XIII

Madame Borel avait l’usage du monde : elle n’ignorait pas que l’intimité seule pouvait autoriser une visite aussi matinale que celle qu’elle rendait à Sylvia ; mais, accueillie la veille par celle-ci avec une affabilité parfaite, madame Borel devait compter sur l’indulgence de la jeune femme pour cette légère infraction aux règles du savoir-vivre.

Tranquillin se trouvait sous le péristyle de l’hôtel, lorsque la femme du banquier monta les marches du perron.

L’intendant s’empressa de descendre au-devant d’elle, et, apprenant qu’elle désirait voir Sylvia, il répondit :

— Si madame veut se donner la peine d’entrer au salon, je vais faire demander à mon honorée maîtresse, qui est dans son atelier, si elle peut recevoir madame.

Ce disant, Tranquillin précède madame Borel sous le péristyle, dit quelques mots à un domestique qu’il rencontre dans le vestibule, introduit au salon la femme du banquier ; puis, s’inclinant cérémonieusement devant elle :

— Si madame veut prendre la peine d’attendre ici quelques instants, elle saura bientôt si mon honorée maîtresse, que l’on est allé prévenir à son atelier, peut avoir l’avantage de la recevoir.

— Un mot, de grâce, – dit madame Borel à l’homme de confiance, qui, après un nouveau salut, se préparait à quitter le salon. – J’ai une question à vous adresser, si, toutefois, elle n’est pas indiscrète.

— Je suis aux ordres de madame.

— Vous venez de parler deux fois de l’atelier de madame Wolfrang ; qu’est-ce donc, je vous prie, que cet atelier ?

— C’est l’endroit où mon honorée maîtresse et mon honoré maître peignent leurs tableaux et modèlent leurs statues.

— Comment ! reprend madame Borel profondément surprise, quelles statues ? quels tableaux ?

— Dame ! – répond naïvement Tranquillin, – des statues et des tableaux dans le goût de ceux que madame voit ici.

Et l’homme de confiance désigne d’un geste circulaire plusieurs tableaux suspendus aux boiseries du salon et deux statues de marbre de mi-nature, placées sur des socles d’ébène dans les angles du salon.

Ces objets d’art eussent suffi, par leur perfection, à assurer la renommée d’un grand artiste.

Madame Borel, qui, dans son hôtel de Lyon, possédait de véritables richesses en peinture et en sculpture, devait à l’habitude de contempler depuis longtemps ces chefs-d’œuvre une sûreté de goût et d’appréciation incontestable ; elle fut donc parfaitement à même d’apprécier le rare mérite des œuvres de Wolfrang et de Sylvia, œuvres que, la veille, elle n’avait pas eu le loisir d’examiner attentivement, et qu’elle contemplait alors avec une admiration croissante, allant des statues aux tableaux, et revenant des tableaux aux statues, en disant à demi-voix :

— C’est incroyable ! je ne connais rien, dans l’école française moderne, de supérieur à ce que je vois ici. En ce moment, un domestique entre et dit à Tranquillin :

— Madame va descendre ; elle prie madame Borel de vouloir bien l’attendre pendant quelques minutes.

Puis le domestique sort.

— Madame, – reprend Tranquillin s’adressant à la femme du banquier, qui, absorbée dans la contemplation des objets d’art, n’avait fait nulle attention aux paroles du serviteur, – mon honorée maîtresse vous prie de vouloir bien l’attendre pendant quelques instants.

— Mais, votre honorée maîtresse et votre honoré maître sont donc aussi de grands peintres, de grands sculpteurs, monsieur Tranquillin ? – s’écrie madame Borel avec une sorte de stupeur. – C’est à n’y pas croire !

— De vrai, madame, mon honoré maître et mon honorée maîtresse ont, comme cela, une foule de petits talents !

— Quoi ! non contents de chanter, l’une comme madame Malibran, l’autre comme Rubini, ils sculptent comme Pradier, ils peignent comme Ingres et Ary Scheffer ! Sans compter qu’hier au soir j’ai entendu M. Wolfrang parler finance comme mon mari, parler médecine comme un médecin, et répondre à M. de Saint-Prosper, au sujet de l’alimentation des enfants ; causer de chevaux avec M. de Luxeuil en connaisseur émérite, et confondre par sa science le bibliographe M. Lambert, le libraire !

— Ce n’est rien que cela, madame ; ce n’est rien du tout que cela.

— Que voulez-vous dire ?

— Penh ! mon honoré maître et mon honorée maîtresse en font bien d’autres, allez, madame.

— Comment ! ils en font bien d’autres ?

— Ah ! si vous les voyiez jouer la comédie ?

— Ils jouent la comédie ?

— Et la tragédie, madame, et la tragédie !

— La tragédie aussi ?

— Il faut les voir dans Roméo et Juliette, drame traduit par eux en vers, d’après Shakspeare.

— Ils sont aussi poëtes ?

— Ils font un peu de tout ; mais, pour en revenir à la comédie, mon honorée maîtresse, là, sans flatterie, égale, si elle ne la dépasse point, mademoiselle Mars dans le rôle d’Elvire du Misanthrope. Quant à mon honoré maître, dans le rôle d’Alceste, il est véritablement inimitable, madame !

— Est-ce que je rêve ? – dit madame Borel ajoutant foi à la sincérité de Tranquillin.

Les preuves que, la veille, elle avait eues des dons si divers de Wolfrang et de Sylvia rendaient et devaient rendre croyables les affirmations de l’intendant à l’endroit de la multiplicité des talents de ses maîtres.

— Ce dont je suis confondue, ce n’est point la diversité des heureuses aptitudes de M. et madame Wolfrang, – reprit madame Borel ; – car quelques personnes, en petit nombre, il est vrai, sont assez richement douées pour obtenir à la fois de certains succès dans les arts, dans les lettres, et posséder, en outre, des connaissances presque universelles : mais ce qui me confond, ce qui touche au prodige, c’est qu’il ne s’agit pas ici de talents d’amateurs. Ces tableaux, ces statues sont dignes de grands maîtres ! Et, hier, j’ai entendu M. Wolfrang et sa femme chanter comme les plus grands artistes !

— Eh bien, madame, tout cela n’est rien.

— Ah çà ! mon cher monsieur Tranquillin, vous voulez m’en donner à garder.

— Ah ! madame, madame !

— Non, pardon… Après tout, je n’ai plus le droit de m’étonner de quoi que ce soit. Quels sont donc encore les autres mérites de vos maîtres ?

— Ah ! madame, si vous saviez comme ils montent à cheval ! c’est un charme ! Qui n’a point vu mon honorée maîtresse à la chasse, en habit d’amazone, n’a rien vu ; et, quant à la nage, ils défieraient les tritons et les naïades ; et, quant à la danse ! madame, il y a une certaine danse grecque, la pyrrhique, ah ! madame !

— Eh bien ?

— Dans cette pyrrhique-là, mon honorée maîtresse et mon honore maître semblent être descendus de quelque bas-relief antique. Quelle chaste grâce chez l’une ! quelle noblesse chez l’autre ! Quoi d’étonnant ? Mon honore maître excelle dans les exercices du corps ; il est non-pareil pour faire des armes, tirer le pistolet, lutter. Oh ! quant à la lutte, vous diriez un gladiateur de la vieille Rome. Il a vaincu, l’an passé, Hermann et Stolkhausen, les deux plus fameux champions de la Suisse allemande, et ce n’est pas peu dire assurément ; et pourtant, madame, tout cela n’est encore rien.

— Cette fois, par exemple, vous vous moquez du monde, monsieur l’intendant, – s’écrie madame Borel.

Puis, se ravisant :

— Non ; poursuivez, mon cher monsieur Tranquillin ; je suis on ne peut plus curieuse de vous entendre, surtout si vous pouvez me convaincre que tout ce que j’admire chez vos maîtres n’est rien auprès de ce qui me reste à admirer en eux.

— J’ai dit cela, madame, selon mon petit jugement.

— Soit ! je vous écoute.

— Peut-être me trompé-je en regardant comme extraordinaire une chose qui…

— Enfin, voyons.

— Combien pensez-vous, madame, que mon honoré maître et mon honorée maîtresse puissent gagner par jour ?

— Plaît-il ? – dit madame Borel ébahie. – Gagner par jour ?… gagner quoi ?…

— Dame, de l’argent.

— Gagner de l’argent ? de quelle façon ?

— En pratiquant un métier manuel.

— Je ne sais vraiment ce que vous voulez dire, monsieur Tranquillin ; quels métiers manuels ?

— Ceux que possèdent mon honoré maître et mon honorée maîtresse.

— En voilà bien d’une autre ! – s’écrie madame Borel abasourdie. – ils ont un métier ?

— Excellent.

— Monsieur et madame Wolfrang exercent un métier manuel ! Mais c’est inouï ! mais c’est à n’y pas croire !

— Eh ! eh ! madame, vous le voyez, mon petit jugement ne me trompait point lorsque je vous affirmais que ce que vous saviez de mes honorés maîtres n’était rien auprès de ce que vous ignoriez.

— Je l’avoue. Ne fût-ce que le contraste de cette pensée que vos maîtres, l’un si grand seigneur, l’autre si grande dame, ont exercé un métier manuel, ce contraste me semble, en effet, extraordinaire.

— Et il y a, madame, quelque chose de plus extraordinaire encore.

— Qu’est-ce donc ?

— Mes honorés maîtres, en travaillant à leur tâche dix heures par jour comme leurs camarades, ont gagné les plus fortes sommes qui se soient gagnées de mémoire d’artisan ; la perfection de leur ouvrage était sans pareille dans ces corps de métiers. C’étaient de véritables chefs-d’œuvre, ainsi que l’on disait autrefois dans les confréries d’artisans.

— Travaillé à leur tâche avec leurs camarades ! – répète madame Borel de plus en plus abasourdie, et réellement, ainsi que le lui avait prédit Tranquillin, plus stupéfaite encore peut-être de ce dernier don qu’elle ne l’avait été des autres, quoiqu’il fût cependant beaucoup moins extraordinaire.

Mais le point de vue du contraste causait, si cela se peut dire, cette illusion d’optique dans le jugement de madame Borel, qui reprit :

— Mais, à vous entendre, l’on croirait que vos maîtres ont travaillé de leur métier avec des artisans ?

— L’on croirait ? Mais il faut le croire, madame, c’est la pure vérité.

— Eux ! M. et madame Wolfrang ? ils ont travaillé de leur métier avec d’autres artisans ?

— Certainement, pendant plusieurs mois consécutifs : mon maître, en sa qualité d’ouvrier horloger ; ma maîtresse, en sa qualité de tisseuse d’étoffes de soie à fleurs. Eh bien, madame, ainsi que j’avais l’honneur de vous le dire, travaillant à leur tâche pendant dix heures, ni plus ni moins que leurs camarades d’atelier, mon honorée maîtresse a gagné, pendant ces mois-là, en moyenne, cinq francs trente-sept centimes par jour, et mon honoré maître, seize francs quarante-huit centimes ; ce qui, de mémoire d’artisan, ne s’était jamais vu, – s’écrie Tranquillin triomphant ; – non, madame, jamais, au grand jamais !

— Monsieur Tranquillin, je…

— Non, madame, au grand jamais ! – répète l’homme de confiance dans son enthousiasme ; – et les plus habiles ouvriers et ouvrières, camarades d’atelier de mes honorés maîtres, ont reconnu que ceux-ci n’avaient pas d’égaux dans la perfection de leur travail ; non, madame, pas d’égaux !

— Je vous crois ; mais…

— Et ils ont offert, en témoignage d’admiration et de confraternité, une navette d’honneur à ma maîtresse, et un tour d’honneur à mon maître ; oui, madame, un tour et une navette !

— Mais, mon bon monsieur Tranquillin, calmez-vous, je ne conteste pas le fait.

— Tour et navette honorifiques, madame, et vous pouvez les voir exposés dans le grand salon sous un globe de cristal ; car ce tour et cette navette font l’orgueil de mes maîtres !

— Mais, encore une fois, je ne nie point ce fait si extraordinaire ; seulement, je l’avoue, il me surprend au delà de toute expression.

Et madame Borel ajoute avec l’empressement de la plus ardente curiosité :

— Mais, enfin, qu’est-ce donc que vos maîtres ?

— De bien bonnes gens, madame, – répond Tranquillin reprenant son calme habituel ; – il n’est point de meilleurs maîtres.

— Je n’en doute pas ; mais, par leurs manières, ils appartiennent au plus grand monde.

— Eh ! eh ! – fait Tranquillin se rengorgeant, – ils sont, de vrai, d’assez bonne compagnie, oui, oui, d’assez bonne compagnie, mes honorés maîtres…

— Par leur fortune, ils appartiennent aux classes riches ?

— Eh ! eh ! madame, l’argent ne leur manque point.

— Par leurs talents hors ligne, ils marchent de pair avec les artistes les plus éminents dans tous les genres.

— Eh ! eh ! ils ont, en effet, quelque petit mérite.

— Et cependant, confondus avec de simples artisans, ils ont travaillé à ces métiers où ils excellent ?

— Mon Dieu, oui.

— C’est inimaginable, incompréhensible !

— Peuh ! sans doute, au premier abord, il en paraît ainsi ; et puis, voyez-vous, l’on s’y habitue, et, sur ma foi, mes honorés maîtres me font l’effet de personnes fort naturelles.

— Ils doivent être Français, j’en suis sûre ; car ils parlent notre langue sans le moindre accent !

— Ils parlent l’anglais et l’italien pareillement, madame, et pareillement la langue allemande.

— Je ne m’étonne plus de rien ; mais ce nom de Wolfrang est allemand, celui de Sylvia est italien ; est-ce que telle serait l’origine de vos maîtres ?

— Je vais vous dire, madame…

— Voyons, voyons !

— Je vais vous dire, madame, – reprend Tranquillin, – mon honoré maître s’appelle aussi William, et aussi Edmond, et aussi Paoli ; de même que mon honorée maîtresse s’appelle Sylvia, Kettly, Harriet et Adolphine.

— Mais ce sont là des noms de baptême ! – dit impatiemment madame Borel, de qui la curiosité était surexcitée presque jusqu’à l’indiscrétion par les réponses évasives de Tranquillin. – Quel est, en un mot, le nom de famille, et quelle est la naissance de vos maîtres ? Elle doit être illustre, si l’on en juge d’après leurs grandes manières.

— Dame !… de même qu’elle doit être fort obscure, si l’on en juge d’après l’habileté de mes maîtres, l’un comme artisan horloger, l’autre comme tisseuse d’étoffes de soie, – répond Tranquillin avec ce mélange de bonhomie et de finesse qui le caractérisait.

Et, voyant entrer en ce moment Sylvia dans le salon, il s’incline devant madame Borel en disant :

— Voici mon honorée maîtresse.

L’homme de confiance salue et sort, laissant ensemble Sylvia et la femme du banquier.

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