XVII

Wolfrang ressentait un intérêt croissant pour le repris de justice ; sa bonté, sa résignation, sa miséricorde, son dévouement, doublaient de prix ; grâce à sa bonhomie candide, jamais la vertu ne s’était montrée plus ignorante d’elle-même et d’une mansuétude plus touchante, plus résignée pour l’erreur des hommes. Ils regardaient, ils devaient regarder ce malheureux comme un voleur et un meurtrier ayant sans doute subi sa peine, mais dont le passé criminel leur inspirait une défiance ou une aversion insurmontable.

Toutes les apparences étaient contre lui. Il avait, en justice, témoigné contre lui-même… De quel droit se serait-il plaint de l’erreur dont il était volontairement la victime ? – se disait-il. – Aussi ne se plaignait-il jamais, poussant même son exquise probité de cœur à ce point de considérer comme un larcin les preuves de bienveillance qu’on lui accordait…

Sentiment d’équité doublement louable ; car cette nature timide et modeste à l’excès, méconnaissant sa haute valeur, ne pouvait puiser dans la conviction de la grandeur de son sacrifice la force de dominer les répulsions qu’il inspirait, et de les braver dans la sérénité de son for intérieur.

Non, de ces mépris, il souffrait cruellement, lors de son moindre contact avec les hommes ; mais, du moins, ces souffrances, il les oubliait lorsqu’il était seul avec sa conscience et avec son chien…, – disait-il en sa touchante naïveté. – Aussi, passait-il ses jours dans la solitude.

Pendant que Wolfrang se livrait à ces réflexions, M. Dubousquet commençait ainsi son récit :

— Mon frère Auguste et moi, nous sommes fils d’un petit manufacturier de Lyon. Il tenait quelques métiers à étoffes. Il nous a laissé environ soixante mille francs de patrimoine à chacun. J’entrai comme employé surnuméraire dans l’administration des douanes, et mon frère continua l’industrie de notre père. J’aimais Auguste autant qu’il méritait qu’on l’aimât, ce n’est pas peu dire… car, voyez-vous, monsieur Wolfrang… c’était un cœur d’or… un cœur d’or…

Le repris de justice ne peut retenir ses larmes, garde un moment le silence, et reprend :

— Auguste épousa une jeune ouvrière employée à l’un de ses métiers. Elle s’appelait Suzanne. C’était… c’est la bonté, le courage, la vertu en personne ; et, si vous la connaissiez, voyez-vous, monsieur Wolfrang, c’est d’elle que vous diriez, et avec raison cette fois, tout le bien que vous daignez penser de moi…

— Et, pourquoi, dans la pénible situation où vous êtes, n’allez-vous pas demeurer auprès de votre belle-sœur ?

— Moi, grand Dieu !

— Pourquoi non ?

— Comment ! pourquoi non ? Mais figurez-vous donc, monsieur Wolfrang, que, réduite depuis longtemps, ainsi que Toinette, sa fille aînée, à travailler presque jour et nuit à leur métier (et Dieu sait ce qu’elles gagnent ! tout juste leur pain), ma belle-sœur a toujours repoussé les secours que je lui offrais.

— Et ce refus, d’où vient-il ?

— Ce refus…, – répond M. Dubousquet d’une voix altérée, – ce refus… vient de ce que Suzanne, ma nièce et mon neveu, car j’ai aussi un neveu, – aimeraient mieux crever de faim (fasse le ciel qu’il n’en soit pas ainsi, car ils sont, hélas ! bien misérables) que de recevoir un liard d’un homme condamné pour vol et pour meurtre, – et… et… qui a déshonoré le nom de son frère…, – balbutia le forçat libéré d’un ton navrant ; – je leur fais honte et horreur à tous !…

— Qu’entends-je !… eux aussi vous croient donc coupable ?

— Mais, dame… il faut bien qu’ils me croient coupable, puisque c’est pour sauver l’honneur d’Auguste que je me suis accusé à sa place…

M. Dubousquet prononce ces mots avec une simplicité sublime, essuie du revers de sa main les pleurs qui baignent son visage, et, dominant son émotion :

— Pardon… monsieur Wolfrang… pardon… c’est là… voyez-vous… mon plus grand chagrin…

— Dieu juste ! être un objet d’horreur pour la famille de celui auquel vous vous êtes si généreusement sacrifié !

— Oh ! je passerais bien encore par là-dessus… mais ce qui me met la mort dans l’âme, c’est de penser que le mépris, l’aversion de Suzanne et de ses enfants pour moi les empêchent d’accepter de ma main des secours… dont ils ont tant besoin, monsieur Wolfrang ; car mon neveu ne gagne rien comme apprenti, et, si sa mère et sa sœur gagnent à elles deux, vu les fréquents chômages, trente ou trente-cinq sous par jour, en moyenne, c’est beaucoup… Et ils sont trois à-vivre là-dessus, monsieur Wolfrang… Dites, est-il Dieu possible qu’ils y durent ? et qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse, puisqu’ils me repoussent ?… J’avais, voyant cela, imaginé, il y a deux ans, de leur envoyer un mandat de dix mille francs à toucher à Lyon ; j’avais contrefait mon écriture et signé d’un nom supposé ma lettre d’envoi, où je disais que cet argent était dû à défunt mon père par le signataire… Eh bien, monsieur Wolfrang, soit que Suzanne ait deviné la vérité, soit que j’aie mal contrefait mon écriture… et qu’elle l’ait reconnue, j’ai reçu mon mandat, courrier par courrier, avec deux mots de Suzanne, où elle me disait : « Je ne reçois rien d’un voleur et d’un assassin qui a déshonoré le nom de mon mari et l’a fait mourir de chagrin… » Car il y a encore cela que j’oubliais, monsieur Wolfrang : ces pauvres chères créatures sont persuadées, et il y a de quoi l’être, que le chagrin que mon infamie a causé à Auguste a dû abréger ses jours.

— Quoi ! votre frère ne pouvait-il, du moins en mourant, confier à sa femme et à ses enfants ce triste secret ?

— Ah ! monsieur Wolfrang !… est-ce qu’il le pouvait ? Mais songez donc qu’il n’avait d’autre héritage… que son honneur à laisser à sa famille, l’infortuné !… Songez donc qu’en disant la vérité, il aurait empoisonné jusqu’à la misère de ceux qu’il laissait après lui !… Et à quoi ça m’aurait-il servi, à moi ?… Lorsqu’il est mort, j’étais encore au bagne… Ah ! n’accusez pas Auguste : ce qui a véritablement abrégé ses jours, c’est la douleur de me voir condamné à sa place… Et, lorsque je lui écrivais de Brest : « Mon bon ami, me voici aux galères à perpétuité ; le gouvernement se charge de mon entretien et de ma nourriture (je disais cela afin de tâcher d’égayer mon pauvre frère) ; je n’ai donc plus besoin de rien, dispose de ma petite fortune pour toi et pour tes enfants… » savez-vous ce qu’il me répondait, monsieur Wolfrang, tant il était délicat : « Tu m’as déjà sacrifié plus que la vie… ton honneur… Je serais un misérable de m’enrichir de tes dépouilles : et, d’ailleurs, je n’ai pas besoin d’argent… mes affaires vont bien maintenant… » Et il me trompait, monsieur Wolfrang… il me trompait : ses affaires allaient, au contraire, de mal en pis… Malgré ses efforts, malgré son travail, la mauvaise fortune s’acharnait sur lui…

— Mais, enfin, avec cette délicatesse de cœur que vous vantez en lui, comment votre frère a-t-il accepté votre sacrifice… pauvre et sublime martyr ?… Oh ! oui, sublime… car je…

Mais Wolfrang, remarquant l’embarras que cause son enthousiasme au repris de justice, s’interrompt et ajoute :

— Eh bien, non, vous avez simplement accompli le devoir que vous imposait votre tendresse fraternelle ; mais, encore une fois, comment votre frère a-t-il accepté, de votre part, un sacrifice dont le ressouvenir devait abréger ses jours ?

— Le sacrifice n’a été connu de mon frère que lorsqu’il ne pouvait plus s’y opposer.

— Qu’elles sont donc ces fatales circonstances ?

— Afin de vous en instruire, il me faut reprendre mon récit de plus haut, et arriver à ce qui regarde M. Borel. Nous avions, je l’ai dit, hérité de notre père environ soixante mille francs chacun.

» Moi, j’avais acheté de la rente ; mon frère, conservant par devers lui dix mille francs de fonds de roulement pour ses métiers, avait confié les cinquante mille francs restants à M. Borel, alors sans autre fortune que ses appointements de caissier dans la maison de banque Méréville et compagnie.

» Auguste était intimement lié avec M. Borel, ils se connaissaient depuis l’enfance, et il lui dit peu de temps après la mort de notre père :

» – Je possède cinquante mille francs dont je n’ai pas actuellement l’emploi ; j’hésite entre deux placements que l’on me propose ; je vais me renseigner à ce sujet, et, en attendant que je me sois décidé, ce qui ne saurait tarder de quelques jours, garde-moi ces cinquante mille francs dans ta caisse.

» M. Borel voulut donner à Auguste une reconnaissance de la somme ; mais mon frère l’envoya promener avec son reçu… C’était imprudent, parce qu’en affaires il faut toujours se mettre en règle ; et puis, enfin, ce malheureux Auguste exposait ainsi M. Borel à une mauvaise intention…

» Mais mon frère, jugeant de la délicatesse d’autrui d’après la sienne, se serait, et bien à tort, regardé comme offensé, si un ami intime eût accepté de lui un reçu en échange d’un dépôt confié à sa probité.

— Tel est donc l’acte infâme que le banquier Borel… ?

— Pardon, monsieur Wolfrang… laissez-moi suivre le fil de mes idées ; il y a si longtemps, voyez-vous, que j’ai perdu l’habitude de causer longuement avec quelqu’un, que je crains de m’embrouiller dans mon récit… Où en étais-je donc, déjà ?

— Vous en étiez au dépôt remis par votre frère à M. Borel.

— Ah ! oui… c’est cela… Auguste remet donc à son ami les cinquante mille francs, dont il refuse d’accepter le reçu ; et notez que non-seulement M. Borel jouissait de la confiance de mon frère, mais encore que MM. Méréville et compagnie avaient une telle foi dans l’honnêteté de leur caissier, qu’ils lui donnaient la signature de la maison… On ne peut, n’est-ce pas, monsieur Wolfrang, accorder une plus grande marque d’estime à quelqu’un ?

— Assurément, non…

— Je vous dis cela à seule fin d’excuser l’aveugle confiance d’Auguste en son ami. Quelques jours se passent ; mon frère se décide à l’un des deux placements qu’on lui proposait, et, un jour… je me rappelle encore cela comme si j’y étais… un jour, je dînais chez Auguste avec Suzanne ; ils étaient mariés depuis quelques mois… M. Borel entre au moment où nous allions nous mettre à table.

» — Tiens !… – lui dit gaiement Auguste, tu arrives à temps… tu vas partager avec nous la fortune du pot.

» — Ça va ! car je n’ai pas dîné… – répond M. Borel.

» Et on s’attable… Alors…

Mais le forçat libéré, s’interrompant, ajoute :

— Monsieur Wolfrang, je vous parais bien timide, bien doux, n’est-ce pas ?

— Oh ! oui, sans doute.

— Eh bien, mon pauvre frère… était d’un caractère encore plus timide, encore plus doux que le mien… Un rien le faisait rougir et l’embarrassait ; sans compter qu’il bégayait naturellement ; aussi, lorsqu’il se troublait, il lui devenait presque impossible d’articuler un mot clairement.

» Je me souviens même qu’un jour, à la pension, l’on avait dérobé à l’un de nos camarades son encrier… (Vous allez voir tout à l’heure, monsieur Wolfrang, pour quelle raison je vous donne ce détail.) Le maître nous assemble tous dans la classe, et nous dit d’une grosse voix :

» — Il y a un voleur parmi vous… S’il confesse son larcin, il ne sera pas puni ; mais, s’il ne l’avoue pas, et s’il est découvert plus tard, il sera chassé de la pension.

» Le hasard veut qu’au moment où il parle ainsi, le maître regarde Auguste ; le malheureux se croit soupçonné… Il rougit… pâlit… La sueur lui coule du front ; enfin, sa figure se bouleverse à ce point, qu’il n’y a qu’une voix dans la classe pour crier :

» — C’est Auguste qui a volé l’encrier !

— C’était donc lui, en effet ?

— Lui !… bonté divine ! Il était incapable de dérober seulement un trognon de plume à quelqu’un, le pauvre enfant !…

— Mais son trouble… ses traits altérés ?…

— Rien que la honte et l’effroi de se voir soupçonné de ce larcin le bouleversaient ainsi… Et jugez de ce que devint mon frère, lorsqu’il vit tous nos camarades le regarder en criant :

» — Oui ! oui ! c’est Auguste qui est le voleur… c’est Auguste !…

» Lui, effaré, épouvanté, veut se défendre de cette accusation… mais son bégayement et son trouble l’en empêchent ; alors, il joint les mains d’un air suppliant : ce geste achève de le perdre. Et nos camarades, de crier au professeur :

» — Voyez-vous, monsieur, c’est lui !

» — Auguste Dubousquet, – dit alors le maître d’une voix terrible, – puisque vous avouez votre larcin, vous ne serez pas chassé ; mais, pendant huit jours, et durant le premier quart d’heure de la leçon, vous resterez à genoux au milieu de la classe, et vous porterez sur le dos un écriteau où on lira : Voleur !

Le repris de justice s’interrompt de nouveau, et si douloureusement ému à ce souvenir, que ses yeux deviennent humides ; – puis il reprend :

— À cette menace de porter sur le dos un écriteau avec ce mot voleur ! le pauvre cher enfant se trouva mal ; je le reconduisis à la maison, où il fit une maladie de quinze jours, par suite de son émotion… Enfin, que vous dirai-je, monsieur Wolfrang, et je me le reprocherai toujours, j’ai moi-même, pendant un moment, soupçonné mon frère… tant il paraissait fautif… Cependant, le lendemain, le véritable coupable était découvert, et l’innocence d’Auguste reconnue… Pardon de ce détail, monsieur Wolfrang, il est bien puéril assurément ; mais il me fallait bien vous donner une idée du caractère de mon frère, pour vous faire comprendre ce qui, peut-être, vous eût paru incompréhensible…

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