VII

Madame Borel malgré l’empire que possédait son mari sur lui-même, – son mari, qui, en ce moment surtout, sentait la nécessité de redoubler sa contention, – madame Borel remarqua, mais s’expliqua l’altération des traits du banquier, et lui dit :

— Mon ami, je craignais d’être indiscrète en revenant si tôt ; mais, songeant à ce qu’il devait y avoir de pénible pour toi dans une conversation prolongée avec ce malheureux, j’étais résolue à la rompre ; il s’éloignait. Dieu merci, lorsque je suis rentrée. Cet entretien t’a été pénible, je le vois ; tu parais ému.

— Oui, ému d’indignation d’abord, et ensuite ému malgré moi de pitié.

— Je ne m’en étonne pas, je connais ton cœur.

— Sais-tu, ma chère amie, ce que ce misérable venait me demander ?

— Je l’ignore.

— De l’innocenter aux yeux du propriétaire de cette maison.

— Ah ! c’est trop d’effronterie ! quoi ! ce malfaiteur… ?

— Me suppliait d’affirmer, sans m’expliquer davantage, qu’il avait été plus malheureux que coupable : et, grâce à cette affirmation de ma part, il espérait que M. Wolfrang ne le chasserait pas de céans, et que l’on aurait ici pour lui quelque compassion.

— En vérité, mon ami, une telle audace me confond de la part de cet homme, qui semble si humble et si repentant. Comment ! c’est chez toi qu’il a commis son crime, et il ose te demander de le déclarer innocent ! Te supposer capable de mentir à ce point !

— C’est précisément ce que je lui ai répondu.

— Toi ! couvrir de ta parole d’honnête homme un malfaiteur de cette espèce ! J’en suis presque à regretter la pitié qu’il m’inspirait d’abord ; et, si je ne savais combien tu es adorablement bon et indulgent, je m’étonnerais de t’entendre encore parler de ta commisération pour ce misérable, après cette inconvenable demande de sa part, qui est pour toi un outrage.

— Un tel outrage ne peut m’atteindre, et j’ai été affligé, malgré moi, du chagrin que ce malheureux éprouvait de quitter cette maison.

— Quoi ! lorsqu’il y est maintenant connu pour ce qu’il est : un forçat libéré ! Mais il doit, au contraire, avoir hâte de la fuir.

M. Borel allait répondre à la question de sa femme, lorsque Alexis entre dans le salon, et, dès le seuil de la porte, dit tristement à madame Borel en secouant la tête :

— Eh bien, mère, tes pressentiments n’étaient que trop fondés au sujet de M. Duport.

— Vois-tu, mon enfant ! j’étais certaine de ne pas me tromper.

— Ah ! c’est infâme et doublement infâme ! – reprend Alexis avec indignation. – Un vol serait moins odieux que cet abominable abus de confiance !

À ces mots d’abus de confiance, M. Borel tressaille et dit à son fils :

— De quoi s’agit-il donc, mon ami ?

— Mon père, tu connais M. Duport ?

— M. Duport ? – reprend le banquier interrogeant ses souvenirs. – En effet, ce nom ne m’est pas étranger.

— Notre maison, depuis plusieurs années, lui escomptait du papier sur Grenoble, répond Alexis. – Je le rencontre, la veille de notre départ pour Paris ; je sortais de la Banque. « Ah ! me dit-il en m’abordant, combien je suis heureux de vous rencontrer, monsieur Alexis ! Auriez-vous des fonds sur vous ? – Sans doute ; je viens de toucher une somme assez considérable. – En ce cas, veuillez donc me donner une somme de dix mille francs : il s’agit d’une excellente affaire à conclure tout de suite, et, je la manquerais faute de cette somme ; je vous la remettrai dans la journée, » ajoute M. Duport. J’ouvre mon portefeuille ; je lui remets dix billets de mille francs, ne songeant pas à lui demander de reçu, d’abord parce que nous étions au milieu de la rue, puis parce que j’avais une confiance entière dans un homme avec qui la maison était en relations d’affaires depuis plusieurs années. Il me remercie, nous nous séparons, et, de retour à la maison, je prie le caissier de prendre note de cette avance de dix mille francs faite à M. Duport, qui doit les rembourser dans l’après-dînée. Cependant il ne paraît pas à la caisse ce jour-là ; ce retard de payement ne me cause nulle inquiétude ; je ne doute pas qu’il ne vienne s’acquitter le lendemain. Nous partons pour Paris ; au bout de quelques jours, notre caissier m’apprend dans sa correspondance qu’il n’a pas de nouvelles de M. Duport. Assez surpris, je l’avoue, je l’engage à écrire à notre débiteur. Sais-tu, mon père, ce que celui-ci a l’audace de répondre ?

— Non ; que répond-il ?

— Qu’il y a erreur, et qu’il n’a pas reçu de moi ces dix mille francs. Notre caissier, ne pouvant douter d’un fait que j’ai affirmé, se rend le lendemain chez ce fripon, et apprend ce dont notre correspondance vient de m’instruire, que M. Duport a, pendant la nuit, quitté Lyon furtivement, laissant pour plus de cent mille francs de dettes. Dis, mon père, l’abus de confiance dont nous sommes victimes est-il assez odieux ?

— Ce M. Duport m’inspirait des doutes sur sa probité depuis que, par hasard, j’avais su qu’il laissait sa femme et son enfant dans la détresse, et qu’il vivait avec une fille perdue, – ajoute madame Borel. – Un mauvais époux, un mauvais père est rarement honnête homme.

— Eh bien, mon ami, – dit à son fils le banquier sans s’émouvoir, – il faudra faire porter ces dix mille francs au compte des profits et pertes. Voilà tout.

— Comment, voilà tout ! – s’écrie Alexis ; – cet infâme abus de confiance ne te révolte pas, mon père ?

— Notre maison peut, grâce à Dieu, supporter une perte, en somme, assez légère.

— Ah ! ce n’est pas cette perte qui me courrouce, c’est l’indignité d’un pareil acte. Un abus de confiance ! mais, je le répète, c’est cent fois plus hideux que le vol, je dirais presque le vol à main armée.

— Allons, mon ami, pas d’exagération, – dit avec un sourire contraint le millionnaire, jadis coupable d’un abus de confiance bien autrement exécrable que celui de M. Duport. – La loi établit avec raison une énorme différence entre l’abus de confiance et le vol à main armée. Le premier est puni de quelques années de prison ; le second est justement puni des travaux forcés à perpétuité.

— Qu’est-ce que cela prouve, mon père ? L’inconséquence, l’aberration de l’opinion commune.

— Mon cher enfant, tu raisonnes avec la généreuse exaltation, mais aussi avec l’inexpérience de ton âge, reprend M. Borel, dont le supplice interne est inexprimable. – La loi établit sagement une distinction profonde entre le délit d’un homme à qui l’on prête volontairement de l’argent, ou à qui on confie un dépôt, et qui nie cette dette ou ce dépôt, et le brigand qui vient, armé, briser nuitamment votre caisse, prêt à joindre le meurtre au larcin, afin d’assurer l’impunité à son crime !

— Eh bien, moi, cher père, je prétends que l’abus de confiance devrait être puni au moins de la même peine, sinon plus sévèrement, que le vol à main armée.

— Mon cher ami, tu soutiens là un paradoxe dans toute la force du terme.

— Permets-moi, bon père, de te prouver…, ma mère, j’en suis certain, sera de mon avis… que rien n’est moins paradoxal que la thèse que je soutiens.

— Voyons cela, monsieur l’avocat, – répond gaiement madame Borel ; – voyons comment vous allez plaider notre cause, jeune Cicéron, je dis notre cause, car je t’avoue mon énormité, mon ami, – ajoute madame Borel s’adressant à son mari : – je partage, sur cette question, l’opinion de mon fils, et, qui pis est, bon Dieu ! je suis, comme lui, en révolte ouverte contre l’opinion reçue.

— Vous êtes deux, je suis seul, je m’avoue vaincu, répond le banquier s’efforçant de sourire, malgré sa torture atroce. – Laissons là cette discussion.

— Alexis, notre adversaire recule devant la discussion ; il est perdu, – dit en riant madame Borel ; – il faut outrageusement abuser de notre avantage, et lui imposer la dure obligation de se déclarer vaincu.

— Soit, je le déclare ; triomphez donc, impitoyables vainqueurs ! – dit le banquier, d’autant plus contraint de donner, ainsi que sa femme, un tour plaisant à la conversation, qu’il craint de laisser pénétrer ses secrets sentiments. – Oui, je me déclare battu à outrance, je me rends à merci et à miséricorde… Vous êtes satisfaits, j’imagine ?

— Pas du tout, monsieur mon mari.

— Que diable voulez-vous donc de plus, madame ma femme, impitoyable épouse que vous êtes ? et vous, monsieur mon fils, non moins impitoyable ?

— Nous voulons te forcer à t’avouer vaincu.

— Mais je le suis, je l’avoue, je le crie, je le proclame !

— Oh ! il s’agit, non point de t’avouer vaincu par une dédaigneuse condescendance dont nous sommes abominablement humiliés, mon fils et moi, mais de t’avouer vaincu de par l’irrésistible logique et l’admirable éloquence de l’illustre avocat ici présent, Alexis Borel, à qui je donne la parole, Alexis, tu as la parole.

— Mais, encore une fois, chère amie…

— Mais, encore une fois, cher ami, tu ne nous échapperas pas ainsi. Parle, Alexis ; hardi, mon enfant ! et surtout sois sublime, entends-tu ? Je tiens particulièrement à ce que tu sois sublime, en ma qualité de mère on ne peut plus orgueilleuse !

— Je serai, du moins, convaincu, et nous allons le confondre, ce cher et bon père.

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