VI

Nous le répétons : quoique jadis coupable d’un infâme abus de confiance, – le seul acte criminel, qu’il eût, il est vrai, à se reprocher, – M. Borel n’était point un méchant homme.

Il jouissait actuellement d’une réputation de droiture et de probité méritée ; il possédait les vertus du père de famille ; jamais l’infortuné ne s’adressait en vain à lui ; il se montrait, en un mot, un grand homme de bien.

Mais il est dans le crime, si expié qu’il paraisse, une logique tellement fatale et surtout tellement vengeresse, que le coupable ne s’appartient plus.

IL APPARTIENT À SON CRIME…

Il est parfois contraint, par cette implacable logique du mal, de commettre de nouveaux méfaits, dont cependant sa conscience se révolte.

Ainsi était-il en ce moment de M. Borel.

Il avait jadis, par son infâme abus de confiance, causé les malheurs de M. Dubousquet ; il savait (et le lecteur saura bientôt) par suite de quel dévouement sublime cet homme si simple, si naïf, avait volontairement endossé la livrée de l’infamie, témoignant en justice contre lui-même, rendant ainsi sa réhabilitation impossible, et impossible ou impuissante aussi toute accusation, toute révélation contre M. Borel.

Or, non-seulement le banquier connaissait ce sacrifice héroïque, mais il ne pouvait s’empêcher de l’admirer.

Il lui fallait pourtant, – et là était l’un de ses châtiments, – il lui fallait en ce moment repousser la demande si humble, si touchante de cet infortuné, réduit à supplier, à invoquer presque à genoux la pitié de l’homme qu’il dominait de toute la hauteur d’une irréprochable vertu et de toute la grandeur d’un sacrifice héroïque.

Oui, M. Borel était condamné à entendre cet innocent – quel sanglant sarcasme de la destinée ! – lui dire, à lui, criminel, à lui, cause unique des mépris, de l’aversion qu’inspirait cet admirable martyr : « On vous croit si honnête homme, qu’il suffirait de quelques mots de vous pour me rendre digne de la compassion de tous ; ces mots, je vous en conjure, au nom de tout ce que j’ai souffert par votre faute, ces mots, dites-les ! »

Ces mots, M. Borel – fatalement dominé par la logique du mal – ne voulait pas, ne pouvait pas les dire.

Et cependant il avait conscience, douloureusement conscience, de l’impitoyable cruauté de ce refus.

Et cependant il était ému presque jusqu’aux larmes de la douceur résignée de sa victime, ne récriminant pas, ne l’accusant pas, ne l’accablant pas, ne se donnant pas l’amère et légitime consolation de lui dire : « Regardez-moi donc en face, si vous l’osez ! Vous savez bien, de vous à moi, que vous êtes un misérable ; car, après tout, il vous est facile d’être probe, généreux et charitable, depuis que vous avez entassé millions sur millions ; mais, lorsque, pauvre et cupide, la probité vous était difficile, vous avez lâchement, indignement succombé à la tentation du mal, et causé par votre crime des maux affreux ! »

Or, ce que le repris de justice ne disait point au millionnaire, celui-ci SE LE DISAIT À LUI-MÊME, – châtiment bien autrement terrible !

Aussi M. Borel devait-il refuser l’humble et touchante supplique de sa victime. Sa seule présence dans cette maison eut incessamment rappelé au banquier le crime qu’il voulait oublier avant tout, parce qu’il lui devait en partie son immense fortune.

Puis, vivement frappé des réflexions de sa femme au sujet de madame Wolfrang, – qui pouvait devenir « l’ange gardien d’Alexis, » M. Borel avait un motif très-sérieux de ne pas quitter cette maison ; ce à quoi il se fût cependant d’abord décidé plutôt que de s’exposer à rencontrer chaque jour son vivant remords.

Enfin, telles sont les défiances ombrageuses, les alarmes d’une âme bourrelée par la remémorance de son forfait, qu’il semblait très-dangereux à M. Borel d’innocenter, même de la façon la plus vague, le repris de justice.

La culpabilité de celui-ci, sa condamnation, ainsi qu’on le verra plus tard, étant les plus fermes assises de l’excellente renommée du banquier, il redoutait que le moindre ébranlement dans la base de sa fortune et de sa réputation ne renversât cet édifice si laborieusement, si habilement construit.

Donc, M. Borel, ressentant cruellement lui-même le nouveau coup qu’il devait porter à sa victime, mais lui cachant son émotion, et forcé de jouer jusqu’à la fin son rôle d’odieuse hypocrisie, lui répondit avec un sourire sardonique :

— Fort bien. Rien de plus simple, en vérité, que votre modeste demande ; je vais tout bonnement aller de ce pas donner ma parole d’honneur à M. Wolfrang que vous êtes innocent du crime qui vous a conduit au bagne, et que vous êtes la perle des honnêtes gens… Est-ce assez, cela ? Voyons… cela vous suffit-il ?

— Si cela me suffit, bonté divine ! Ah ! je ne demandais pas tant ! – s’écrie M. Dubousquet d’une voix palpitante de joie, et prenant au sérieux la cruelle ironie du banquier ; – ah ! je n’en demandais pas tant !

Et le repris de justice, dans l’exubérante expansion de sa surprise et de son bonheur, ajoute, avant que son interlocuteur ait eu le temps de l’interrompre :

— Tenez, vous êtes un brave et digne homme, monsieur Borel ; vous tâchez de réparer le mal dont vous avez été cause ; c’est d’un bon cœur, ce que vous faites là, d’autant plus que je ne pouvais en rien vous contraindre à m’accorder cette grâce. Elle est toute volontaire de votre part.

— Comment, malheureux ! ne voyez-vous pas que je me… ?

— Je répète que cette grâce est toute volontaire de votre part, – réplique M. Dubousquet interrompant M. Borel : – aussi je vous en sais gré, voyez-vous, oh ! mais gré, plus… plus… que je… ne puis vous… le…

M. Dubousquet ne peut achever ; des larmes entrecoupent sa voix, et, cédant à l’effusion de sa joie, il s’adresse à son chien :

— Nous restons ici, mon pauvre Bonhomme ! nous restons !

Un jappement du barbet répond aux joyeuses exclamations de son maître, qui ajoute :

— Mon Dieu ! oui, nous restons. Va ! va ! jappe tant que tu voudras, ma pauvre bête ; M. Borel, cette fois, ne s’en formalisera pas, en nous voyant tous les deux si heureux, grâce à sa bonté.

Le banquier avait hâte de mettre fin à ce quiproquo, dont l’éclaircissement devait être écrasant pour sa victime.

Aussi, élevant la voix, s’écrie-t-il d’un air menaçant :

— Avez-vous perdu le sens, malheureux que vous êtes ?

— Comment ! que voulez-vous dire, monsieur Borel ?

— Quoi ! vous avez pris ma réponse au sérieux ?

— Ah ! mon Dieu !

— Vous n’avez pas compris que mon ironie témoignait du dédain que méritait votre demande outrageante ?

— Bonté divine, et moi qui croyais !… Ah ! mon Dieu !

— Ah çà ! vous supposez donc que je suis un misérable de votre espèce ?

— Je ne sais plus où j’en suis : que voulez-vous que je vous dise ?

— Vous me supposez donc capable de commettre une infamie ?

— Une infamie ?

— Et que serait-ce donc de témoigner de votre innocence, même aussi vaguement que possible ? Comment ! je me rendrais coupable d’un mensonge ! je surprendrais la religion d’un honnête homme en lui laissant entendre que vous êtes innocent ! lorsque je sais mieux que personne combien est juste la punition qui vous a frappé comme voleur et meurtrier !

Le banquier, par l’audace effrayante de cette affirmation, pratiquait cet axiome de Machiavel :

« Un maître fourbe, afin de ne risquer jamais d’être démasqué, doit s’accoutumer de considérer comme une vérité le mensonge dont il veut persuader autrui, et finir par se le persuader à soi-même. »

L’audace de M. Borel, jointe à la poignante déception qu’éprouvait le repris de justice, lui causèrent une sorte de vertige ; et, muet, chancelant, il fut obligé de s’appuyer à un meuble pour ne pas choir.

Puis, le premier étourdissement de sa douleur passé, rappelant son esprit, ses souvenirs, il frémit ; des larmes amères sillonnèrent son visage ; il courba le front, soupira, et, se baissant vers son chien, qui, semblant deviner la tristesse de son maître, grognait légèrement, il dit en le caressant :

— Ah ! ma pauvre bête ! ma pauvre bête ! il est des gens bien méchants, va !

Telle fut la seule plainte arrachée à cette créature d’une douceur angélique.

Puis, ne levant pas même les yeux sur le banquier, ne tentant pas même de faire fléchir sa résolution, qu’il croyait, qu’il devait croire inébranlable, le repris de justice se dirigea vers la porte, essuyant ses pleurs du revers de sa main tremblante, s’adressant de nouveau à son unique confident :

— Viens, allons-nous-en ; allons chercher un gîte ailleurs, mon pauvre Bonhomme.

M. Borel eut donné l’un de ses millions pour s’épargner ce qu’il souffrait en ce moment, et pouvoir consoler sa victime par quelques paroles de pitié.

Mais la fatalité du mal et son hypocrisie condamnaient le millionnaire à laisser impitoyablement ce malheureux s’éloigner, affaissé sous le poids de son affliction.

Et plus encore : le millionnaire était condamné à poursuivre sa victime d’un dernier outrage ; car, voyant madame Borel entrer au moment où M. Dubousquet allait sortir du salon, le banquier fut contraint par son rôle d’ajouter d’un ton presque menaçant :

— Et n’oubliez jamais, misérable, que, si dure qu’elle soit, vous subissez la juste peine de votre forfait.

Cette dernière insulte ébranla la longanimité du martyr.

Il se retourna brusquement, redressa son front jusqu’alors courbé, lança au banquier un regard qui le fit tressaillir, malgré son audace et la certitude de son impunité.

Mais, détournant la vue de son bourreau et contemplant la figure vénérable de madame Borel, dont il connaissait les vertus, le forçat libéré se dit :

— Noble et digne femme, je parlerais, qu’elle ne me croirait pas. Tout est contre moi ; et, d’ailleurs, pourrais-je la convaincre de l’improbité, de la méchanceté de son mari, qu’elle serait trop à plaindre, car je sais combien elle est généreuse et charitable.

Et, répondant au jappement de son chien, qui, allant et revenant du seuil de la porte au milieu du salon, où venait de s’arrêter son maître, semblait l’engager à partir, M. Dubousquet dit en le suivant :

— Tu as raison, mon pauvre ami, nous n’avons plus que faire ici ; allons-nous-en ; nous ne pouvons plus demeurer dans cette maison !

Le repris de justice, sortant du salon, laisse seuls le millionnaire et sa femme.

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