VIII

M. Borel ne pouvait, l’entretien monté à ce diapason, le rompre brusquement sans donner à sa femme et à son fils une raison plausible, et il n’en trouvait aucune.

Il se résigna donc, se reprochant amèrement d’avoir cédé, malgré lui, au désir d’atténuer aux yeux des siens ce qu’il y avait de hideux dans l’abus de confiance, parce qu’il s’était jadis rendu lui-même coupable de ce délit, qu’il aurait dû flétrir, au contraire, avec une véhémente indignation, selon l’habitude des coquins criant toujours, et des premiers : « Au voleur ! » Le millionnaire dut donc se résigner à boire jusqu’à la lie la coupe amère de sa propre ignominie, et ne songea plus qu’à veiller scrupuleusement sur ses moindres paroles et sur l’expression de sa physionomie.

— Eh ! mon Dieu ! mon père, avait repris Alexis, – je trouve, pour le besoin de ma cause, ainsi que disent les avocats, un exemple qui n’est que trop réel et personnifie le vol à main armée, de même que ce misérable Duport personnifie l’abus de confiance.

— Comment cela ? – demande le banquier ; – de quel exemple veux-tu parler ?

— Ce malheureux repris de justice, ce Dubousquet.

— En effet, – reprend madame Borel, – ces deux exemples ne sauraient être mieux choisis.

— Ainsi, – poursuit Alexis, – ainsi ce malfaiteur est entré de nuit chez toi, à main armée, pour te voler ; un de nos domestiques, éveillé par le bruit, accourt, veut saisir le voleur ; celui-ci le frappe et prend la fuite. Certes, voilà un grand crime, n’est-ce pas ? Eh bien, mon père, selon moi, le crime de ce Duport est peut-être plus horrible encore.

— C’est ce qu’il s’agit de démontrer, mon ami, sous peine, je le répète, de soutenir un paradoxe tout simplement… insoutenable.

— Je demande que l’orateur ne soit pas interrompu, dit en souriant madame Borel ; – il débute dans la carrière, et les interruptions pourraient le faire patauger d’une façon regrettable.

— Sois tranquille, bonne mère, notre cause est juste, nous la gagnerons, et je réponds à ce cher père : Tu as chez toi une somme d’argent considérable, tu crains d’être volé ; que fais-tu ? Tu sauvegardes cette somme de ton mieux, tu la renfermes dans une caisse de fer, gardée par l’un de tes domestiques ; tu as pris toutes les sûretés possibles, tu t’es mis ainsi sur la défensive ; c’est une espèce d’état de guerre ouverte entre les voleurs et toi. Ce Dubousquet s’introduit de nuit dans ta maison ; il veut te voler, mais tu es pour ce bandit un ennemi, puisque tu possèdes l’argent qu’il convoite ; il n’est lié envers toi ni par la confiance, ni par l’amitié, ni par un service rendu ; enfin, pour commettre le crime, ce bandit court des dangers, risque sa vie ; il fait du moins montre de courage, exécrable courage, soit, et qui n’atténue en rien, aux yeux de la loi et de la morale, son forfait ; au contraire, il l’aggrave et doit l’aggraver. Mais, enfin, je le répète, ce bandit, pour voler, risque sa vie, et aucun lien de confiance, d’affection ou de reconnaissance ne l’attache à toi. Est-ce vrai, père ?

— C’est vrai ! – répond le millionnaire impassible.

Et il se sentait glacé jusque dans la moelle des os en entendant son fils, son fils ! l’accuser – sans le savoir – d’être peut-être plus scélérat encore qu’un voleur à main armée ; tandis que madame Borel, partageant l’opinion de son fils, disait à son mari :

— Avoue, mon ami, et je parle sérieusement cette fois, avoue qu’Alexis pose parfaitement la question.

— Oui, à son point de vue, – répond le millionnaire, – mais pas à celui de la loi.

— C’est précisément là l’objet de la discussion, – dit madame Borel. – Continue, mon enfant.

— Et maintenant, père, je m’adresse à ta bonne foi, à ta conscience ; compare au crime de Dubousquet, qui fait du moins preuve d’un certain courage, si horrible qu’il soit, compare, dis-je, la lâche infamie de ce Duport. Quel est son but ? Le même, absolument le même que celui de Dubousquet : voler ; mais risquera-t-il sa vie comme l’autre, en tentant de nuit une dangereuse effraction ? Non, non ! il vient à moi, au grand jour, l’air loyal, et, s’adressant à ma confiance, il me demande un service ; ce service, je le lui rends, et, persuadé de sa bonne foi, croyant à sa parole, je n’exige aucun reçu des dix mille francs que je lui remets. Quelques jours après, il nie effrontément cette dette, et ainsi, non-seulement il me vole impunément, sans péril, mais encore, et pour comble d’infamie, c’est moi qu’il accuse d’être un voleur, puisque je parais vouloir lui extorquer dix mille francs qu’il ne me doit point.

— C’est évident, – dit vivement madame Borel. – Bien, bien, mon enfant !

— Quoi ! mon père ! – reprend le jeune homme avec une véhémente conviction, – quoi ! aux yeux du bon sens, de la morale, de l’injustice, ce misérable qui me vole lâchement, qui me diffame, moi qui lui ai généreusement rendu service, ne serait pas aussi coupable que le bandit qui, au risque de sa vie, dépouille un inconnu ?

— Quoi ! mon ami ! – s’écrie à son tour chaleureusement madame Borel s’adressant à son mari, – quoi le brigand embusqué au coin d’un bois pour tuer et dévaliser les passants, ne te semblerait pas peut-être moins odieux encore que le scélérat qui empoisonnerait son ami pour le voler ?

— Cette comparaison, – dit le banquier s’efforçant de rester maître de lui-même, – cette comparaison n’est pas juste, ma chère amie.

— Elle n’est pas juste, dis-tu ? Comment ! Ton meilleur ami, je suppose, a foi dans ta probité ; il te prête de l’argent sans reçu, ou il te confie un dépôt ; ce dépôt, tu le nies audacieusement ; mais c’est infâme ! mais, c’est, de tous les crimes, le plus ignoble, le plus noir ! mais, ainsi que le disait ton fils, c’est non-seulement voler, c’est encore accuser ton ami d’être lui-même un voleur ; c’est témoigner de la plus détestable ingratitude ; c’est outrager un sentiment divin ; c’est concentrer dans une seule action les vices les plus hideux, le mensonge, l’hypocrisie, la calomnie, l’ingratitude, le vol, le meurtre !

Et, répondant à un mouvement de son mari, madame Borel ajoute avec un redoublement d’indignation :

— Oui, le meurtre ! Est-ce que l’on n’a pas vu des abus de confiance laissant exposés à une misère atroce ceux qu’ils dépouillaient… les pousser au suicide ? est-ce que l’on n’a pas vu des familles, ainsi réduites à une détresse affreuse, mourir de faim, ou, pis encore, poussées à bout par le besoin, des femmes se vendre, des hommes commettre des actes quelquefois dignes de l’échafaud ? Ah ! jamais, jamais la loi ne se montrera trop inexorable pour ce crime, le plus lâche, le plus horrible de tous !

Non, il est impossible de peindre ce qu’éprouvait alors le millionnaire.

Un hasard vengeur voulait que madame Borel, recourant à un exemple d’abus de confiance, dont, pour le besoin de la discussion, elle supposait son mari coupable, lui retraçât presque identiquement l’abus de confiance, autrefois commis par lui envers un ami d’enfance, et les conséquences de cet acte.

Aussi M. Borel, parvenant, par un effort surhumain, à dissimuler son épouvante, – il songeait au mépris et à l’aversion dont il serait l’objet de la part de sa femme et de son fils, si tendrement chéris de lui, s’ils découvraient jamais son crime, – M. Borel reprit :

— Vos arguments sont très-spécieux, je l’avoue, mes amis, parce qu’ils prennent leur source dans des sentiments généreux – mais la loi vous répondra ceci : Vous avez imprudemment prêté votre argent, ou confié un dépôt à un ami dont vous ne suspectiez point la probité ; vous portez la peine de votre imprudence. En un mot, vous dira la loi, il fallait mieux placer votre confiance, vous renseigner mieux sur la moralité de celui à qui vous prêtiez votre argent ou confiiez un dépôt. Vous avez agi librement ; rien ne vous obligeait à lui donner cette preuve de confiance.

— Rien ne m’y obligeait ! – s’écrie Alexis ; – mais tout m’y obligeait, au contraire : mon amitié, ma foi dans la probité du misérable qui s’en montre indigne. Est-ce qu’en confiant ce dépôt à son honneur, je ne devais pas le croire plus en sûreté que sous la triple serrure d’un coffre-fort ? La loi exige donc en principe la défiance, le soupçon, si répulsifs à toute âme loyale, qu’elle peut à peine les concevoir ? Ainsi, au lieu de céder sans réserve à ma confiance dans mon meilleur ami, ou dans l’homme que je crois intègre, il faut donc que je les outrage par des doutes odieux, me disant que, malgré les apparences, il est possible qu’ils soient des misérables ? Est-ce assez t’insulter, ô sainte confiance ! généreux élan du cœur, sentiment divin, si honorable pour ceux qui l’inspirent, que, fût-il immérité par eux, ils devraient s’en rendre dignes par un noble orgueil ? Et souvent cela doit être ; oui, j’en suis certain : des gens capables de vous voler votre bourse, vous la remettraient fidèlement, si vous leur disiez : « Gardez-la-moi ; je me fie à votre honneur. »

— Cher enfant ! des milliers de faits sont d’accord avec l’instinct de ton cœur ! – ajoute madame Borel, émue de la touchante exaltation de son fils ; oui, l’abus de confiance est révoltant, irrémissible, doublement infâme, parce que celui à l’honneur de qui nous confions un dépôt, contracte envers nous un engagement sacré, qui, moralement, le lie envers nous cent fois plus qu’un acte écrit ! Aussi la forfaiture à cet engagement sacré égale-t-elle à mes yeux le plus grand des crimes, et…

— Viens m’embrasser, Alexis ! – s’écrie soudain le banquier simulant un profond attendrissement : – viens, cher et digne enfant, tu ne m’as pas convaincu ; car, avant cette discussion, je partageais ton avis et celui de ta mère, – ajoute M. Borel en embrassant tendrement son fils ; – mais je voulais me donner la douce satisfaction de t’entendre soutenir et défendre de si nobles principes !

— Et, moi, je me doutais de ton horrible trahison ; car, connaissant ton cœur, je ne pouvais comprendre ton dissentiment avec nous sur un pareil sujet, – dit gaiement madame Borel à son mari.

Et, s’adressant à Alexis :

— Hélas ! illustre Cicéron, voilà tes frais d’éloquence perdus, et les miens aussi. Quel beau triomphe ! nous sommes parvenus à persuader ton père, qui était peut-être encore plus de notre avis que nous-mêmes.

— Aussi, je suis grandement tenté de vous chercher querelle à tous deux. Comment ! vous avez pu croire un moment que mon opinion différait de la vôtre ? – répond en souriant M. Borel. – Il est vrai qu’à votre excuse vous pouvez m’objecter que je ne vous combattais point en mon nom, mais au nom de la loi.

— Voilà justement ce qui me faisait douter de ta sincérité dans la discussion, mon ami, – reprend madame Borel ; – tu nous disais toujours, à Alexis et à moi : « La loi vous répondra ceci, la loi vous répondra cela. »

— Et c’était à la fois loyal et adroit, – reprend Alexis. – Ce cher et bon père, en nous objectant des raisons puisées dans la loi et non dans sa conviction, conciliait ainsi son désir de nous engager dans cette discussion, et son aversion de la feinte et du mensonge ; il eut répugné à sa droiture de soutenir, même en apparence, une opinion qui n’était et ne pouvait être la sienne !

— Et cependant, voyez la perfidie ! – ajoute gaiement madame Borel : – monsieur mon mari, s’avouant à l’avance vaincu, semblait vouloir fuir la discussion…

— Afin de redoubler votre envie de la poursuivre, mes pauvres amis ; et vous avez innocemment donné dans le piége, – répond le banquier ; – mais, sérieusement, j’ai été aussi ému que frappé de la chaleureuse indignation d’Alexis, en flétrissant l’abus de confiance, ce crime, le plus lâche, le plus hideux de tous, à mon avis comme au vôtre. Mais sais-tu, cher enfant, que tu as parfois atteint à l’éloquence ? Je ne te connaissais pas ce don.

— Ma foi, je l’ignorais aussi, si tant est que je possède la moindre parcelle de ce don, mon père, – répond Alexis.

Puis, s’adressant à madame Borel d’un air d’intelligence, et faisant ainsi allusion à l’impression qu’avait causée sur lui Sylvia, il ajoute :

— Seulement, je suis certain qu’hier matin, je n’eusse pas trouvé ces accents que mon père veut bien qualifier d’éloquents.

— Pourquoi cela ? – demande M. Borel ; – pour quelle raison l’éloquence te serait-elle venue soudain, mon garçon ?

— Oh ! c’est notre secret, à ma mère et à moi. Tout ce que je puis te dire, c’est que, depuis hier au soir, je vous aime tous deux davantage, s’il est possible ; c’est que, depuis hier au soir, le bien, le juste, le vrai, m’inspirent encore plus d’attrait, et le mal plus d’aversion ; de là provient ce que tu appelais mon éloquence, mon bon père, lorsque tout à l’heure je m’indignais contre l’abus de confiance.

Le secret d’Alexis fut bientôt pénétré par le banquier, grâce aux sourires et aux regards expressifs de sa femme, dont il comprit la signification, se rappelant les confidences qu’elle venait de lui faire, quelques moments auparavant, au sujet de l’amour de leur fils pour Sylvia, qui devait être l’ange gardien d’Alexis.

M. Borel reprit, jugeant plus convenable de ne point paraître instruit du secret de son fils :

— Quelle que soit la cause qui redouble en toi l’amour du bien et la haine du mal, mon enfant, je ne saurais que m’en féliciter pour toi et pour nous. Et maintenant, revenant à la cause première de notre apparente discussion, il faudra, ainsi que je l’ai dit, répondre à notre caissier de porter au compte des profits et pertes les dix mille francs que nous a volés, c’est le mot, ce misérable M. Duport. Notre correspondance contenait-elle quelque chose d’important ?

— Non, mon père : tout va bien à la maison ; on désirait vivement à Lyon que vous fussiez adjudicataire de l’emprunt ; on regardait cela comme un honneur pour la haute banque de Lyon, dont vous êtes le représentant vénéré ; aussi combien l’on sera glorieux dans notre ville lorsque l’on apprendra votre succès, et que l’on y lira l’article de ce journal qui vous rend un si juste hommage, mon bon père ! – ajoute Alexis en tirant de sa poche un numéro du journal de la veille. J’ai bien regretté que cet article ne fût pas signé, afin de…

— Comment ! – dit M. Borel surpris, – où t’es-tu donc procuré ce numéro du Messager ?

— Au bureau du journal ; et, pour me le procurer, je suis sorti ce matin de bonne heure ; je désirais, de plus, remercier le rédacteur d’avoir si bien apprécié, sans parler de ta capacité financière, la délicatesse et l’élévation de ton caractère ; mais, ne trouvant pas au bureau du journal le rédacteur de cet article, qui malheureusement n’était pas signé, j’ai laissé une lettre pour lui, dans laquelle je lui témoignais toute ma reconnaissance filiale.

— Cher enfant, combien je te sais gré de cette bonne pensée ! – dit madame Borel, tandis que son mari, à qui la présence de Dubousquet et la discussion précédente sur l’infamie des abus de confiance venaient de rappeler si terriblement le passé, cachait, sous une expression de modestie embarrassée, les poignants sentiments que lui causaient toujours les éloges de sa femme et de son fils.

Celui-ci reprit :

— N’était-il pas naturel, bonne mère, que j’allasse remercier ce rédacteur du doux orgueil que nous avons éprouvé en lisant ces lignes que le Journal de Lyon, à qui je vais les envoyer, s’empressera de reproduire ? D’autres l’imiteront, et bientôt la France, l’Europe entière répéteront ces éloges si flatteurs pour nous.

— Alexis, – dit M. Borel, – je t’en prie, mon enfant, ne…

— Il n’y a pas là de quoi alarmer ta modestie, mon bon père ; j’ai dit que ces éloges étaient flatteurs, non pour toi : ils ne sont que justes, mais flatteurs pour ma mère et pour moi, qui avons l’honneur de porter ton nom.

Et, répondant à un nouveau geste d’embarras du banquier, Alexis ajoute :

— Oui, l’honneur, l’insigne honneur de porter ton nom !

— Ajoute : et le bonheur de le porter, ce nom, cher enfant, – dit madame Borel contemplant avec une expression d’orgueil et d’ineffable affection son mari.

Puis, lui tendant la main :

— Oui, honneur et bonheur, nous te devons tout, mon ami !

— Oh ! si vous saviez ! si vous saviez !… – balbutie le millionnaire serrant entre ses tremblantes mains celles de sa femme et de son fils.

Puis son émotion interne devient si poignante, que sa voix expire sur ses lèvres, et il se dit encore :

— Ah ! malheur à moi, si ces deux nobles êtres, si chers à mon cœur, eux dont l’affection est ma vie, découvraient jamais que j’ai commis cet acte infâme, tout à l’heure flétri par eux avec tant d’indignation ! Malheur à moi ! leur aversion, leur mépris me tueraient !

— Si nous savions, dis-tu ? – avait repris madame Borel voyant son mari s’interrompre, vaincu par son émotion secrète. – Oh ! nous savons, et cela depuis longtemps, que ta modestie égale tes vertus ; nous savons que le juste, le beau, le bien te sont si naturels, que tu n’as pas plus conscience de ces trésors de ton âme épandus autour de toi, que l’arbre n’a conscience des doux fruits qu’il prodigue à tout venant.

Un domestique, entrant, mit terme à la torture de M. Borel, et, lui remettant un large pli cacheté, lui dit :

— On vient d’apporter cette lettre pour monsieur, de la part de l’intendant de la liste civile ; on demande s’il y a une réponse.

— Attendez, – dit le banquier en rompant le cachet de l’enveloppe.

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