XXII

Wolfrang, de plus en plus intéressé, commençait à entrevoir le concours et l’enchaînement des circonstances fatales qui avaient rendu possible le sacrifice héroïque de M. Dubousquet ; et il reprit :

— Ces personnages qui s’introduisaient ainsi violemment chez vous appartenaient sans doute à la police ?

— Oui, monsieur Wolfrang ; et, lorsque, après avoir perdu connaissance pendant une demi-heure environ, je rouvris les yeux, j’étais étendu sur mon lit, les menottes aux mains et les jambes garrottées.

» Mon esprit encore troublé s’éclaircit cependant peu à peu ; je vis devant mon bureau le commissaire de police, occupé à verbaliser, quelque gendarmes et les deux agents de police, qui se tenaient debout dans la chambre. Mes souvenirs revenaient avec ma connaissance.

» Me rappelant les brusques adieux d’Auguste, le sang dont il m’avait taché, les vêtements, aussi tachés du sang, laissés par lui au moment de fuir, j’entrevis pour la première fois, quoique confusément encore, une partie de la vérité ; mais la pensée qui dominait les autres fut qu’Auguste était sauf et que c’était moi que l’on croyait coupable, puisqu’on m’avait garrotté… Cela me rassura, me donna du courage, et je me sentis bien plus à mon aise.

Ces mots admirables, si l’on songe aux sentiments qu’ils exprimaient, le repris de justice les prononçait avec une simplicité naïve, complétement insouciant de leur valeur ; et il poursuivit ainsi son récit :

— Le commissaire de police, s’apercevant que j’avais retrouvé ma connaissance à un mouvement que je fis afin de me mettre sur mon séant, me dit :

» — Êtes-vous en état de répondre à mes questions ?

» — Oui, monsieur.

» Alors, quittant la table où son greffier le remplaça, le commissaire reprit :

» — Écrivez l’interrogatoire.

» Et, s’approchant du lit où j’étais assis, il commença de m’interroger…

M. Dubousquet, s’interrompant alors, dit à Wolfrang.

— J’ai chez moi le journal des tribunaux où ont été publiées toutes les pièces de mon procès, et, entre autres, le procès-verbal de mon interrogatoire et des faits accomplis durant cette terrible nuit. Si vous le désirez, monsieur Wolfrang, je vous les lirai…

— Je vous le demande en grâce…

Le repris de justice va ouvrir un secrétaire, y prend une liasse de papiers dont il détache quelques feuillets, et commence ainsi à lire le procès-verbal de son interrogatoire :

» — Vous vous nommez Amédée Dubousquet ?

» — Oui, monsieur.

» — Vous êtes employé à l’administration des douanes ?

» — Oui, monsieur.

» — Vous êtes le locataire de cet appartement ?

» — Oui, monsieur.

» — Quel a été l’emploi de votre temps, cette nuit, depuis environ une heure du matin, jusqu’au moment où nous sommes entrés ici ?

» — Je me suis couché à onze heures et j’ai dormi ; le bruit que j’ai entendu, lorsque l’on a brisé le carreau de ma fenêtre m’a réveillé en sursaut.

» — Cela n’est pas exact. Les agents, avant de pénétrer chez vous par la fenêtre, vous ont vu à travers les vitres, debout au milieu de votre chambre, à la clarté d’une lumière, et tenant à la main cette redingote trempée de pluie et tachée de sang aux manches… Qu’avez-vous à répondre ?

» — Rien…

» — Cette redingote vous appartient-elle ?

» — Oui, monsieur.

» — En ce cas, si, comme vous l’affirmez, vous n’avez pas quitté votre demeure cette nuit, comment expliquez-vous que ce vêtement soit trempé d’eau et taché de sang ?

» — Je ne sais…

» — Comment expliquez-vous ces taches de sang à votre lit, et votre chemise aussi trempée d’eau ?

» — Je ne sais…

» — Reconnaissez-vous ces lettres ? »

— Ici, le commissaire me montra deux lettres insignifiantes laissées par moi dans l’une des poches du vêtement que j’avais prêté à mon frère, – dit le forçat libéré en manière de parenthèse.

Puis il continua sa lecture :

» — Ces lettres sont à votre adresse ; les reconnaissez-vous ?

» — Oui, monsieur.

» — Ces lettres ont été trouvées dans la poche tenant à ce lambeau du vêtement ; le reconnaissez-vous comme ayant fait partie de la redingote que voici et que vous avez avoué vous appartenir ?

» — Oui, monsieur.

» — Cette corde à nœuds, terminée par un crochet, et cette pince de fer ensanglantée, les reconnaissez-vous ?

» — Non, monsieur.

» — Cette corde a été trouvée tout à l’heure pendante et fixée par son crochet au chaperon du mur faisant presque face à votre croisée.

» — C’est possible…

» — Vous ne reconnaissez pas cette corde ?

» — Non, monsieur.

» — Maintenant, vous allez entendre la lecture du procès-verbal des déclarations et des faits relatifs à la tentative de vol et de meurtre commise cette nuit au domicile de M. Borel, banquier. »

Wolfrang interrompant alors le repris de justice, lui dit avec émotion :

— Pauvre cher martyr !… je le comprends maintenant, toutes les apparences vous condamnaient… Ces vêtements prêtés par vous à votre frère devenaient une charge accablante contre vous ; et cependant, d’un mot, vous pouviez faire tomber les terribles soupçons dont vous étiez l’objet.

— Oh ! sans doute, monsieur Wolfrang ; car, à mesure que se poursuivait mon interrogatoire, et surtout lorsque le commissaire eut parlé d’une tentative de vol et de meurtre commise chez M. Borel, la vérité, que j’entrevoyais vaguement jusqu’alors, m’apparut, hélas ! tout entière… Je me rappelai mille circonstances du séjour d’Auguste chez moi… qui m’éclairèrent. Je ne doutai plus, ainsi que je vous le disais tout à l’heure, que cet infortuné, se croyant le droit de récupérer par la violence les cinquante mille francs dont un indigne abus de confiance l’avait dépouillé, ne se fût résolu à un crime, poussé au désespoir par le chagrin, et surtout par la misère de sa famille…

— Et, lorsque, d’après l’interrogatoire que le commissaire vous faisait subir… la vérité vous est apparue… vous avez pris tout de suite l’héroïque résolution de vous sacrifier pour votre frère !

— Tout de suite ?… Oh ! non… il ne faut pas, voyez-vous, monsieur Wolfrang, me croire meilleur que je ne le suis, – répond avec une bonhomie admirable le forçat libéré. – Non… non !… Lorsque j’ai compris que l’on m’accusait du crime commis par mon frère, et que toutes les apparences m’accablaient, j’ai été d’abord terrifié à la seule pensée de passer pour voleur et meurtrier. Tout se révoltait en moi à cette idée : j’avais déjà comme un pressentiment des peines, des hontes dont je devais tant souffrir…

» Les regards de mépris et d’aversion que le commissaire et les autres personnes jetaient sur moi me perçaient le cœur, et ce n’était que le commencement.

» Et puis, c’est une faiblesse ridicule, si vous voulez, monsieur Wolfrang, mais, enfin, contemplant mon réduit si propre et mes rideaux blancs, mes meubles luisants, tout ce pauvre petit ménage auquel j’étais affectionné, et au milieu duquel je vivais depuis si longtemps, satisfait de mon sort, je frissonnais à l’horrible perspective de la vie de prison, de compagnonnage avec des malfaiteurs, moi, si timide… même dans mes relations avec des honnêtes gens !…

» Et cela n’était que le commencement… car, si l’on me condamnait, et je n’en pouvais guère douter… viendrait… le bagne !… Mes jours passés à la chaîne, accouplé à des voleurs et à des assassins !…

Le repris de justice, frissonnant encore à ce souvenir, garde un moment le silence et ajoute en soupirant :

— Oh ! non ! monsieur Wolfrang… non… je vous le confesse bien sincèrement, allez, la pensée de me sacrifier à mon frère ne m’est pas venue tout de suite ; et, bien plus… tandis que je répondais à l’interrogatoire du commissaire, de façon à ne pas compromettre Auguste, je me sentais, à mon grand étonnement, devenu soudain assez rusé, oui, monsieur Wolfrang, à mon grand étonnement ! car, à cette heure où je vous parle, je me demande encore d’où m’était venue tout d’un coup tant de fourberie ; oui, j’étais, dis-je, devenu soudain assez rusé pour penser à part moi :

» — Pendant que je laisse croire que je suis coupable, Auguste a le temps de se sauver… puis, plus tard… dès que je le croirai certainement en sûreté, je déclarerai que ce n’est pas moi qui ai commis le crime.

» Vous le voyez donc bien, et, je vous le répète, monsieur Wolfrang, il ne faut pas me croire meilleur que je ne le suis. Ce n’est que plus tard, et après des réflexions, des luttes douloureuses contre moi-même (car je me connaissais, et savais, vu mon caractère, tout ce que j’aurais à endurer)… ce n’est que plus tard que j’ai enfin pris mon parti. Je me dévouai tout à fait pour Auguste.

— Ah ! ces luttes mêmes, ces hésitations devant le terrible sort qui vous attendait, et dont vous aviez conscience, rendent plus admirable encore votre sacrifice.

— Vous exagérez, permettez-moi de vous le faire observer, monsieur Wolfrang, vous exagérez ce qu’il y a de louable dans ma conduite… Oh ! j’aurais eu vraiment le mérite que vous dites, si je m’étais décidé tout de suite… et là, bien hardiment, à me sacrifier pour mon frère. Mais il n’en a pas été ainsi. C’est seulement plus tard, en réfléchissant à l’avenir de mon pauvre Auguste et à celui de sa famille dans le cas où je ne me dévouerais pas pour lui, que j’ai été contraint, pour ainsi dire, par ces réflexions, à agir comme j’ai fait… Ce n’était que du réchauffé, comme on dit. Que voulez-vous ! il faut prendre les hommes tels qu’ils sont. Et puis enfin, tenez, monsieur Wolfrang… raisonnons un peu, et vous allez convenir que je ne pouvais pas faire autrement que de me sacrifier pour mon frère.

— Comment ! vous ne pouviez pas faire autrement ?

— Certainement, puisque j’étais forcé à cela.

— Forcé !… par quoi ?

— C’est bien simple ; toutes les apparences étaient contre moi, n’est-ce pas ?

— Oui, et terribles !

— Si terribles, qu’elles ne pouvaient tomber que par l’aveu de la vérité.

— Sans doute.

— Bon ! Ainsi je n’avais qu’un seul moyen au monde de m’innocenter : nommer le vrai coupable… Puisque, si je m’étais borné à répondre aux juges : « Le coupable n’est pas moi… sachez-le, » je n’aurais pas été cru ; trop d’apparences me condamnaient… Est-ce vrai ?

— C’est vrai.

— Vous le voyez donc bien, monsieur Wolfrang, il y avait une raison invincible, matérielle, qui, plus tard, devait me forcer à m’avouer coupable à la place d’Auguste ?

— Quelle était cette raison invincible ?

— Mon Dieu, monsieur Wolfrang, une raison toute naturelle : c’est qu’il est impossible à un frère de dénoncer son frère… J’aurais censément voulu la commettre, cette infamie… que, matériellement je ne l’aurais point pu, non, aussi vrai que le ciel nous éclaire… Ma langue se serait refusée à les prononcer, ces mots abominables, ces mots véritablement fratricides : « Ce n’est pas moi qui suis criminel… c’est mon frère ! »

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