XVIII

À mesure que Wolfrang écoutait M. Dubousquet, il découvrait de nouveaux trésors de délicatesse et de générosité dans l’âme ingénue qui s’ouvrait à lui, mise de plus en plus en confiance par les témoignages d’intérêt dont elle était si désaccoutumée…

Il y avait même quelque chose de singulièrement touchant dans la légère difficulté que cet admirable martyr du dévouement fraternel éprouvait à lier, à coordonner sa narration, ce dont il s’excusait par ces mots navrants : « Il y a si longtemps que j’ai perdu l’habitude de causer avec quelqu’un !… »

Et, en effet, le forçat libéré, après avoir raconté cette scène de son enfance et de celle de son frère, hésita de nouveau, et, après un moment de silence :

— Pardon, monsieur Wolfrang… voilà encore le fil de mes idées qui s’embrouille… Où en étais-je donc, s’il vous plaît, avant de vous apprendre comment mon pauvre Auguste, grâce à sa timidité invincible, avait été accusé du vol d’un encrier au préjudice de l’un de nos camarades de pension ?

— Vous me disiez que, vous trouvant à dîner un jour chez votre frère, M. Borel vint partager ce repas.

— Bien !… très-bien !… j’y suis… c’est cela… M. Borel arrive ; Auguste lui propose d’accepter la fortune du pot. L’on s’attable. Nous étions quatre : M. Borel, Suzanne, moi et Auguste. Celui-ci, dans le courant de la conversation, dit à M. Borel :

» — À propos, je me suis décidé pour l’un des deux placements dont je t’ai parlé…

» — Tu m’as donc parlé de placements ?… – répond tranquillement M. Borel (je le vois encore, il coupait son pain). Eh bien, ma foi, mon brave Auguste, je l’avais oublié… J’ai, tu le conçois, tant d’affaires en tête !…

» — Je le crois bien… tu es si occupé…, – reprend mon frère en tendant son verre à son ami pour lui demander à boire.

» Il me semble, voyez-vous, monsieur Wolfrang, que j’assiste encore à cette scène, tant elle m’est restée présente. – Auguste ajoute :

» — Je dois verser demain les cinquante mille francs, et j’irai les chercher à ta caisse…

» À ces mots, M. Borel, qui tenait en main la bouteille et versait à boire à mon frère, s’interrompt au moment de verser, regarde Auguste en riant ; puis, remplissant le verre, il ajoute :

» — À ta santé, farceur !…

M. Dubousquet, suffoqué par ce souvenir qui rend son front moite de sueur, répète, avec un effroi rétrospectif, ces mots, dont la lettre était plaisante, mais dont l’esprit était si effrayant :

— Oui, monsieur Wolfrang, telle fut la première réponse de M. Borel à mon frère, lui redemandant son argent : « À ta santé, farceur ! »

— Et cette réponse, ouvrit-elle les yeux de votre frère ?

— Non, pas encore ; et il reprit gaiement :

» — Pourquoi m’appelles-tu farceur ?

» — Parce que tu me dis des farces…

» — Quelles farces ? demanda Auguste, qui ne comprenait toujours pas où voulait en venir son ami.

» Celui-ci, se penchant alors vers Suzanne, lui dit en riant :

» — Entendez-vous cet Auguste ? Il fait l’excellente plaisanterie de me prévenir tout bonnement qu’il viendra chercher demain à ma caisse la bagatelle de cinquante mille francs, rien que ça ; excusez du peu ! Et votre mari a le front de me demander en quoi il est farceur ?

» — Mais, monsieur Borel, mon mari m’a dit qu’en effet il vous avait remis cinquante mille francs, – reprend Suzanne commençant à s’étonner.

» — Ah bah !… à vous aussi, ma pauvre madame Dubousquet, il vous a fait ce conte-là, le mauvais plaisant ? – reprend M. Borel en riant d’un air si simple, si naturel, si tranquille, que mon frère, croyant à son tour que M. Borel voulait rallier, reprend gaiement :

» — Bien, bien, d’accord ; je ne l’ai pas remise la somme.

« Et l’on parla d’autres choses. Le dîner s’achève, on prend le café ; puis M. Borel nous dit :

» — Mes amis, j’ai à travailler, il faut que je vous quitte.

» L’on se souhaite le bonsoir, et, au moment où M. Borel prenait son chapeau, mon frère lui dit :

» — Ainsi, j’irai demain matin à ta caisse chercher mon argent ?

» — Encore ! – s’écrie M. Borel interrompant Auguste en pouffant de rire ; – encore la plaisanterie des cinquante mille francs ? Ah ! cette fois-ci, je me sauve !

» Et, riant aux éclats, M. Borel nous laisse…

— Quelle audace ! Votre frère dut alors cependant concevoir quelques soupçons ?

— Non, monsieur Wolfrang ; pas l’ombre d’un soupçon.

— C’est incroyable !

— Pouvait-il seulement supposer son meilleur ami capable d’une infamie pareille ?… Cependant, après le départ de M. Borel, Suzanne, qui est une femme de tête et d’un grand bon sens, dit à son mari :

» — Ton ami est sans doute très-aimable et très-gai ; mais, dans sa position de caissier, il a tort, ce me semble, de plaisanter avec les affaires d’argent…

» — Bah ! entre lui et moi, ça ne tire pas à conséquence ; il était en train de rire, voilà tout, – reprend mon frère ; – je n’ai besoin de mes fonds que demain avant midi, et j’irai les chercher à la caisse de Borel.

— Et le lendemain ?

— Ah ! monsieur Wolfrang, quelle autre effrayante scène de comédie ! Mon pauvre Auguste me l’a racontée si souvent dans tous ses détails, que je la sais, hélas ! par cœur.

» Le lendemain, vers onze heures du matin, il se rend donc à la caisse. Pour y arriver, il fallait traverser deux pièces où travaillaient une vingtaine de commis, et Auguste était si timide, qu’il éprouvait toujours un certain embarras à passer devant les jeunes gens. Il trouve M. Borel écrivant à son bureau, et qui, voyant entrer mon frère, lui dit :

» — Mon cher ami, je suis dans le coup de feu de ma correspondance, je n’ai que quelques minutes à te donner. Quel est l’objet de ta visite ?

» — Oh ! je ne te dérangerai pas longtemps, répond mon frère ; – je viens chercher mes cinquante mille francs, et je te laisse.

Le repris de justice soupire, garde un moment le silence, et ajoute :

— C’est alors que, pour la première fois, se sont éveillés les soupçons d’Auguste.

— Ainsi le misérable Borel a nié le dépôt ?

— Vous allez voir, monsieur Wolfrang. Le caissier prend un air sérieux, bien que toujours amical, et dit à mon frère :

» — Mon cher Auguste, nous plaisanterons tant que tu voudras, lorsque j’aurai ce loisir ; il faut que j’achève ma correspondance, mon patron va venir la signer… Donc, déguerpis d’ici au plus vite, sempiternel farceur !… – ajoute M. Borel en souriant.

» Puis, se remettant à écrire en faisant de la tête un signe d’adieu à Auguste :

» — Bien des choses à ta femme ; j’irai vous demander à dîner l’un de ces jours !

— Cette froide dissimulation est plus horrible encore qu’un mensonge audacieux, – dit Wolfrang en frémissant. – Et votre frère ?

— Il restait atterré… Il ne pouvait croire encore que son ami eût le front de nier le dépôt ; cependant il eut quelques soupçons en voyant la persistance du caissier à regarder comme une plaisanterie la demande de restitution des cinquante mille francs : aussi dit-il à M. Borel :

» — Je t’assure qu’il faut absolument que, ce matin, je verse cette somme.

» — Comment ! tu es encore là ? – reprend le caissier, qui s’était remis à écrire.

» Et, se retournant vers mon frère, il ajoute avec impatience :

» — Je te le répète, je n’ai pas le temps d’écouter tes sornettes… Laisse-moi donc tranquille, pour l’amour de Dieu !

» Auguste, ne devinant pas encore la vérité, quoiqu’il se sentit de plus en plus inquiet, s’efforce de se rassurer en se disant que son ami, pour une raison ou pour une autre, désirait sans doute atermoyer la restitution du dépôt ; et il reprend :

» — À la bonne heure, je reviendrai quand tu voudras, bien que ça me contrarie et me fasse manquer un bon placement ; mais, enfin, quand veux-tu que je revienne chercher mon argent ?…

» — Ah ! c’est trop fort ! – s’écrie M. Borel avec colère cette fois.

» Et, voyant entrer dans son cabinet M. Méréville aîné, il se lève et dit à Auguste :

» — Mais va-t’en donc, tu es insupportable ! Voilà le patron !

» À l’aspect du banquier, mon pauvre frère, timide comme il l’était, n’ose insister, quitte le cabinet de son ami, mais si troublé, si éperdu, car alors il entrevoyait la triste vérité, qu’il heurte en sortant la table de l’un des commis ; il se recule brusquement, en bouscule un autre ; ces jeunes gens se mettent à rire de son air effaré ; il parvient à grand’peine, tant il était troublé, à trouver la porte des bureaux, et il sort au milieu des huées des commis.

— Et alors, quel parti prend ce malheureux ?

— Il accourt à l’administration des douanes, où je travaillais comme employé, il me raconte ce qui vient de se passer.

» — Mon ami, lui dis-je après réflexion, il est impossible, selon moi, que M. Borel soit assez malhonnête homme pour nier le dépôt que tu lui as confié ; mais il y a, je l’avoue, quelque chose d’inexplicable et d’inquiétant dans son obstination à regarder la demande de restitution comme une farce ; je vais aller le trouver ; attends-moi.

» Et, ayant demandé à mon chef de bureau la permission de m’absenter pendant une demi-heure, je cours à la maison de banque.

Le repris de justice, à ce souvenir, lève les mains au ciel en murmurant :

— Bonté divine ! quel sang-froid ! quel front d’airain !

— Achevez, de grâce ! Eh bien, monsieur Borel… ?

— J’étais aussi timide que mon frère ; mais, ma foi, mon désir d’éclaircir cette affaire me donne de la résolution. J’entre dans le cabinet de M. Borel, bien déterminé à ne pas me laisser intimider, et je le prie de me répondre, oui ou non, s’il voulait rendre à mon frère son argent… Mais, hélas ! malgré ma résolution, je suis tellement abasourdi par l’accueil de M. Borel, que d’abord je reste coi…

— Quelle fut donc sa réponse ?

— Dès qu’il m’aperçoit, et devinant probablement le but de ma visite, il me coupe la parole au premier mot que je prononce, et me dit avec un accent de colère contenue :

» — Vous venez sans doute, de la part de votre frère, me faire des excuses du déplorable scandale dont il a été cause ce matin en bousculant les tables et en provocant les rires et les huées des commis ?

» Et, me coupant de nouveau la parole, il ajoute :

» — Toutes les excuses du monde, de la part de votre frère, n’empêcheront pas que je n’aie été, grâce à lui, très-durement admonesté par mon patron ; il a été si courroucé du tapage de ce matin, qu’il ma signifié que, si je recevais encore dans mon cabinet des personnes dont la présence est l’objet de pareilles algarades, et qui troublent ses bureaux, il ne me garderait pas chez lui. Et voilà pourtant à quels désagréments m’exposent les sottes plaisanteries de cet imbécile d’Auguste.

— Quel abominable fourbe que ce Borel !

— Ce n’est rien encore, monsieur Wolfrang, vous allez voir ! Cet accueil, je vous l’ai dit, me rendit d’abord coi… puis, m’enhardissant, et révolté que j’étais d’entendre traiter mon frère d’imbécile, je prends mon courage à deux mains, et je réponds avec un grand battement de cœur :

» — Il ne s’agit pas de tout cela, monsieur Borel ; je viens vous demander, de la part d’Auguste, à quelle heure il vous plaît qu’il vienne ici chercher les cinquante mille francs qu’il vous a confiés il y a huit jours.

Et s’interrompant de nouveau, le forçat libéré ajoute :

— Ah ! monsieur Wolfrang, quel habile et effrayant comédien que cet homme !

— Il a eu enfin l’audace de nier le dépôt ?

— Bonté divine ! si ce n’était que cela !

— Comment ?

— Lorsque je lui eus demandé quand mon frère pourrait venir chercher son argent, M. Borel (je crois le voir encore), M. Borel me regarde, les yeux grands ouverts, la bouche béante, reste muet pendant une seconde ; puis, comme s’il eût éprouvé une espèce de suffocation, il reprend d’une voix étouffée :

» — Vous dites… que votre frère… m’a confié, il y a huit jours, cinquante mille francs ?…

» — Oui, monsieur.

» Alors le caissier, me regardant de nouveau, d’abord en silence, et paraissant de plus on plus agité, reprend :

» — C’est de la part de votre frère que vous venez me réclamer cette somme ?

» — Oui, monsieur.

» — Sérieusement ?

» — Très-sérieusement.

» — Ah ! ceci passe les bornes de la plaisanterie… et devient une calomnie infâme ! – s’écrie M. Borel semblant bondir d’indignation.

» Puis, courant à la porte de son cabinet, que j’avais laissée ouverte, il va la fermer, revient à moi, et, ayant l’air peut-être encore plus affligé que courroucé, il me dit :

» — Monsieur Dubousquet…, Auguste était mon ami d’enfance ; notre affection date de quinze ans ; je l’avais toujours cru honnête homme… Je veux croire encore qu’en cette circonstance il cède à d’abominables suggestions en essayant de me déshonorer, moi qui ai donné à votre frère tant de preuves de mon amitié… Mais cette ancienne et longue amitié m’impose un dernier devoir… je le remplirai… J’aurai pitié de ce malheureux… je veux être indulgent… Ainsi dites-lui que, si demain il ne m’écrit pas une lettre dans laquelle il reconnaîtra… écoutez-moi bien… dans laquelle il reconnaîtra et regrettera l’indigne plaisanterie qu’il s’est permise en vous affirmant, à vous et à d’autres sans doute, qu’il m’avait confié un dépôt de cinquante mille francs… vous entendez bien, monsieur Dubousquet ? si demain votre frère ne m’a pas écrit cette lettre, après-demain je dépose au parquet une plainte en calomnie contre ce misérable.

— Ciel et terre !… quelle scélératesse !

— Après-demain, je dépose au parquet une plainte en calomnie contre ce misérable !… – répète le forçat libéré sans s’arrêter à l’exclamation de Wolfrang.

» — Allez, dites-lui cela, à votre frère. – ajoute M. Borel, – et en même temps prévenez-le que tout est rompu entre nous, et qu’après sa conduite odieuse envers moi… je ne le reverrai jamais !

» Et M. Borel me montre de la main la porte de son cabinet… Je sors… je vais retrouver Auguste. Eh bien, savez-vous, monsieur Wolfrang, quelles ont été mes premières paroles en l’abordant ? Les voici :

» — Es-tu bien certain, mon pauvre ami, d’avoir confié les cinquante mille francs à M. Borel ?

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