XXI

M. Dubousquet se recueillit un instant en songeant à cette nuit fatale qui lui rappelait de si pénibles souvenirs, et il reprit :

— C’était un jeudi du mois d’octobre. Auguste devait, m’avait-il dit, repartir pour Paris le lendemain par la diligence de minuit.

» Je rentre de mon bureau à l’heure accoutumée ; nous passons la soirée ensemble, mon frère et moi ; tantôt il paraissait préoccupé, tantôt presque attendri ; sa figure redevenait douce, il me regardait avec ses bons yeux d’autrefois, et, en causant, il tenait presque toujours une de mes mains dans les siennes. Je ne sais quel pressentiment m’avertissait qu’Auguste n’était pas dans son état ordinaire.

» — Tu as quelque chose, mon frère, lui dis-je ; je t’ai vu deux ou trois fois près de pleurer ?

» — C’est vrai, je suis attristé en songeant que demain je te quitte, – me répondit-il.

» — Ses réponses, quoique plausibles, ne calmaient pas mes vagues inquiétudes, une autre cause que celle de notre séparation troublait mon frère, car nous devions bientôt être réunis, lorsqu’il aurait ramené sa famille à Lyon… Enfin, de temps à autre, il se levait et allait voir à travers les vitres si la nuit était sombre, et, une fois, il lui échappa de dire avec une satisfaction marquée :

» — La nuit est bien noire, il pleut, il fait grand vent…

» Frappé de l’accent avec lequel il disait ces mots, je lui dis même à ce sujet :

» — On croirait que cela te fait plaisir, qu’il fasse mauvais temps ?

» — Oui, sans doute, reprit-il après un moment d’embarras, parce que, si le temps est mauvais cette nuit, il le sera peut-être encore demain, et les gendarmes seront moins tentés de sortir ; je ne risquerai pas, en allant à la diligence, de rencontrer celui à qui j’ai donné un coup de bâton.

» L’explication d’Auguste était acceptable, elle me suffit. Enfin, vers les onze heures, nous nous couchons.

» Mon frère partageait mon lit.

» J’ai le défaut d’avoir le sommeil très-pesant. Une fois endormi et dans mon premier somme, je me réveille très-difficilement ; mais, ce soir-là, cette vague inquiétude dont je vous parlais, monsieur Wolfrang, me tenait éveillé plus longtemps que de coutume.

» Cependant, j’allais céder au sommeil, lorsque je m’aperçois qu’Auguste quitte le lit avec précaution.

» — Où vas-tu donc ? lui dis-je.

» — Voir si le temps continue d’être mauvais ; car je pense toujours à mon gendarme, – me répondit Auguste en s’approchant de la croisée.

» Le temps continuait, en effet, d’être mauvais ; le vent soufflait si fort, que j’entendais les rafales de pluie fouetter les vitres comme de la grêle.

» En ce moment, je me le rappelle, minuit sonnait aux Brotteaux. Mon frère revient se coucher près de moi, et enfin, après… je m’endors d’un sommeil de plomb…

» J’ignore depuis combien de temps je dormais, lorsque je suis réveillé en sursaut par Auguste ; il m’embrassait en me disant d’une voix suffoquée :

» — Adieu, Amédée ! adieu !…

» Puis je l’entends s’élancer vers la fenêtre, sauter dans la rue et fuir en courant…

» Je n’avais pas de lumière, et, encore à demi endormi, je me demandai si je rêvais ou non. Cependant, au bout d’un moment, je me sens bien éveillé. Je me souviens que mon frère m’a embrassé et m’a dit adieu… Ma première pensée est qu’il a été découvert, qu’il a entendu les gendarmes frapper à la porte de la maison, et qu’il s’est sauvé…

» Cela me rassure un peu… Je me lève, afin d’allumer une chandelle ; la fenêtre est restée grande ouverte. J’y cours… je regarde au dehors et j’écoute…

» Je n’entendis rien que le bruit de la pluie sur le pavé ; elle tombait à torrents, et le vent la chassait de telle sorte de mon côté, que j’étais trempé au bout des deux ou trois minutes pendant lesquelles j’étais resté à la fenêtre afin d’écouter au dehors ; je referme la croisée en me demandant comment mon frère a pu être averti qu’on venait l’arrêter, puisque je ne voyais ni n’entendais rien dans la rue ; j’allume une lumière afin de changer de linge, car le mien ruisselait d’eau…

» Et alors, monsieur Wolfrang, – ajoute le repris de justice en frémissant, – je m’aperçois avec épouvante que, malgré l’eau qui la trempe, ma chemise est tachée de sang ; et je vois aussi du sang sur mon traversin, où j’aperçois l’empreinte de mains sanglantes.

— Celles de votre frère, sans doute, qui, en vous embrassant et se penchant sur vous afin de vous dire adieu, avait ensanglanté votre chemise et votre lit ?

— Oui, monsieur Wolfrang.

— Votre frère était donc blessé ?

— Non.

— Et… ce sang ?

— N’était pas le sien ; mais j’avais d’abord cru le contraire ; aussi jugez de mon effroi, monsieur Wolfrang ; car, à la clarté de ma lumière, j’aperçois par terre la redingote que j’avais prêtée à Auguste, trempée de pluie et ayant du sang sur les manches, chose facile à distinguer, car elle était de couleur claire. Je ramasse en tremblant ce vêtement afin de l’examiner… je remarque qu’il lui manque un pan, sans doute déchiré, arraché, dans une lutte… Enfin, l’armoire où j’accrochais mes habits était ouverte, et je ne doutai pas qu’Auguste n’eut changé d’habits avant de fuir…

— Et il ne vous vint pas à la pensée qu’il avait tenté de s’introduire chez le banquier ?

— Mon Dieu, non, monsieur Wolfrang ; j’étais tellement bouleversé partout ce qui venait de se passer, que je pouvais à peine rassembler deux idées…

Soudain j’entends un bruit de voix dans la rue ; cela me rappelle à moi-même… Je vois à travers les vitres la lueur de plusieurs lanternes passant et repassant sous ma fenêtre, et bientôt une voix s’écrie :

» — Il y a de la lumière au rez-de-chaussée ; c’est là. »

Presque en même temps, pendant que l’on frappe violemment à la porte de la maison, l’un des carreaux de ma fenêtre vole en éclats, un bras s’introduit par l’ouverture de ce bris, fait jouer l’espagnolette, et la croisée donne passage à deux hommes qui s’élancent dans la chambre, se précipitent sur moi, et, avant que j’aie eu le temps de me reconnaître, me saisissent à la gorge, et me renversent en m’appelant assassin ! – Je sens ma raison se troubler, mes forces m’abandonnent et je me trouve mal…

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