XI

Madame Borel, en se rendant chez Sylvia, se souvînt que celle-ci, la veille, lui avait présenté Francine Lambert, et crut de bon goût d’entrer un moment dans le magasin du libraire pour y voir cette jeune femme, dont la candeur et la modestie l’avaient intéressée.

Madame Borel, en passant sous la voûte de la porte cochère, aperçut M. Saturne, le portier, toujours de noir vêtu, cravaté de blanc, portant son large tablier de serge verte, et manœuvrant de son balai au seuil de la porte, en disant au commis du libraire, avec un accent de cérémonieuse politesse, d’une fabuleuse urbanité :

— J’ai l’honneur de vous répéter, monsieur Bachelard, que le jeune sous-officier ne s’est pas représenté ici depuis qu’il a été… reconduit jusqu’à la porte par les gens de mon honoré maître.

— C’est étonnant, – répond Bachelard, – c’est fort étonnant !

— C’est absolument comme j’ai eu l’avantage de vous le dire.

— Et mademoiselle Antonine Jourdan n’est pas sortie ce matin ? – continue le commis toujours curieux et interrogeant. – Et ce vieux décoré à moustaches grises, qui vient si souvent voir cette chanteuse, n’a point paru non plus ce matin ? Il paraît qu’il a été la cause de l’algarade d’hier au soir, et que ce forcené sous-officier a reproché à la chanteuse d’être entretenue par ce vieux roquentin. Quelle horreur ! hein ! monsieur Saturne ? Qui aurait jamais cru que la chanteuse était capable d’indignités pareilles ? Et c’est, la malheureuse, au vu et au su de toute la maison, et même de tout le quartier ; car je suis allé ce matin chez le marchand de vin, la fruitière et l’épicier, raconter l’algarade d’hier au soir. Tout le monde sait maintenant que la chanteuse est une pas grand’chose ; d’aucuns même disent une rien du tout !

— Il m’est impossible d’entendre patiemment accuser l’une des honorables locataires de cette maison d’être…

— Père Saturne, voulez-vous que je vous confie un grand secret, à la condition que vous m’en confierez un autre ?

— Bien obligé.

— C’est égal, je ne suis pas intéressé, vous me rendrez ça quand vous voudrez ; je vas toujours vous dire mon secret…

— Gardez-le pour vous.

— Impossible ! il m’altère, il m’étrangle !… tant plus je le dis, tant plus j’ai soif de le dire.

— Ah ! vous appelez cela un secret ?

— Parbleu ! c’est toujours un secret pour ceux qui l’ignorent.

— Mais, encore une fois…

— Figurez-vous qu’hier, dans la journée, M. Lambert m’envoie pour une commission au grenier, où il a des caisses de livres ; bien ! je fais ma commission ; très-bien ! Je redescendais du grenier et j’étais à moitié de l’escalier du quatrième lorsque j’entends s’ouvrir la porte de la chanteuse ; alors, naturellement, je m’arrête afin de voir qui est-ce qui sort de chez elle.

— Ah ! vous trouvez cela naturel, d’être toujours à épier les uns et les autres ?

— C’est naturel, puisque c’est dans ma nature, père Saturne. Donc, je m’arrête à la moitié de l’escalier ; j’avance la tête par-dessus la rampe avec précaution, et qu’est-ce que je vois ?… Devinez…

— Je ne suis point devin, monsieur, et je vous prie de…

— Eh bien, si vous ne voulez pas deviner la chose, je vas vous l’apprendre : je vois donc la chanteuse qui avait reconduit le vieux décoré jusqu’au seuil de la porte, embrasser ce grison et lui dire (ici, Bachelard prend une voix de fausset) : « Adieu, à demain ; tu me le promets, mon vieux loulou ? » Et le grison de répondre (ici, Bachelard prend une grosse voix) : « À demain, sois tranquille, ma bichette chérie ! » Mais ce n’est pas tout, et vous allez frémir, père Saturne ! Figurez-vous que…

— Monsieur Bachelard !

— Eh bien, quoi donc, père Saturne ?

— Je comprends tout maintenant.

— Comment ?

— La cause du scandale d’hier au soir, c’est vous.

— Moi !

— C’est comme j’ai à la fois le vif désagrément et l’honneur de vous le dire.

— Vous rêvez, monsieur Saturne.

— Je vous ferai observer que je jouis de toute la lucidité de mon entendement et de ma mémoire. Hier au soir, vous étiez sous la voûte de la porte cochère, lorsque ce sous-officier est entré. Vous voyant nu-tête et devant croire que vous apparteniez à la maison, il vous a demandé si ce n’était point ici que demeurait mademoiselle Antonine Jourdan.

— Sans doute.

— Vous lui avez répondu : « Oui, monsieur ; je puis vous donner tous les renseignements possibles sur cette demoiselle ; je suis de la maison. »

— C’est encore vrai ; mais…

— J’entendais cet entretien du seuil de ma loge ; j’allais même vous faire remarquer, avec convenance mais fermeté, que vous empiétiez sur les fonctions dont j’ai l’honneur d’être revêtu en qualité de concierge, et que j’ai la prétention de remplir à la satisfaction de MM. les locataires ; j’allais, dis-je, protester contre cet empiétement, lorsque vous avez emmené ce sous-officier dans la rue.

— Et puis ?

— Monsieur Bachelard !

— Monsieur Saturne ?

— Dix minutes après que vous aviez emmené ce sous-officier dans la rue, il passait devant ma loge comme un ouragan, au point que je n’ai pas eu le loisir de lui demander où il allait. Il s’est précipité en courant vers l’hôtel de notre honoré maître ; le reste n’est, que trop connu. Ce sont donc vos suppositions indécentes – le mot est dur, mais la vérité m’oblige à l’articuler – ce sont donc vos suppositions indécentes, au sujet des visites de ce vénérable vieillard à cette respectable demoiselle, qui, indiscrètement communiquées par vous au jeune militaire, l’ont exaspéré.

Le concierge, apercevant alors madame Borel, s’interrompt et salue jusqu’à terre la femme du banquier.

Celle-ci, reconnaissant le commis, qu’elle voyait souvent sur le seuil du magasin, lui dit :

— Madame Lambert est-elle chez elle ?

— Tiens, madame vient donc chez nous ? demanda Bachelard surpris. – C’est pour la première fois que madame…

— Je vous prie de me dire si madame Lambert est chez elle, – reprend madame Borel – Peut-elle me recevoir un instant ?

— Un instant ? En ce cas, madame ne compte donc pas faire une longue visite à ma bourgeoise ? – réplique le commis, tandis que M. Saturne, outré de la curiosité de cet indiscret, lève les yeux au ciel avec douleur.

Madame Borel, plus divertie que choquée des questions de Bachelard, sort de dessous la voûte de la porte cochère, et répète en souriant :

— Je vous demande si madame Lambert est chez elle, et si elle peut me recevoir ?

— Pourquoi donc la bourgeoise ne recevrait-elle pas madame ? Est-ce qu’il y aurait des raisons pour que… ?

— Allons, décidément, c’est une gageure. Ce garçon est très-amusant, – se dit madame Borel, tandis que Bachelard, marchant aux côtés de la femme du banquier, qui se dirigeait vers la porte du magasin, continue avec volubilité :

— Madame avait sans doute prévenu de sa visite ma bourgeoise ; car elle s’est habillée dès le matin et a mis sa belle robe de soie vert-pomme, un joli bonnet que je lui vois pour la première fois, et des bottines neuves, sans compter qu’elle a l’air tout drôle et tout inquiet. La servante m’a dit que la bourgeoise n’avait rien mangé à déjeuner, et qu’elle s’informait toujours de l’heure.

Madame Borel avait atteint en quelques pas le magasin du libraire, ne prêtant aucune attention au flux de paroles du commis, lesquelles prouvaient, d’ailleurs, à quel effrayant degré d’investigation peut atteindre la curiosité, Bachelard ayant poussé la minutie de ses observations jusqu’à remarquer que Francine Lambert avait chaussé, ce jour-là, des bottines neuves !

Lorsque madame Borel entra dans le magasin du libraire, celui-ci se tenait debout près du comptoir, où sa femme était assise, vêtue avec une recherche d’élégance inaccoutumée, ainsi que l’avait observé le commis.

La charmante figure de Francine, légèrement pâlie par l’insomnie, révélait les perplexités que lui causait la pensée du rendez-vous accordé par elle la veille à M. de Luxeuil.

Ainsi que toute femme encore sensible à la voix du devoir, si affaiblie qu’elle soit, madame Lambert, voyant avec une secrète angoisse approcher l’heure du rendez-vous, devait, jusqu’au dernier moment, hésiter devant une démarche dont elle ne se dissimulait pas les funestes conséquences.

M. Lambert, malgré sa confiance aveugle dans sa femme, a d’abord été assez surpris de la voir si matinalement habillée avec élégance, et, remarquant en elle une sorte d’agitation fébrile et d’inquiétude trahie par ses fréquentes et involontaires informations au sujet de l’heure qu’il était ; M. Lambert, incapable de dissimulation, n’ayant pas caché à sa femme l’étonnement que lui causaient ces diverses circonstances, avait loyalement ajouté foi aux explications suivantes, fort plausibles, d’ailleurs, à lui données par Francine.

Elle s’était, dès le matin, vêtue avec plus de soin que de coutume, parce que madame Wolfrang et madame Borel, ayant bien voulu, ia veille, lui promettre de venir la voir, pouvaient lui faire leur visite le jour même ; aussi avait-elle voulu être habillée convenablement pour recevoir ces dames. Enfin, l’embarras qu’elle éprouvait à la pensée de ces visites, elle, modeste femme d’un libraire et si peu façonnée au monde, lui inspirait une sorte d’inquiétude ; aussi s’informait-elle souvent de l’heure, dans l’appréhension que lui causait la corvée dont elle était de moment en moment menacée.

Ces raisons, nous le répétons, fort plausibles même pour un homme défiant, furent et devaient être complétement acceptées par la loyale crédulité du libraire ; seulement, il reprocha paternellement à Francine de regarder comme une corvée la visite de ces dames, qui lui témoignaient un si bienveillant intérêt.

La présence de madame Borel dans le magasin du libraire devait donner à celui-ci plus de créance encore aux adroits mensonges de sa femme, en les justifiant par un fait prévu par elle.

Ainsi le souffle impur d’un amour coupable avait fait éclore en une nuit dans l’âme de Francine, longtemps ingénue et d’un esprit assez borné, une astuce assez perfidement habile pour en imposer, même à un homme moins généreusement confiant que son mari.

Indigne perversion du cœur et de l’intelligence, si souvent et si joyeusement chantée sur ce thème varié à l’infini : Comment l’esprit vient aux niaises !

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