XX

Wolfrang, à ces mots du forçat libéré : « La faim chasse le loup du bois ! » reprit :

— Votre frère est donc tombé dans la détresse après avoir été dépouillé par ce misérable Borel ?

— Hélas ! oui… Et, depuis ce moment, la vie de mon pauvre Auguste n’a été qu’un long tourment… Rien ne lui a réussi : la mauvaise fortune s’acharnait sur lui. Tenez… j’ai beaucoup souffert, n’est-ce pas, monsieur Wolfrang ? eh bien, mes souffrances n’ont rien été auprès de celles de mon frère… parce qu’il souffrait en outre de celles de sa famille… Ainsi, d’abord il s’est expatrié…

— En suite du vol dont il était victime ?

— Oui, monsieur ; il était propriétaire de quelques métiers à Lyon, comme feu notre père… mais, n’étant pas lui-même artisan et n’ayant plus de capital pour les faire marcher, sauf le peu qui lui restait, et cela n’avait pas duré longtemps, il ne pouvait plus continuer son industrie.

» Suzanne l’engagea à prendre alors une grande résolution. On parlait depuis quelque temps des trésors du nouveau monde ; Auguste n’avait pas encore d’enfant ; sa femme était courageuse, dévouée – ils partirent pour l’Amérique, emportant une petite pacotille et environ quatre mille francs ; je n’ai pas besoin de vous dire, monsieur Wolfrang, que, pouvant vivre avec mes appointements d’employé de la douane, j’avais mis mon patrimoine à la disposition d’Auguste ; il refusa, me disant :

» — Si plus tard je suis dans le besoin, je t’écrirai ; mais la somme que j’emporte et les bénéfices de la vente de notre pacotille nous suffiront pendant quelque temps, à ma femme et à moi.

» Enfin, ils partirent. À quoi bon vous raconter, monsieur Wolfrang, leurs déceptions, leurs fatigues, leurs peines, les dangers qu’ils ont courus dans ce pays encore sauvage ? Puis, durant leur séjour en Amérique, trois enfants leur étaient nés. Non, voyez-vous, monsieur Wolfrang, ce que cette malheureuse famille a souffert en ce temps-là ne peut s’imaginer ! Ce que je ne comprends pas, c’est qu’ils ne soient pas tous morts à la peine.

— Et votre frère ne s’adressait jamais à vous dans son malheur ?

— Une seule fois… trois ans après son départ, il m’apprit que tout ne réussissait pas comme il l’avait espéré, mais qu’il ne perdait pas courage (il ne voulait pas m’inquiéter) ; il me demandait deux mille francs… je lui en envoyai six mille. Connaissant sa délicatesse, je ne doutais pas que sa demande ne fût au-dessous de ses besoins. J’ai su depuis qu’avec cette somme ils avaient encore tenté un petit commerce en Amérique… mais… rien ne leur réussissait. Cependant, depuis cette époque jusqu’à son retour, mon frère m’a toujours trompé en m’écrivant qu’ils se suffisaient à eux-mêmes.

— Afin de ne pas s’adresser de nouveau à votre bourse ?

— Hélas ! oui… Et pourtant il le savait bien… tout ce que je possédais… était à leur disposition. Enfin, vint ce jour funeste… où mon pauvre Auguste…

Le repris de justice, profondément ému à ce souvenir, s’interrompt pendant un moment ; puis il reprend :

— Il faut vous dire, monsieur Wolfrang, que, dès avant que M. Borel eût dépouillé mon frère, je demeurais dans une maison voisine de celle de MM. Méréville et compagnie, où était établie leur banque ; je louais un petit rez-de-chaussée, dont les fenêtres s’ouvraient sur une impasse, fermée d’un côté par la muraille du jardin de MM. Méréville.

» Cette muraille, peu élevée, était, du côté de l’un des jardins, garnie intérieurement d’un treillage. J’insiste sur ces détails, vous saurez tout à l’heure pourquoi…

» M. Borel avait alors fait fortune ; il succédait à ses anciens patrons et occupait leur maison. Je n’avais pas reçu de nouvelles de mon frère depuis environ six mois, lorsqu’un soir, vers les dix heures, on frappe à mes carreaux. Je logeais, je vous l’ai dit, au rez-de-chaussée ; il n’y avait pas de portier, ainsi que dans presque toutes les maisons de Lyon.

» J’ouvre ma fenêtre ; la nuit était très-noire ; je demande qui frappe ; je reconnais la voix d’Auguste… je m’empresse de le faire entrer chez moi…

» Ah ! monsieur Wolfrang…, quel changement, bonté divine ! quel changement ! je n’aurais pas reconnu mon frère. Jeune encore, il avait déjà les cheveux tout blancs ; et puis il était si décharné, si bruni, enfin, l’expression de sa figure, jadis d’une grande douceur, me parut tellement sinistre, qu’il me fit peur.

» Des haillons le couvraient. Ma surprise, ma douleur, en le trouvant ainsi, et cependant ma joie de le revoir, vous les comprenez.

» Nous tombons dans les bras l’un de l’autre ; je fondais en larmes. Auguste, quoique aussi tendre pour moi que par le passé, ne pleurait pas, lui : il n’avait plus de larmes, il en avait trop versé depuis longues années !

» Nous nous calmons ; il m’apprend qu’il arrive d’Amérique, ainsi que sa famille… qu’il a laissée à Paris avec le peu d’argent qui lui restait, son voyage payé, une cinquantaine de francs environ… Il était venu à pied de Paris à Lyon, couchant par charité dans les écuries des auberges et vivant de quatre sous de pain par jour. Son voyage lui coûtait moins de dix francs. Un malheur, me dit-il, venait de lui arriver le soir même, non loin des portes de la ville…

» Il avait, en route, perdu son passe-port ; un gendarme remarque la mauvaise mine de mon frère, vêtu comme un mendiant, lui demande ses papiers ; il répond qu’il les a perdus la veille ; le gendarme ne se contente pas de cette raison, et veut arrêter Auguste ; il résiste, étend à ses pieds le gendarme d’un coup de bâton, se sauve dans le bois de Saint-Sauveur, s’y cache jusqu’à la nuit, et ensuite se rend chez moi.

» Auguste me trompait : cette arrestation était une fable, et de cette fable vous saurez plus tard le motif, monsieur Wolfrang… mais alors je ne doutais pas de la vérité du récit de mon frère, et même je lui dis :

» — Comment ! toi… si timide, si craintif, tu as osé résister à un gendarme ?

» — Ah ! mon malheur et celui de ma femme et de mes enfants m’ont donné du cœur au ventre, et maintenant je ne crains personne, – me répondit-il.

» Et, en me disant cela, son regard déterminé m’effrayait. Je lui demande alors quels sont ses projets.

» — Rester caché chez toi pendant quelques jours, jusqu’à ce que l’on renonce à me chercher, si l’on me cherche au sujet de ma rixe avec le gendarme, – me répondit-il. – Puis tu me prêteras quelques centaines de francs ; je retournerai à Paris chercher ma femme et mes enfants, je les amènerai ici ; Suzanne reprendra son métier de tisseuse, et, s’il le faut, je servirai les maçons pour gagner mon pain.

» Vous sentez bien, monsieur Wolfrang, que, tant que j’aurais eu un liard à moi, mon frère et sa famille n’auraient manqué de rien ; mais, connaissant la délicatesse d’Auguste, je le laisse dire…

— Et ne vous parlait-il jamais de ce Borel ?

— Pardon, pendant les trois jours qu’il a passés chez moi, mon frère, en me racontant ses souffrances et celles des siens, s’écriait souvent en fermant les poings, et avec ce regard sinistre qui me donnait la chair de poule :

» — C’est ce brigand-là… qui est cause de tous nos malheurs ; il y a au bagne des galériens moins scélérats que lui !…

» — Hélas ! tu ressens maintenant plus cruellement que jadis le mal que t’a fait M. Borel, pauvre frère ! dis-je une fois à Auguste.

» — oh ! oui, – me répond-il, – le désespoir a crevé ma poche au fiel ; je ne suis plus bon enfant ; j’ai le cœur plein de haine, et, si je rencontrais ce Borel, je crois que je le tuerais comme un chien ! Ah ! que j’ai été bête de ne pas oser autrefois l’attaquer en justice ! Malheureusement, il est trop tard pour déposer aujourd’hui une plainte contre ce gredin-là, et, d’ailleurs, la lettre que j’ai eu la lâcheté de lui écrire, dans le temps, tournerait contre moi.

» Et ce que disait Auguste à ce sujet n’était que trop vrai, n’est-ce pas, monsieur Wolfrang ?

— Ah ! trop vrai… trop vrai !…

— Je cache donc Auguste chez moi, je lui donne du linge, des vêtements ; nous étions de même taille, et j’ai oublié de vous dire que nous nous ressemblions ; nous avions surtout ce qu’on appelle un air de famille.

» Le matin, j’allais à mon bureau, selon mon habitude, et je revenais à quatre heures dîner avec Auguste ; un traiteur du voisinage m’apportait mes repas, car je n’avais point de domestique ; je m’amusais à faire mon petit ménage moi-même ; personne ne pouvait donc soupçonner la présence de mon frère chez moi.

» Le lendemain du jour où il était arrivé, il me dit vers les neuf heures du soir :

» — J’ai un grand mal de tête, je vais prendre l’air pendant une heure. La nuit est sombre ; je m’envelopperai la figure d’un cache-nez, l’on ne pourra me reconnaître.

» Cette sortie me semblait de la dernière imprudence ; mais en vain je m’efforçai de dissuader mon frère de son dessein ; au moment de me quitter, il me dit :

» — Il faut tout prévoir ; le hasard peut me mettre nez à nez avec mon gendarme ; ils ont l’œil perçant, et, s’il me reconnaît, je serai obligé de fuir pour lui échapper ; en ce cas, il me sera peut-être impossible de rentrer cette nuit chez toi. Je suis sans le sou, prête-moi une vingtaine de francs, j’irai, si j’y suis forcé, coucher à l’auberge.

» Ces réflexions de mon frère redoublent mon inquiétude ; je le supplie encore de ne pas sortir ; il persiste. Alors, je lui donne deux cents francs en or : il refuse, m’objectant qu’il n’a pas besoin d’une si forte somme.

» Je lui réponds que, si un malheur arrive, il peut être obligé de se sauver de Lyon sans me revoir, et qu’alors il vaut mieux avoir en poche plus que moins.

» Enfin, il accepte et part…

» Je l’attends avec l’angoisse que vous devez concevoir, monsieur Wolfrang… Une heure… deux heures… trois heures se passent… il ne revient pas… Je me désespérais… Enfin, à une heure du matin, Auguste rentre. Il portait un sac assez volumineux et qui semblait pesant… Il me dit en arrivant qu’il regrette l’inquiétude qu’il a dû me causer par son retard prolongé ; mais, n’ayant pu résister au désir de parcourir sa ville natale, d’où il était éloigné depuis tant d’années, le temps avait passé sans qu’il s’en aperçut, et il n’avait, d’ailleurs, fait aucune mauvaise rencontre.

» Puis il ajoute en me montrant son sac :

» — J’ai acheté quelques objets pour mon voyage, car je suis résolu à partir après-demain… On aura renoncé à me chercher ; j’ai hâte de revoir ma femme et mes enfants ; mais, en attendant, où pourrai-je enfermer ce sac ?

— À quoi bon l’enfermer. Personne n’entre ici, mon frère.

» — Il n’importe, me répond Auguste ; je préfère mettre ces objets sous clef.

» Je lui indique alors un placard dont il prend la clef, après avoir déposé son sac dans cette armoire. Je me souvins plus tard d’avoir remarqué, sans y attacher d’importance, que les genoux du pantalon et les reins de la redingote que j’avais donnés à mon frère, étaient blanchis comme s’il se fût frotté à une muraille.

— Est-ce que déjà il avait accompli cette tentative de vol ?

— Non, monsieur Wolfrang,… mais il était allé reconnaître les lieux, le sac qu’il rapportait contenait, je l’ai appris plus tard, une lanterne sourde, véritable objet de luxe, qui valait au moins vingt francs… vous saurez tout à l’heure pourquoi j’insiste sur le prix de cette lanterne… une pince en fer, une grosse corde à nœuds, à l’extrémité de laquelle était ajusté un large crochet. Auguste connaissait Lyon comme un enfant de la ville ; il avait acheté ces objets chez un de ces marchands de ferraille qu’il savait trouver près de Perrache.

— Ainsi, cette corde devait servir à votre frère pour escalader la muraille du jardin de la maison du banquier ?

— Hélas ! oui, monsieur Wolfrang, et la pince de fer à forcer la caisse. Mon malheureux frère connaissait les êtres de cette maison, où il était allé cent fois voir M. Borel, au temps de leur amitié.

— Mais dans quel dessein vous a-t-il raconté cette prétendue rixe avec un gendarme ?

— Afin de pouvoir, sous ce prétexte, rester caché pendant trois jours chez moi, et ainsi s’emparer par un vol de la somme dont un abus de confiance l’avait dépouillé. – Telle est la triste vérité, monsieur Wolfrang.

— Et rien n’a pu vous faire soupçonner les projets de votre frère ?

— Rien au monde. Comment l’aurais-je supposé capable d’une action pareille, lorsque tout ce que je possédais était à sa disposition ?

— Et il a préféré recourir au vol ?

— Oui ; et, si extraordinaire que cela paraisse, il agissait ainsi par délicatesse envers moi.

— Comment cela ?

— D’abord, il était persuadé que reprendre par la force ce qu’on lui avait dérobé par la ruse, ce n’était pas voler ; car, plus tard, lorsqu’il est venu me voir au bagne, savez-vous ce qu’il m’a dit :

» — Borel m’avait volé ; j’espérais rentrer dans mon bien et ne pas abuser de ta générosité.

— Mais par quelles circonstances avez-vous pu être accusé du crime commis par votre frère ?

— Vous allez le savoir, monsieur Wolfrang.

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