XIV

Les révélations de Tranquillin avaient un moment fait oublier à madame Borel l’objet de la visite qu’elle rendait à Sylvia : – la supplier d’être l’ange gardien d’Alexis.

Cette remémorance fit doublement rougir la femme du banquier de se sentir prise, pour ainsi dire, en flagrant délit de curiosité indiscrète, en raison de ses questions pressantes adressées à Tranquillin au sujet de la qualité de ses maîtres ; et elle avait trop de noblesse dans l’âme pour ne pas éprouver un léger remords d’une indiscrétion, sinon excusable, du moins explicable, si l’on songe à ce qu’il y avait d’étrange dans les révélations de l’intendant.

Sylvia, de son côté, à la vue de madame Borel, ressentit pour elle un redoublement de sympathie, mêlé de compassion, en se rappelant les paroles de Wolfrang à elle adressées, la veille :

« M. Borel, si tendrement vénéré dans sa famille, et qui jouit de la considération universelle, a commis un acte infâme, source de son immense fortune. »

Rien ne semblait donc plus pénible à Sylvia que la situation de cette mère et de son fils, si généreusement doués, dupes de l’hypocrisie et de la bonne renommée du banquier ; aussi, s’approchant de madame Borel, lui dit-elle avec l’accent d’un affectueux intérêt :

— Combien je suis heureuse de vous voir, chère madame ! et, croyez-le, ce n’est pas là de ma part une formule de banale politesse ; non, je vous l’assure, je suis heureuse, très-heureuse de vous voir, – ajoute Sylvia d’un ton tellement pénétré, que madame Borel, ne pouvant douter de la sincérité de ces paroles, est émue et répond à la jeune femme avec un demi-sourire :

— Et penser, madame, que je ne mérite pas cet aimable accueil !

— Pourquoi donc cela ?

— Parce qu’en vous attendant, madame, j’ai commis toutes sortes de vilaines indiscrétions, et que le seul moyen de réparer ce manque de convenance, inexcusable surtout à mon âge, est de vous confesser mes méfaits.

— Vous ne parlez pas sérieusement, ma chère madame Borel ?

— Si, vraiment.

— Et quelles indiscrétions avez-vous donc commises, de grâce ?

— J’ai pressé, accablé, torturé de questions à votre sujet ce pauvre M. Tranquillin, votre intendant, – répond madame Borel d’un ton demi-sérieux et demi-souriant. – Je dois cependant dire à mon excuse que ma première question, source involontaire de toutes les autres, n’avait rien de très-blâmable. M. Tranquillin m’ayant répété par deux fois que vous étiez dans votre atelier, je lui ai demandé quel atelier… C’est ainsi que j’ai su de votre intendant que vous et M. Wolfrang étiez les auteurs de ces tableaux, de ces statues, dont la rare perfection…

Et, répondant à un mouvement d’embarras de la jeune femme, madame Borel ajoute :

— Mais non, je ne blesserai pas votre modestie en vous disant ce que je pense de ces œuvres. Enfin, de questions en questions, et je dois encore ajouter à mon excuse que cet infernal M. Tranquillin irritait de plus en plus ma curiosité ; car, après chaque révélation de ces dons si variés qui vous distinguent, ainsi que M. Wolfrang, votre intendant reprenait : « Eh bien, madame, ce n’est rien encore. » Enfin, c’est de la sorte, vous le dirai-je ? que, de questions en questions, entraînée malgré moi par une curiosité invincible et croissante, je suis arrivée, presque à mon insu, à une regrettable indiscrétion qui, je vous l’assure, chère madame, n’est nullement dans mes habitudes. Voilà ma confession sincère ; m’absolvez-vous ?

— Oui ; mais à une condition ?

— Laquelle, je vous prie ?

— C’est que, dans le cas où le bon Tranquillin n’aurait pas satisfait complétement votre curiosité, vous vous adresserez à moi pour la satisfaire, ma chère madame Borel.

— Il est impossible de m’excuser avec plus de grâce et d’indulgence ; mais je ne veux ni abuser, ni même user de ce que vous m’accordez : ce serait, et Dieu m’en garde retomber dans ce maudit péché de curiosité dont j’étais si confuse, et duquel vous m’absolvez généreusement, chère madame. Je sais en ce qui vous touche beaucoup plus que je ne voudrais savoir ; je suis, vous le voyez, punie par où j’ai péché ; car je vous l’avoue maintenant…

— Achevez, je vous prie.

— Eh bien, maintenant, vous me faites un peu peur.

— Ah ! mon Dieu ! – dit en souriant madame Wolfrang, – de quelles noires calomnies ce malheureux Tranquillin m’a-t-il donc rendue victime ?

— Ma foi, chère madame, – répond gaiement madame Borel, – grâce à votre intendant, et quoi qu’il prétende, lui, vu l’habitude de considérer ses honorés maîtres comme des personnes parfaitement naturelles, moi, n’ayant pas, ainsi que le bonhomme… l’habitude, puisque c’est depuis hier seulement que j’ai le plaisir de vous connaître, je ne vous regarde point comme une personne absolument naturelle.

— Vraiment ? – reprend en riant Sylvia ; – voici qui tombe dans le merveilleux.

— Il s’en faut de peu, en vérité ; car, enfin, chère madame, permettez-moi de vous le dire, vous êtes une personne fort extraordinaire, dans la meilleure acception du mot, bien entendu ; ce qui, par parenthèse, coïncide étonnamment avec le rêve de mon fils.

— Quel rêve ?

— Le pauvre garçon, – excusez cette impertinence bien involontaire de sa part, chère madame, – le pauvre garçon vous a vue cette nuit en rêve ; vous planiez dans l’azur, une étoile au front et étendant vos belles ailes blanches.

— Quoi ! il est ainsi flatteur jusque dans ses rêves, monsieur votre fils ? – répond gaiement Sylvia ; – voyez combien les physionomies sont perfides ; au premier abord, je l’avais cru sincère et ingénu.

— Ah ! vous ne vous trompez pas, madame, je vous le jure : le cœur de mon fils est ce qu’il y a de plus candide, de plus loyal au monde ! – répond madame Borel d’une voix pénétrée, dont l’accent ému contraste si vivement avec l’enjouement de ses paroles précédentes, que Sylvia, surprise et craignant d’avoir involontairement blessé la femme du banquier dans son affection maternelle, reprend :

— Je serais aux regrets que vous vous fussiez méprise, chère madame Borel, sur ma pensée ; je plaisantais en semblant douter de la sincérité de votre fils. Mes premières impressions m’abusent rarement ; aussi je le crois doué, ainsi que vous le dites, d’un cœur loyal et candide. Hier, mille riens, cependant significatifs à mes yeux, ont confirmé la bonne opinion que j’avais de lui.

— Ah ! madame, quel bonheur est le mien en vous entendant ainsi juger mon fils ! – répond madame Borel après un instant de silence.

Puis, attachant son regard attendri sur Sylvia :

— Tant de bonté de votre part devrait m’encourager, et cependant… maintenant, j’hésite…

— Vous hésitez… à quoi ?

— À vous faire connaître le véritable but de ma visite, ma chère madame Wolfrang.

— Parlez, je vous en prie.

— Je n’ose… J’éprouve à cette heure un embarras invincible. Pourtant, ce matin, rien ne me paraissait plus simple que ma démarche, parce que rien ne me paraissait plus digne de vous, madame, et de moi.

— Mais encore ?…

— Je vous en conjure, pardonnez-moi d’avance, si mes paroles vous choquent en quoi que ce soit ; oui, pardonnez-moi, en raison de l’inquiète sollicitude et des anxiétés qu’une bonne mère éprouve toujours en songeant à l’avenir de son enfant.

— Que vois-je ! une larme dans vos yeux ! dit Sylvia en prenant affectueusement la main de madame Borel ; – avez-vous quelque chagrin ? J’ai peu de droits encore à votre confiance, mais…

— Non, ce n’est pas de chagrin que je pleure ; mes larmes sont douces, l’attendrissement les cause.

— En ce cas, dites-moi donc l’objet de votre visite ; si je puis vous être utile, disposez de moi.

— Ma demande vous semblera si étrange…

— Quelle qu’elle soit, j’y souscris d’avance, ma chère madame Borel ; je vous apprécie trop bien pour ne pas être certaine qu’une demande de votre part doit être honorable pour nous deux : ainsi je vous écoute.

— Vous le voulez ?

— Je vous en supplie.

— Eh bien, sachez que…

Mais, s’interrompant de nouveau, la femme du banquier répond avec perplexité :

— Non, je ne puis… je n’ose… Et Dieu sait, cependant, si le motif qui me guide est sacré !

Sylvia, de plus en plus étonnée, regardait en silence madame Borel, lorsque Wolfrang entra dans le salon.

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