XIX

M. Dubousquet, ayant naïvement avoué à Wolfrang que, grâce à l’effroyable hypocrisie de M. Borel, il avait demandé à son frère s’il était bien certain d’avoir remis les cinquante mille francs au caissier, M. Dubousquet garda un moment le silence, sous l’impression de ces souvenirs qui l’épouvantaient encore.

— Ainsi, – reprit Wolfrang, – l’astuce infernale de cet homme allait jusqu’à vous faire douter de l’affirmation de votre frère ?

— Hélas ! oui. Dans le premier moment, je le confesse, l’accent de M. Borel, sa physionomie, son regard, son attitude, et surtout sa menace d’attaquer Auguste comme calomniateur, m’avaient tellement impressionné, troublé, je dirais presque convaincu, que d’abord je m’étais demandé si vraiment mon frère avait confié cette somme au caissier. Pourtant je savais Auguste incapable de mensonge… Mais bientôt l’impression de doute que m’avait laissée M. Borel passa comme un mauvais rêve, et je fus plus persuadé que jamais de la sincérité de mon pauvre frère.

— Et alors que fîtes-vous ?

— Ma première idée fut de consulter Suzanne. Elle avait, quoique manquant d’éducation, l’esprit très-juste et très-ferme ; mais Auguste me conjura de ne rien dire encore à sa femme de ce malheur.

— Pourquoi cela ?

— De peur de lui causer un grand chagrin, et aussi de peur des reproches de Suzanne ; car, ainsi que moi, mon pauvre frère était faible et craintif comme un enfant. Suzanne, excellente ménagère, était maîtresse au logis, et mon frère la redoutait comme le feu ; mais croiriez-vous, monsieur Wolfrang, qu’il était si bon, si sensible, qu’il ressentait bien moins douloureusement la perte de son argent que l’indigne déloyauté de son meilleur ami ?

» — Lui, lui que j’aimais tant ! se conduire ainsi, rompre avec moi quand il a tous les torts ! – s’écriait Auguste en sanglotant à me fendre le cœur et me faisant aussi pleurer.

» Enfin, monsieur Wolfrang, je n’ai jamais été témoin de pareille désolation… et, je vous le répète, ce qui la causait chez Auguste, c’était surtout l’indignité de son ami.

» — Peut-être il aura joué à la bourse avec mon argent ; il l’aura perdu, c’est mal… mais, enfin, il m’eût avoué cela franchement, que je lui aurais pardonné de grand cœur, – me disait mon pauvre frère en pleurant toutes les larmes de son corps. – À force de travail, on répare une perte d’argent ; mais on ne parvient jamais à oublier la noire méchanceté d’un ami d’enfance que l’on croyait sincère…

— Vous ne pouviez cependant vous résigner ainsi à cette spoliation infâme, et ajouter foi à l’audacieuse menace de ce Borel, au sujet d’une plainte en calomnie ?

— Non, sans doute ; mais vous allez encore avoir une nouvelle preuve de la bonté d’Auguste. Sa première douleur un peu calmée, je le décide à aller consulter un avocat ; mais figurez-vous, monsieur Wolfrang, que mon frère n’a jamais voulu consentir à désigner M. Borel comme la personne dont il avait à se plaindre, tant il conservait encore, malgré lui, d’attachement pour ce méchant homme…

— Cette faiblesse était des plus coupables !

— Il est vrai, monsieur Wolfrang ; mais, je vous le répète, Auguste était la faiblesse et la bonté mêmes.

» — Il sera toujours temps de nommer Borel, – me disait-il : – commençons d’abord par consulter l’avocat.

» — Nous nous rendons chez l’homme de loi. Mon frère, sans nommer son ami, explique les faits de son mieux, car l’émotion redoublait son bégayement ; il devenait très-difficile de le comprendre ; je vins à son aide ; l’avocat s’informa s’il y avait des témoins de la remise de la somme.

» — Aucun ; j’étais seul avec cette personne dans son cabinet, dit Auguste.

» — Alliez-vous souvent voir cette personne dans ce même cabinet ? – reprit l’avocat.

» — Très-souvent.

» — Et vous n’avez pas demandé de reçu d’une somme aussi importante ?… C’est inconcevable, – répliqua l’avocat.

» Et mon pauvre frère de fondre en larmes et de s’exprimer d’une manière si inintelligible, tant il bégayait, suffoqué par la douleur, que je prends la parole pour lui, et réponds que cette personne avait offert un reçu à mon frère, mais qu’il avait tant de confiance en elle, qu’il aurait cru l’outrager en acceptant le reçu.

» Enfin, monsieur Wolfrang, après réflexion, l’avocat dit que l’affaire se présentait très-mal. L’absence de témoins lors de la remise de la somme, la fréquence habituelle des visites de mon frère à cette personne, visites réitérées qui ne permettaient pas de préciser celle qui avait pour objet le dépôt d’argent ; enfin, le refus presque incroyable d’accepter le reçu d’une si forte somme, et la réputation jusqu’alors sans tache du dépositaire (selon ce qu’avait dit mon frère à l’avocat) rendaient, d’après lui, douteux le succès d’un procès… surtout lorsque le plaignant, seul, était si embarrassé, si timide, et pouvait si difficilement s’expliquer, par suite d’une infirmité naturelle. Or, cette difficulté deviendrait probablement insurmontable lorsqu’il devrait, en pleine audience, sous les yeux du public et du tribunal, jurer devant Dieu et devant les hommes qu’il disait la vérité.

— L’observation de l’avocat n’était que trop fondée… Votre malheureux frère, mis en présence de ce Borel, qui eut payé d’assurance et d’audace, devait succomber dans ce combat, où, faute de preuves matérielles, l’avantage resterait à celui des deux qui saurait persuader les juges de sa sincérité.

— Voilà justement ce que nous a dit l’homme de loi en terminant sa consultation, monsieur Wolfrang. Aussi, me rappelant que mon pauvre Auguste, encore enfant et accusé du larcin d’un encrier, avait, malgré son innocence, convaincu tout le monde qu’il était coupable, je vis bien qu’il nous fallait renoncer à plaider, surtout lorsqu’en sortant de chez l’avocat, lequel cependant nous engageait à porter plainte, Auguste me dit, tremblant de tous ses membres à cette seule pensée :

» — Moi, prêter serment à la face de Dieu et des hommes !… et cela devant les juges… devant le public et surtout devant Borel, que j’ai tant aimé ! Est-ce que c’est possible ? La vue de cet indigne ami me bouleverserait, je me trouverais mal à plat, ou je mourrais du coup… Ainsi c’est fini… il ne faut plus espérer de recouvrer mon argent. Qu’il le garde, mon argent, ce Borel ! Ah ! j’aurais cent fois préféré, si je l’avais possédé, lui prêter le double de cette somme et le conserver pour ami…

— Ainsi aucune plainte n’a été portée contre le caissier ?

— Non, monsieur Wolfrang, et bien plus…

— Achevez…

— Vous allez blâmer sévèrement mon pauvre Auguste ; mais, je vous le répète, vous ne pouvez vous imaginer sa faiblesse et sa bonté…

— Quoi !… cette lettre imposée par Borel sous menace d’une plainte en diffamation, votre frère l’aurait écrite ?

— Non pas précisément ; mais il a fait ce raisonnement :

» — Il n’y a plus à espérer de ravoir mon argent, me dit-il, puisque, si je dépose plainte contre Borel, je serai, je me connais bien, je serai terrassé, écrasé par son assurance et déshonoré aux yeux de tous comme un homme qui réclame un dépôt qu’il n’a pas confié. D’un autre côté, si Borel m’attaque comme calomniateur, et il en est capable, mon Dieu, je serai perdu, je ne saurais pas me défendre. Eh bien, puisqu’il me faut renoncer à mon argent, je suis décidé à écrire à celui qui fut si longtemps mon ami (et Auguste sanglotait de nouveau) ; non que j’ai menti en lui réclamant cinquante mille francs, on me tuerait plutôt que de me faire signer cela, parce que c’est le contraire de la vérité ; mais je lui écrirai qu’il peut être tranquille, que je ne réclamerai jamais rien de lui, qu’il n’entendra jamais parler de moi ; car il m’a fait bien du mal, à moi qui lui étais si tendrement attaché.

— Cette lettre, il l’a écrite ?

— Hélas ! oui, malgré tout ce que j’ai pu faire pour l’en dissuader.

— Ah ! ce n’était pas seulement montrer une faiblesse coupable, c’était se rendre complice du fripon qui le dépouillait !

— Je ne vous dis pas le contraire, monsieur Wolfrang, mais que voulez-vous ! tel était le caractère de mon pauvre Auguste.

— Mais la perte de cette somme ruinait votre frère !

— À peu près… Il ne lui restait que huit mille francs environ, qu’il avait destinés au fonds de roulement de ses métiers…

— Il a donc caché à sa femme l’abus de confiance dont il était victime ?

— Mon Dieu, oui. Il a fait croire à Suzanne que, M. Borel lui ayant rendu la somme, il l’avait placée, selon sa première intention, dans une entreprise ; et, plus tard, il a dit à sa femme que, l’entreprise ayant mal tourné, ses capitaux avaient été perdus…

— La scélératesse de ce Borel est effrayante, dit Wolfrang après un moment de silence. Ce qui m’étonne, c’est qu’un homme capable d’un acte semblable eût joui jusqu’alors d’une réputation irréprochable.

— Cependant, il la méritait, monsieur Wolfrang. Ce qui, voyez-vous, l’a poussé au mal, c’est l’aveugle confiance de mon frère et surtout l’occasion… Car, peu de temps après cet événement, nous nous sommes rappelé cela, Auguste et moi, mais trop tard… M. Borel nous avait dit plusieurs fois :

» — Si j’avais à moi une quarantaine de mille francs, je les risquerais dans une spéculation dont j’ai l’idée. Elle est très-chanceuse ; mais, si elle réussissait, elle pourrait me rapporter plus de deux cent mille francs… Avec ces deux cent mille francs, je prendrai un intérêt dans la maison dont je suis caissier ; MM. Méréville se font vieux, je les remplacerais bientôt ; or, comme, sans vanité, je suis très-actif et plus entendu aux affaires que mes patrons, je deviendrais en dix ans plusieurs fois millionnaire, parce qu’il n’y a que le premier million qui coûte à gagner !

» Le premier million, M. Borel l’aura probablement gagné avec les deux cent mille francs produits par la spéculation entreprise avec l’argent de mon pauvre Auguste.

— Mais comment se fait-il que votre frère, si timide, si sensible, et doué d’une extrême délicatesse de cœur, – reprend Wolfrang après un moment de réflexion. – ait commis une tentative de vol et de meurtre dont vous avez porté la peine avec un dévouement sublime, pauvre cher martyr ?

— Ah ! dame, monsieur Wolfrang, c’est que la faim, comme on dit, chasse le loup du bois.

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