XII

M. Lambert, à l’aspect de madame Borel entrant dans le magasin, avait dit tout bas à sa femme, faisant allusion à ces visites quelle prétendait redouter comme une corvée :

— Vos prévisions ne vous trompaient pas, chère enfant, voici une visite ; du moins, vous n’aurez pas fait en pure perte une si jolie toilette. Allons, du courage !

Puis, faisant quelques pas au-devant de la femme du banquier, M. Lambert lui dit en s’inclinant :

— Combien nous sommes flattés, madame, de la peine que vous avez prise de venir nous voir ! Mais, si vous le voulez bien, nous monterons à notre entre-sol.

— Pas du tout, je m’assoirai là, près de madame Lambert, si vous le permettez, – répond la femme du banquier prenant place au comptoir, à côté de Francine, qui s’était levée. – Je vous le demande en grâce, ne vous dérangez pas, – ajoute madame Borel obligeant avec une cordiale familiarité Francine à se rasseoir. – Je préfère rester ici, près de vous, chère madame.

— Vous, madame, dans un comptoir ? – dit en souriant le libraire. – Vous, la femme de M. Borel, le banquier millionnaire ?

— Est-ce que le bureau de mon mari n’est pas aussi un comptoir ? – répond gaiement madame Borel. – Il vend de l’argent, vous vendez des livres, monsieur Lambert ; où est donc la grande différence entre ces deux négoces ? Et, s’il y a une différence, n’est-elle pas toute à votre avantage ?

— Comment cela, madame ?

— Mon mari vend de l’argent, et rien en soi n’est bête comme l’argent… tandis que vous vendez des livres, produits du génie… Tirez-vous de là, si vous pouvez, monsieur Lambert.

Et madame Borel, s’adressant à Francine :

— Voilà pourquoi, chère madame, entre femmes de marchands, ainsi que nous le sommes, vous et moi, l’on agit sans cérémonie. Promettez-moi donc qu’à l’avenir il en sera toujours ainsi, n’est-ce pas ?

— Vous l’exigez avec tant de bonté, madame, qu’il me faut bien vous le promettre, quoique je sois confuse, en vérité, de vous recevoir ici, – répond madame Lambert au moment où Bachelard dit au libraire :

— Monsieur, est-ce que vous désirez toujours un cabriolet ?

— Quoi ! vous n’êtes pas encore allé le chercher ? Il y a un quart d’heure que je vous en ai donné l’ordre !

— Oui, monsieur, et j’y courais lorsque j’ai rencontré madame, qui m’a demandé si la bourgeoise était visible ; alors, j’ai cru devoir…

— Allez tout de suite chercher cette voiture, et prévenez le cocher que je le prends à l’heure pour aller au delà de Saint-Denis.

— Tiens, monsieur va donc à Saint-Denis et même plus loin que Saint-Denis ? En ce cas, à quel endroit monsieur va-t-il ? car il faut que je…

— Faites ce que je vous commande, – dit le libraire avec sa mansuétude habituelle. – Épargnez-moi vos bavardages, sempiternel questionneur.

— Mais, monsieur, pour dire au cocher où vous vous rendez, il faut bien que je le sache.

— Allez chercher ce cabriolet et pas d’observations, – répond le libraire à Bachelard, qui sort du magasin.

Madame Borel et Francine s’étaient entretenues à demi-voix pendant le dialogue du commis et de son maître.

Celui-ci, s’adressant à la femme du banquier :

— Pardon, madame, j’ai le malheur d’avoir pour commis le plus insupportable bavard et le plus incorrigible curieux qui ait jamais mis à l’épreuve la patience d’une créature humaine. Il possède, il est vrai, une qualité capitale à mes yeux : une probité à toute épreuve ; cependant, – ajoute le libraire avec un accent d’indicible bonté, – comme ce malheureux-là, grâce à ces deux défauts, ne serait, je le crains, gardé nulle part et tomberait dans une cruelle détresse, je ne puis me résoudre à le renvoyer ; il sait cela, et voyez s’il abuse de ma tolérance !

— Entendez-vous votre mari, chère madame Lambert ? Il nous dit comme la chose la plus simple du monde qu’il se résigne à souffrir les défauts de ce garçon, tout bonnement parce que d’autres n’auraient pas une patience égale à la sienne.

— Eh bien, madame, qu’y a-t-il donc d’extraordinaire dans mes paroles ?

— Il le demande, et il est sincère, remarquez bien ceci, chère madame Lambert, – dit madame Borel.

Puis, s’adressant au libraire :

— Mais vous êtes d’une bonté adorable, monsieur ; mais il n’y a rien de plus touchant que cette indulgence de votre part pour des défauts dont vous souffrez, persuadé que tout autre que vous renverrait ce garçon, qui se trouverait alors sans place… Mais, je vous le répète, monsieur, vous êtes d’une mansuétude angélique ; tant pis pour vous si vous ne le savez pas !

Et, se tournant vers Francine, madame Borel ajoute :

— Mais nous le savons, nous autres, n’est-ce pas, chère madame ?

— Oh ! oui, madame ; il n’y a pas de cœur au monde meilleur que celui d’André, – répond Francine baissant les yeux, et se sentant alors si douloureusement tourmentée par le remords de tromper cet homme excellent, qu’elle pense : « Non, non, je n’irai pas à ce rendez-vous. »

— À la bonne heure, madame. Je mérite l’admiration du monde, parce que je garde chez moi ce pauvre garçon, – avait dit en souriant le libraire à madame Borel. – Mais voyez combien peu les admirables actions sont récompensées : je ne puis profiter de l’aimable visite dont vous nous honorez : il me faut prendre congé de vous, madame ; j’ai à peine le temps de me rendre au château de Stains, où s’ouvre, à une heure, la vente d’une bibliothèque très-précieuse.

— Ce qui diminue un peu mes regrets, mon cher monsieur Lambert, c’est que je n’avais moi-même que très-peu de temps à vous donner. C’est un simple bonjour que je venais, en passant, offrir à votre aimable femme. Ceci ne compte pas pour une visite, je vous prie de le croire.

En ce moment, le cabriolet que Bachelard est allé quérir, et dont il descend, s’arrête devant la porte du magasin.

Madame Borel s’est levée du comptoir, ainsi que Francine.

Celle-ci dit en rougissant à son mari, et d’une voix qu’elle s’efforce de raffermir :

— À quelle heure rentreras-tu, mon ami ?

— Oh ! pas avant six ou sept heures du soir ; car la vente est considérable, et les livres seront vivement disputés.

— Vous allez rapporter de là quelque trésor, monsieur Lambert, dit madame Borel ; – et, tout ignorante que je suis en bibliographie, je viendrai admirer votre conquête.

— Ah ! madame, puissiez-vous dire vrai au sujet de mes conquêtes ! Le catalogue fait mention de plusieurs elzévirs à grandes marges, d’un prix inestimable ; je suis résolu à les pousser à outrance et à…

Mais, s’interrompant et souriant, le libraire reprend :

— Pardon, madame, j’oubliais, dans mon ardeur de bibliophile, qu’en vous parlant d’elzévirs, je vous parle à peu près hébreu.

Et, baisant sa femme au front, M. Lambert ajoute :

— Adieu, chère enfant.

— Adieu, mon ami ; reviens le moins tard possible.

— Aussitôt après la vente, je reviens à Paris, – dit M. Lambert.

Et, saluant la femme du banquier, afin de prendre congé d’elle :

— Madame, je vous présente mes respects.

— Ah ! mon ami, j’oubliais, – dit soudain Francine semblant se rappeler un souvenir, – est-ce que tu as renfermé la clef du grenier qui te sert de magasin ?

— Oui ; elle est dans le tiroir de la caisse. Mais qu’as-tu besoin de cette clef, mon enfant ?

— Je voudrais en ton absence, et pendant que notre commis garderait la boutique, aller moi-même visiter tes caisses de livres ; car notre servante m’assure que les rats font de grands ravages là-haut, – dit Francine sans rougir, sans baisser les yeux, et avec une assurance dont elle s’étonnait elle-même ; – je voudrais m’assurer qu’il n’y a rien de gâté là-haut.

— Je te remercie, chère Francine, de ton bon vouloir ; mais Bachelard, qui est encore hier monté au grenier, m’a certifié que tout était en bon ordre.

— Soit, mon ami ; mais notre commis est, tu le sais, souvent si négligent, que, par sa faute, des caisses de livres pourraient être perdues ; je préfère donc, si tu le permets, aller jeter là-haut un coup d’œil.

— Moi, négligent, madame ? – s’écrie Bachelard ; – Ah ! par exemple, je…

— Taisez-vous, – dit M. Lambert d’abord assez surpris de la demande de sa femme, demande fort concevable, d’ailleurs, si Francine eût eu l’habitude de s’occuper des soins qu’elle voulait, disait-elle, ce jour-là remplir ; mais il n’en était point ainsi.

De là l’étonnement du libraire.

Cependant, après un moment de réflexion, il sourit et se dit :

— Je devine : la pauvre enfant veut, en présence de madame Borel, paraître prendre un vif intérêt à la conservation de mes livres, et faire ainsi montre de sa sollicitude de bonne ménagère. Donnons-lui cette innocente satisfaction.

Et, allant ouvrir l’un des tiroirs du comptoir, M. Lambert y prend une clef qu’il remet à sa femme, lui disant :

— Je te sais gré, chère Francine, d’avoir songé à visiter les livres, et te suis reconnaissant de la peine que tu prendras à ce sujet.

Puis, s’adressant en souriant à madame Borel :

— Vous le voyez, madame, je possède une excellente petite ménagère.

— J’en étais persuadée d’avance, monsieur Lambert, et je suis enchantée d’avoir une preuve de plus en faveur de la sollicitude de votre aimable femme pour vos intérêts. Ainsi donc, chère madame, au revoir ; et, quant à vous, monsieur Lambert, bonne et heureuse chance ! – ajoute madame Borel quittant le magasin.

— Adieu, mon ami, et ne reviens pas trop tard, – dit Francine accompagnant son mari jusqu’au seuil du magasin, et serrant la clef du grenier dans sa main brûlante.

Le libraire monte dans le cabriolet, et, du geste fait un dernier signe d’affectueux adieu à sa femme, qui, rêveuse et le sein oppressé, revient s’asseoir au comptoir, où elle s’accoude, le front penché sur sa main, tandis que Bachelard, feignant d’épousseter les rayons, la contemple avec une attention sournoise et tenace, se disant :

— Ah ! ma bourgeoise, tu m’as accusé de négligence ! tu me payeras cela ! je me vengerai peut-être plus tôt que tu ne le penses ! Ruminons la chose. Et, d’abord, il n’y a pas plus de rats dans le grenier que sur ma main. C’est donc une manigance de la bourgeoise, pour monter seule là-haut pendant que le patron est absent pour longtemps, et que je garderai le magasin. Bon !… Ensuite, ça n’est pas afin d’aller visiter des livres au grenier que la bourgeoise a mis un si joli bonnet, sa robe de soie vert-pomme et des bottines neuves. Ah çà ! voyons donc ! est-ce que le mirliflore du second, qui a tant l’air de ne faire jamais attention à la bourgeoise lorsqu’il passe devant le magasin, que ça me devient suspect, s’entendrait avec elle ? Car, encore une fois, elle a tout ce qu’il faut pour attirer l’œil. Or, en affectant de ne jamais la regarder, le mirliflore pourrait bien jouer une frime. Ce qu’il y a de sûr et certain, ma bourgeoise, c’est que je ne te perdrai pas de vue une seconde pendant l’absence du patron. Ah ! tu m’as accusé de négligence, toi ! Bon ! bon ! tu me payeras cela !

— Bachelard, – dit Francine sortant de sa rêverie, et d’une voix oppressée, – quelle heure est-il ?

— Voilà encore qu’elle demande l’heure. Évidemment, elle attend quelqu’un ou quelque chose, – pensait Bachelard.

Et il répond tout haut en tirant sa montre, qu’il consulte :

— Madame, il est midi moins un quart.

— Encore deux mortelles heures à attendre ! – se disait Francine. – Irai-je à ce rendez-vous ?… irai-je ?

Madame Borel, ayant quitté le magasin du libraire, se dirigea vers l’hôtel du fond du jardin, afin de rendre visite à Sylvia.

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