XXIII

Wolfrang renonça et dut complétement renoncer à donner au repris de justice conscience de sa valeur morale, et à le persuader que son dévouement sublime ne lui était pas, ainsi qu’il le croyait, qu’il le sentait dans la naïveté de sa grande âme, – matériellement imposé par cette raison, pour ainsi dire PHYSIQUE, qu’un frère ne pouvait dénoncer son frère.

Wolfrang dit donc à M. Dubousquet, avec un accent d’affectueuse ironie :

— Soit !… rien de plus naturel que votre sacrifice… il ne mérite qu’une médiocre admiration, c’est entendu ; vous ne pouviez moralement ni même physiquement agir autrement que vous n’avez fait… c’est une psychologie et une physiologie toute nouvelles, dont l’invention fait du moins honneur à votre cœur…

— Allons, monsieur Wolfrang, voilà que vous vous raillez de moi !

— N’en doutez point, la raillerie est le sentiment qui me domine à cette heure. Mais continuez, de grâce, la lecture de ces pièces ; nous en étions au procès-verbal du commissaire de police au sujet des événements accomplis dans le domicile du banquier Borel.

— Cette lecture ne vous ennuie pas ?

— Vraiment non… J’ajouterai même, si inconcevable que cela vous semble peut-être, que cette lecture m’intéresse vivement…

— En ce cas, monsieur Wolfrang, je continue donc, répond ingénument le forçat libéré. Tel est le procès-verbal dont le commissaire de police m’a donné connaissance lorsque j’ai eu répondu à son interrogatoire :

« Cejourd’hui, à deux heures moins un quart du matin, nous avons été requis par un des domestiques de M. Borel, banquier, de nous transporter en hâte à son domicile, accompagné de nos agents, pour connaître d’une tentative de vol commise nuitamment, avec escalade et effraction, suivie de meurtre non totalement accompli par des causes indépendantes de la volonté du meurtrier.

» Nous avons été d’abord introduits dans une salle basse servant de resserre, dont les fenêtres s’ouvraient sur le jardin de l’habitation ; le contrevent de l’une de ces fenêtres avait dû être forcé à l’aide d’une pince en fer, le bris d’un carreau dont les fragments jonchaient le sol ayant permis au voleur d’ouvrir intérieurement les fenêtres.

» Nous avons remarqué sur le sol une empreinte de pas mêlée de boue et de sable du jardin ; et, en suivant toujours ladite empreinte, nous avons traversé un corridor, lequel nous a conduits à un escalier où s’observait encore la trace des mêmes pas ; et, le montant, nous sommes arrivés au palier du premier étage.

» Sur ledit palier s’ouvre la porte principale des bureaux de M. Borel, composés de deux pièces contiguës, à l’extrémité desquelles se trouve le cabinet du caissier. Dans ledit cabinet sont placés une caisse en fer et un bureau dont l’un des tiroirs, fermé par une serrure à secret, renferme habituellement, nous a-t-on dit, une somme assez considérable, destinée à effectuer des payements dont le taux n’exige pas que l’on ait recours à la caisse principale.

» Nous avons reconnu facilement des traces flagrantes de tentative d’effraction pratiquée sur le tiroir du bureau servant de caisse succursale et situé au fond dudit cabinet. Nous avons vu sur le plancher une large mare de sang, une pince en fer, et un débris de vêtement ; les traces des pas et une sorte de piétinement dans cette mare de sang témoignaient qu’une lutte avait eu lieu en cet endroit.

» En suite de cet examen des localités, nous avons été conduits par M. Borel dans une sorte de passage communiquant au cabinet, théâtre de la lutte, et nous avons vu étendu sur un lit de sangle le nommé Jean Dupont, garçon de recette de la maison, lequel couche chaque nuit dans ledit passage, afin d’être à même de garder la caisse.

» Le susnommé Jean Dupont, interrogé par nous sur ce qui était à sa connaissance, a répondu que, vers une heure du matin, il a été réveillé par un bruit sourd, causé par la tentative d’effraction effectuée sur le bureau placé dans la pièce voisine, dont la porte était restée ouverte.

» Ledit Jean Dupont, ne doutant pas qu’un voleur ne se fût introduit dans la maison, s’est levé et précipité dans la pièce voisine, éclairée par une petite lanterne déposée sur une table.

» Ledit Jean Dupont s’est alors trouvé en présence d’un homme de taille moyenne, vêtu d’une redingote blanchâtre et s’occupant à fracturer le tiroir du bureau.

» Cet individu ayant voulu prendre la fuite, à la vue dudit Jean Dupont, celui-ci l’a saisi et arrêté si violemment par le pan de sa redingote, qu’il lui est resté entre les mains.

» Mais, en ce moment, ledit Jean Dupont déclare avoir reçu du malfaiteur un premier coup de pince de fer sur la tête ; et, malgré ce coup, malgré la perte de son sang, ayant poursuivi la lutte, il a été atteint d’un second coup, assené sur le crâne avec tant de violence, que son sang a jailli à flots par cette nouvelle blessure, et qu’après avoir encore un instant lutté contre son meurtrier, ledit Jean Dupont tombant étourdi et sans connaissance, le malfaiteur a pu prendre la fuite.

» Ledit Jean Dupont, revenu à lui au bout de quelques instants, a déclaré s’être relevé, afin d’aller donner l’alarme dans la maison.

» C’est en suite de la perprétation des faits précédents que nous nous sommes transportés au domicile de M. Borel.

» Les déclarations de Jean Dupont recueillies par nous, nous avons continué nos investigations, et, suivant de nouveau les traces laissées par le malfaiteur en s’échappant, nous les avons distinguées des premières empreintes laissées par lui, en cela que les secondes étaient ensanglantées par suite de son piétinement dans le sang de sa victime.

» Nous nous sommes alors rendus dans le jardin, et, à l’aide d’une lanterne, nous avons reconnu les mêmes traces profondément imprimées dans le sol détrempé d’une allée ; elles aboutissaient à une muraille garnie d’un treillage à l’aide duquel le malfaiteur a pu gagner la crête du mur.

» Pendant que nous nous livrions à ces investigations dans l’intérieur du jardin, nos agents opéraient simultanément d’autres perquisitions dans une impasse le long de laquelle règne le mur extérieur du jardin précité.

» Là, ils ont trouvé une corde à nœuds, terminée par un crochet de fer très-ouvert et enserrant le chaperon de la muraille, laquelle corde avait évidemment servi au meurtrier à descendre de l’autre côté du mur.

» Au même instant, nosdits agents remarquèrent de la lumière à travers les vitres d’un appartement du rez-de-chaussée, dont les fenêtres donnaient sur l’impasse où ils venaient de découvrir la corde ; ils aperçurent dans l’intérieur de cet appartement un homme revêtu d’une chemise ensanglantée, et qui venait, sans doute, de se dépouiller de ses habits.

» Nosdits agents, n’écoutant que leur zèle et considérant, pour ainsi dire, cet individu comme étant en cas de flagrant délit, se sont introduits chez lui par la fenêtre et l’ont garrotté.

» Cet acte préventif devait être bientôt justifié : car nous trouvions dans le lambeau du vêtement laissé sur le théâtre de la lutte meurtrière, deux lettres, insignifiantes d’ailleurs, adressées au nommé Dubousquet, employé à l’administration des douanes.

» Or, ledit Dubousquet est ce même individu dans le domicile duquel nos agents se sont introduits, et les plus graves présomptions pèsent sur lui ; car, pénétrant à notre tour dans la maison dont nos agents nous ont ouvert la porte, nous avons trouvé en la chambre du nommé Dubousquet, alors en complète défaillance, une redingote d’un gris blanchâtre, trempée de pluie, largement tachée de sang aux manches et aux revers, et à laquelle s’adaptait parfaitement le pan de derrière laissé sur le lieu du crime, et auquel pan adhérait encore la poche contenant les deux lettres adressées audit Dubousquet.

» Celui-ci ayant repris connaissance, nous avons procédé à son interrogatoire, ainsi qu’il suit. »

Le repris de justice, après la lecture de ce procès-verbal, le déposa sur une table, Wolfrang lui dit :

— Tout concourait, en effet, à rendre les charges et les apparences accablantes pour vous. Ces habits étaient les vôtres ; on y découvrait des lettres à votre adresse ; enfin, votre chemise, mouillée par la pluie durant votre court séjour à la fenêtre, était tachée de sang, ainsi que votre lit. Mais comment votre frère n’a-t-il pas réfléchi qu’en revenant… ?

— Réfléchir, monsieur Wolfrang ?… Eh ! le malheureux avait la tête perdue par l’effroi, par le remords ; car, pour la première fois de sa vie, il versait le sang, et certes il ne se serait pas porté à cette extrémité s’il ne s’était vu arrêté par le garçon de caisse. Alors, il a perdu la tête d’épouvante ; il n’a songé qu’à échapper à son agresseur. D’abord, mon frère avait pensé, m’a-t-il dit plus tard, à se cacher dans la maison ; mais, craignant, par bon cœur, de me compromettre, il voulut seulement, encore par bon cœur, m’embrasser une dernière fois ; puis l’idée lui vint de changer ses vêtements mouillés et ensanglantés pour des habits secs, et défaire ainsi disparaître la trace de son crime. Hélas ! Auguste ne pouvait supposer le concours de circonstances qui devaient m’accabler, et il ignorait d’ailleurs, que les poches de la redingote que je lui avais prêtée continssent deux lettres à mon adresse, et oubliées par moi.

— Il est vrai… En un pareil moment, le trouble de votre frère était excusable ; il ne pouvait guère songer ou supposer qu’il vous compromettait si gravement. Vous avez été, sans doute, incarcéré ce jour même ?

— Hélas ! oui. Le commissaire, après m’avoir donné connaissance du procès-verbal, me demanda si j’avouais être le coupable.

» — Je n’ai rien à répondre, lui dis-je.

» Car, en suite de la lecture de cette pièce, il ne me restait pas le moindre doute sur la culpabilité d’Auguste. J’étais alors, je le répète, résolu à lui donner le temps de fuir, et c’est en cela que je m’étonnai d’être devenu soudain si rusé, en ne détruisant pas les charges élevées contre moi, et ne répondant ni oui ni non ; mais je voulais plus tard prouver mon innocence, sans réfléchir alors que c’était impossible, puisque je n’avais pour cela qu’un seul moyen : dénoncer mon frère.

» Enfin, le commissaire m’arrête au nom de la loi, et me signifie que je vais le suivre en prison.

» À ce mot de prison, si terrible pour moi, vu mes habitudes et mon caractère, figurez-vous que mon sang ne fit qu’un tour, monsieur Wolfrang, et je crus que j’allais derechef me trouver mal. Mais que faire ?… il n’y avait pas à reculer ; je demandai au magistrat la permission de faire un petit paquet de linge et de bardes.

» Pendant que je m’occupais de ce soin, j’entendis un agent de police dire à un gendarme en parlant de moi :

» — Croirait-on, à voir son air bêtasse, que ce brigand-là vient de forcer une caisse et d’assassiner un homme ? A-t-il l’air en dessous, ce gredin-là !

» — Je me connais en criminels, – répond le gendarme : – les pires de tous sont ceux à qui l’on donnerait, comme à celui-là, le bon Dieu sans confession.

» Hélas !… gredinhypocritebrigandassassin !… ça commençait, vous le voyez, monsieur Wolfrang, ça commençait… J’aurais voulu être à cent pieds sous terre. Enfin, j’achève mon petit paquet ; on me remet les menottes, que l’on m’avait ôtées pendant un instant, et le commissaire me dit :

» — Partons.

Le repris de justice garde un moment le silence, son regard devient humide, et il ajoute :

— Tenez, monsieur Wolfrang, j’ai eu, depuis ce jour-là, bien des peines dans ma vie, mais jamais, non, jamais, je n’ai été plus navré qu’à cet instant où il m’a fallu quitter ce modeste logement où j’avais passé des années si paisibles, si heureuses, sauf les soucis que me donnait l’infortune de mon pauvre frère. Enfin, je vous l’avoue, monsieur Wolfrang, je ne pus m’empêcher de pleurer à chaudes larmes en disant à part moi adieu à mon pauvre gite.

» — Il paraît que nous avons la larme joliment facile ? – dit en riant un gendarme à un agent en parlant de moi.

» Je ne voulus pas être un objet de risée, je renfonçai mes larmes et nous sortîmes de chez moi… Ah ! monsieur Wolfrang, je n’étais pas au bout de mon rude apprentissage de criminel !

— Quoi donc encore, pauvre martyr ?

— Le jour était venu ; la pluie avait cessé ; les locataires de la maison et les voisins, instruits des événements de la nuit, encombraient la ruelle, afin de me voir passer.

» J’allais sortir de notre allée, lorsque j’entends les rumeurs de la foule, rumeurs où dominaient ces mots :

» — Le voilà, le scélérat !… l’assassin !… – Qu’est-ce qui aurait cru ça de lui, avec son air sainte-nitouche ?… – Quel hypocrite ! quelle canaille !

» Quand j’entendis ces mots, quand je vis attachés sur moi les regards menaçants de tout ce monde qu’il me fallait traverser, ce fut plus fort que moi, monsieur Wolfrang, je ne voulus plus sortir de l’allée ; je me retournai brusquement vers le commissaire, qui me suivait, et je m’écriai hors de moi :

» — Je ne sortirai pas… vous me tuerez plutôt !…

» Cette résistance était, de ma part, absurde, je le sais, monsieur Wolfrang, puisqu’on pouvait me forcer de marcher ; mais j’avais la tête perdue à l’idée de traverser cette foule, où je reconnaissais des locataires jusqu’alors très-bons pour moi ; car, sans vanité, l’on m’aimait assez dans la maison.

» — Allons, gendarmes, faites donc avancer cet homme ! – avait dit le commissaire.

» — Veux-tu marcher, gredin ! s’écria l’un des agents.

» Et, à l’aide de son camarade, il m’entraîna hors de l’allée, me poussant si brutalement devant lui, que je trébuchai, je perdis l’équilibre et j’allai rouler dans le ruisseau.

» Les éclats de rire méprisants et les huées de la foule retentirent autour de moi. J’avais les mains liées ; je faisais des contorsions, sans doute ridicules, afin de me redresser debout, et tout le monde de redoubler de huées, sans pitié…

— Ah ! c’est horrible !

— Après tout, ils étaient excusables, monsieur Wolfrang ; ils devaient me croire criminel ; je leur ai pardonné plus tard… mais alors je les accusais d’être des gens bien méchants…

» Enfin, les agents me mettent sur mes pieds, me saisissent au collet, et, craignant une nouvelle résistance de ma part, me placent au milieu d’eux, tandis qu’un gendarme me donne des coups de genou dans les reins pour me faire avancer.

» Alors, moi, pour en finir, savez-vous ce que j’ai fait, monsieur Wolfrang ?… J’ai marché en fermant les yeux pour ne pas voir les figures insultantes ou indignées que je rencontrerais durant le long trajet de mon domicile à la prison. Mais, hélas ! si je ne voyais rien, j’entendais les propos menaçants, les huées qui me poursuivaient, car une bande d’enfants de mon quartier m’accompagnait en répétant sur mon passage que j’étais un voleur et un assassin. J’avais beau, afin de me réconforter, me redire à moi-même : « Ce n’est pas vrai, je ne suis ni voleur ni assassin ! » c’est égal, on m’aurait alors demandé si je voulais mourir subitement, que j’aurais accepté avec reconnaissance. Enfin, nous arrivons à la prison, et, là, grâce au ciel, une douce surprise m’attendait et me fit oublier tout ce que je venais d’endurer.

— Quelle fut donc cette surprise !

— Pendant les formalités de mon écrou, le concierge me demanda si je voulais être à la pistole. Je ne comprenais pas : il m’expliqua que, moyennant quinze sous par jour, je pouvais avoir une chambre à part… Jugez de ma joie, monsieur Wolfrang ! jugez-en ! car ce qui m’effrayait le plus, c’était de me voir confondu pêle-mêle avec les malfaiteurs ; aussi, lorsque je fus établi dans ma cellule, je me jetai à genoux pour remercier le bon Dieu.

» Mon cœur si serré, si navré, s’épanouit dans cette solitude.

» Alors, plus calme, mais épuisé par tant de secousses, je me jetai sur mon lit, où je dormis pendant dix heures de suite. Ce bon sommeil reposa mon esprit, et me permit, à mon réveil, d’envisager en face ma situation à l’avenir. C’est alors, monsieur Wolfrang, que commença cette lutte contre moi-même dont je vous ai parlé… La voici, résumée en deux mots :

» — Auguste s’est échappé ; on me croit coupable, je prolongerai cette erreur, sans cependant rien avouer ; mon frère aura ainsi le temps de fuir et de gagner peut-être un pays étranger, me disais-je. – Bon !… mais ensuite, lorsque je paraîtrai devant le tribunal ? Eh bien, je répondrai aux juges : « Je suis innocent. » – Bon !… mais de quelle manière prouver mon innocence, lorsque tant de charges m’accablent ?…

» Là était la difficulté, monsieur Wolfrang ; j’avais beau vouloir la tourner de toutes façons, elle se dressait toujours insurmontable. Oui, de quelle manière prouver mon innocence ?

» Aussi, après avoir longtemps réfléchi, je dus m’avouer que le seul moyen de m’innocenter était de dénoncer le vrai coupable, de raconter comment il s’était caché chez moi, comment je lui avais prêté des habits, afin de remplacer ses haillons ; enfin, de dire toute la vérité… Bon !… mais le vrai coupable, qui était-il ? Mon pauvre Auguste ! Il me fallait donc dénoncer mon frère ?… Ça ne se pouvait pas, non, ça ne se pouvait pas !

» Alors, qu’arriverait-il ? J’aurais beau affirmer mon innocence, l’on ne me croirait point, l’on ne pourrait me croire, en raison des apparences toutes réunies contre moi.

— Soit !… mais, du moins, vous protestiez de votre innocence à la face de Dieu et des hommes !

— La belle avance, monsieur Wolfrang ! je n’en serais pas moins condamné ; malgré mes protestations d’innocence, je n’en passerais pas moins pour criminel aux yeux de tous, et j’aurais à subir autant, d’humiliations que si je m’avouais coupable. Or, cet aveu assurait le repos d’Auguste, on ne le soupçonnait pas, il ne serait jamais poursuivi ; mais, d’un autre côté, cet aveu m’envoyait au bagne, moi ! et cela m’épouvantait… De là mes hésitations, mes luttes entre mon dévouement pour Auguste et mon égoïsme.

— Son égoïsme ! – s’écrie Wolfrang. – Et il est sincère ! il s’est cru égoïste… en hésitant à se sacrifier pour son frère !…

— Mais dame !… monsieur Wolfrang, écoutez donc…

— Bien, bien… c’est entendu : votre action est tout au plus méritoire. Mais votre frère ne put donc pas gagner la frontière, se mettre à l’abri des poursuites, vous écrire, et alors, quoi qu’il vous eût coûté, je le comprends, de dénoncer votre frère, vous pouviez vous résigner à cette extrémité, le sachant en sûreté ?

— D’abord, monsieur Wolfrang, je n’ai eu des nouvelles d’Auguste qu’après ma condamnation. En quittant Lyon, il s’était dirigé sur Paris… Mais, au quart du chemin, une fièvre violente, causée par tant d’émotions, l’avait saisi ; obligé de s’arrêter dans une auberge, il y tomba si gravement malade, qu’on dut le transporter à l’hospice du chef-lieu, où il est resté pendant plus de trois mois entre la vie et la mort, incapable ainsi de me donner de ses nouvelles. La première lettre qu’il m’a écrite, je l’ai reçue au bagne de Brest.

— Quelle fatalité !

— Ce n’est pas tout. N’ayant aucune nouvelle d’Auguste, il me fallait, si je devais m’y résigner, me décider promptement à m’avouer coupable.

— Pourquoi n’auriez-vous pas, au contraire, tâché de traîner le procès en longueur ?

— Et si Auguste était arrêté ? si, poussé par le remords, il faisait des révélations ? Cette crainte me navrait ; il fallait donc promptement me décider.

» Le juge d’instruction m’interrogeait le lendemain ; il me restait moins de vingt-quatre heures pour prendre une résolution.

» Ah ! monsieur Wolfrang, c’est la plus mauvaise heure que j’aie passée de ma vie, partagé, je vous l’ai dit, entre mon égoïsme, qui me représentait les horreurs du bagne, et mon affection fraternelle, qui me criait : « Sauve Auguste !… »

» Enfin, après avoir réfléchi toute la nuit, bien posé le pour et le contre, je me décidai surtout pour cette raison :

» — Je suis garçon, me dis-je ; personne ne s’intéresse à moi ; Auguste est père de famille ; il n’a d’autre héritage à laisser qu’un nom honorable ; son amour pour sa femme est la seule consolation qui lui reste au milieu des chagrins qu’il éprouve ; je connais Suzanne : le déshonneur de son mari la tuerait, ou bien elle ne le reverrait jamais. Il n’y a pas à hésiter… je dois me sacrifier. Le bagne m’épouvante, c’est vrai, mais l’on s’habitue à tout ; j’aurai, d’ailleurs, ma conscience pour moi… et puis, une fois aux galères, ma petite fortune ne me servira à rien : mon frère et sa famille en profiteront. Donc, c’est entendu, j’avouerai que je suis le coupable. Mes aveux abrégeront le procès, et ce sera plus tôt fini… Reste le cas où mon pauvret Auguste serait arrêté et ferait des révélations de son côté… Ce serait un grand malheur… il lui arrivera ce qui pourra, mais je n’aurai rien à me reprocher…

» Eh bien, le croiriez-vous, monsieur Wolfrang ? et cela prouve la vérité du proverbe : Une bonne action a toujours sa récompense, ma décision prise, j’ai ressenti un allégement, un contentement extrême… J’étais tranquille… presque joyeux.

» On vint justement à ce moment-là me chercher pour me conduire au greffe, où m’attendait le juge d’instruction chargé de m’interroger ; je descendis les escaliers quatre à quatre, d’un pas dégagé ; je ne touchais pas terre.

» J’entre dans le cabinet du magistrat, où il se trouve avec son greffier ; mais, avant qu’il ait le temps de m’adresser la parole, je lui dis, d’un ton leste et d’un air très-satisfait de moi-même (et je l’étais, en effet, intérieurement, très-satisfait) :

» — Monsieur, mon interrogatoire devient inutile. C’est bien moi, Amédée Dubousquet, qui ai voulu voler M. Borel. C’est bien moi qui, me voyant surpris par le garçon de caisse, me suis débarrassé de lui en lui donnant des coups de barre de fer sur la tête ; maintenant, monsieur, menez mon procès bon train, c’est tout ce que je vous demande.

— Le juge a dû vous prendre pour un scélérat endurci.

— Ah ! monsieur Wolfrang, d’abord il m’a regardé, muet de surprise et d’horreur ; et puis il n’a pu s’empêcher de s’écrier, parlant au greffier en levant les mains au plafond :

» — Pas l’ombre d’un remords !… Quel monstre !

» Tandis que, moi, je me disais, ajoute le forçat libéré, souriant avec bonhomie :

» — Oui, oui, va, tu en verras souvent dans ta geôle, des monstres de mon espèce ! je t’en souhaite !

— Quelle nature angélique ! – se dit Wolfrang à de mi-voix.

Et il reprend tout haut :

— Ainsi le magistrat renonça dès lors à vous interroger ?

— Il le fallait bien : je refusais de répondre, répétant toujours d’un ton très-satisfait de moi-même :

» — Puisque j’avoue le crime, à quoi bon vos questions, monsieur ?

» — Mais, malheureux que vous êtes ! – s’écriait le magistrat, – vous n’avez donc pas même conscience de votre crime ? vous n’éprouvez donc nul repentir de ce que vous avez fait ?

» — Moi, me repentir de ce que j’ai fait ? Ah ! bien oui ! au contraire ! – me suis-je même échappé à répliquer presque involontairement ; car je répondais plutôt à ma pensée secrète qu’à la question du juge.

» Aussi ce brave homme a-t-il dû me prendre pour un scélérat endurci, comme vous disiez, monsieur Wolfrang.

— Mais comment cette légitime sérénité de conscience, grâce à laquelle vous braviez presque gaiement les interrogatoires, ne vous a-t-elle pas toujours soutenu dans votre longue vie d’épreuves ?

— C’est bien simple, monsieur Wolfrang, et vous allez le comprendre. Lors de mon premier interrogatoire, j’éprouvais cette espèce de fièvre de contentement, cette exaltation que l’on restent toujours, je crois, après l’accomplissement d’un devoir généreux qui vous a coûté ; aussi je me sentais quasi guilleret ; mais, malheureusement, cette effervescence passée, il n’en a plus été de la sorte. Oh ! seul avec moi-même, dans ma cellule, ça allait bien, le roi n’était pas mon maître, comme on dit ; mais, dès que je me trouvais en présence de quelqu’un, je souffrais le martyre en songeant au mépris, à l’aversion que j’inspirais… Mais dame !… que voulez-vous, monsieur Wolfrang ! tout ne peut pas être rose dans le sacrifice !

— Ah ! – reprit Wolfrang profondément ému, – que ne puis-je vous donner connaissance et conscience de ce qu’il y a d’adorable et de touchant dans le mélange de grandeur et d’ingénuité qui vous caractérise !… combien vous seriez fier !… Mais, non, non, vous êtes de ceux-là qui passent obscurs, ignorés d’eux-mêmes et d’un monde dont ils devraient être l’exemple et l’admiration !

— Ah ! monsieur Wolfrang, monsieur Wolfrang !

— Pardon… je m’étais imposé de ne plus tenter, tâche impossible, de vous révéler à vous-même… Revenons à votre procès. Quelle a été dans cette circonstance la conduite du banquier Borel ?

— Impitoyable ! elle devait l’être ; son intérêt le forçait d’agir ainsi. Je l’avais vu, d’ailleurs, une fois dans ma prison… Lui seul devina que je n’étais pas coupable.

— Monsieur Borel ? – s’écrie Wolfrang ; – et comment a-t-il pu pénétrer votre secret ?

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