense de ma bonne conduite. Dites cela, monsieur Borel, dites seulement cela, en ajoutant que vous ne pouvez vous expliquer davantage ; vous jouissez d’une telle réputation d’honneur et de probité, que M. Wolfrang ne mettra point vos paroles en doute ; il les répétera, et ainsi, au lieu d’être pour tous les locataires un objet de mépris et d’aversion, j’inspirerai quelque pitié. Mon Dieu ! je le sais bien, malgré cette pitié, personne ne voudra frayer avec un forçat libéré. À cela, je me résignerai ; je suis depuis longtemps accoutumé à l’isolement ; j’ai toujours, depuis ma sortie du bagne, vécu seul avec mon pauvre Bonhomme.

À son nom affectueusement prononcé, le barbet, regardant son maître, lui répondit par un petit jappement.

— Tais-toi ! pauvre bête ! tais-toi ! – ajoute M. Dubousquet mettant sa main sur le museau de l’animal, et craignant de le voir de nouveau battu.

Puis, s’adressant d’un ton suppliant au banquier, qui l’écoutait, impassible :

— Soyez bon, soyez généreux, monsieur Borel ; accordez-moi la grâce que je sollicite, et ainsi je ne serai pas obligé de quitter cette maison, pour aller recommencer ailleurs et souffrir de ces craintes, de ces angoisses dont je suis tourmenté, jusqu’à ce que je sois habitué aux nouveaux visages. Enfin, que vous dirai-je ! ici du moins, maintenant, mon compte est réglé, on sait qui je suis ; ce qu’il y a de plus pénible pour moi est passé. Lorsque, grâce à votre parole, monsieur Borel, on aura pour moi, au lieu d’aversion, un peu de pitié, eh bien, je me trouverai encore très-heureux ; ce que je demande, c’est que l’on me supporte ici, rien de plus. Cela dépend de vous, monsieur Borel, uniquement de vous. Est-ce que vous aurez le courage de me refuser cela ? Mon Dieu ! j’ai tant souffert ! et, au fond de votre conscience, vous savez bien que je suis honnête homme !

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