XXIV

Le forçat libéré, à cette question de Wolfrang : « Comment a-t-il pu pénétrer le secret de votre innocence ? » sourit amèrement et répondit :

— M. Borel nous connaissait dès l’enfance, mon frère et moi, et, quoique je ne l’eusse pas revu depuis son indigne abus de confiance envers Auguste, le banquier savait que j’avais toujours mené une vie honorable et que mon patrimoine et mes appointements d’employé devaient me mettre à l’abri de la tentation de vol. Puis, enfin, il me tendit un piége dans lequel je tombai.

— Un piége ! et dans quel dessein ?

— Ah ! dans un dessein bien facile à concevoir ; mais la réflexion m’est venue trop tard. Voici ce qui se passa…

» M. Borel était membre d’une association destinée à moraliser les prisonniers soumis au régime cellulaire, et à leur fournir de bons livres ; il eut donc un prétexte tout naturel de venir un jour dans ma cellule.

» Il feint d’abord l’attendrissement et la douleur ; il me témoigne son chagrin de me voir, moi qu’il connaît depuis l’enfance, accusé d’un grand crime.

» Enfin il a l’effronterie de me demander des nouvelles d’Auguste, ajoutant qu’il a depuis longtemps pardonné à mon frère son indélicatesse, pour ne pas dire pis, au sujet de ces cinquante mille francs qu’il prétendait lui avoir confiés, à lui, Borel.

» Je suis d’un caractère très-patient ; mais l’audace du banquier me mit hors de moi. C’est là sans doute ce qu’il voulait ; et, lui apprenant les malheurs d’Auguste et de sa famille, je m’écriai :

» — Ces affreux malheurs, qui les a causés ? Votre abus de confiance, monsieur !… oui ; et, si jamais la misère, le désespoir, poussaient un jour mon frère à commettre une mauvaise action… c’est vous qui en seriez responsable devant Dieu !

— Ces reproches, cette supposition de votre part, durent, en effet, mettre le banquier sur la voie de la vérité.

— Il est vrai, monsieur Wolfrang, j’en disais trop ; mais l’indignation m’emportait malgré moi ; je commençais à tomber dans le piége que le banquier me tendait.

— Que vous a-t-il répondu ?

— Qu’il dédaignait cette accusation d’abus de confiance, vieille calomnie à l’aide de laquelle Auguste avait tenté de lui escroquer autrefois une somme considérable, indignité dont il s’était, d’ailleurs, rétracté plus tard, témoin sa lettre (lettre dont je vous ai parlé, monsieur Wolfrang, et que mon malheureux frère avait eu l’insigne faiblesse d’écrire en ce temps-là), et témoin aussi une humble demande de secours faite personnellement par Auguste au banquier, il y avait trois mois, et à laquelle il s’était généreusement empressé de répondre après de nouvelles assurances de repentir de la part de mon frère.

— Il s’était donc adressé à M. Borel pour obtenir de lui des secours ?

— Jamais, monsieur Wolfrang ! jamais ! c’était un mensonge du banquier.

— Mais à quoi bon ce mensonge ?

— Vous allez voir… Je réponds à M. Borel que ce qu’il dit est faux, qu’il est matériellement impossible que mon frère lui ait, en personne demandé un secours, il y a trois mois, puisqu’il y a deux mois Auguste se trouvait encore en Amérique ; enfin, j’ajoute imprudemment :

» — S’il se fût adressé à vous, il me l’eût dit dernièrement.

» — Vous avez donc vu tout récemment votre frère à Lyon ? me dit M. Borel.

— En effet, – interrompt Wolfrang réfléchissant, – vous livriez à peu près votre secret ; car, avouer le récent séjour du votre frère à Lyon, c’était presque le désigner comme l’auteur de cette tentative de vol, rendue probable par la détresse de ce malheureux et par l’abus de confiance dont il avait été victime, tandis que l’aisance dont vous jouissiez et vos antécédents honorables devaient éloigner de vous tout soupçon…

— Il est vrai, j’avais étourdiment parlé ; mais je ne me possédais plus…

— Je ne comprends pas encore cependant quel pouvait être l’intérêt du banquier à connaître le véritable auteur de cette tentative de vol.

— Cet intérêt, vous allez le comprendre ; car, certain, d’après ma réponse irréfléchie, qu’ainsi qu’il le présumait, mon frère s’était trouvé à Lyon durant cette nuit funeste, le banquier me dit :

» — Écoutez-moi, monsieur Dubousquet ; votre réponse me prouve ce dont je me doutais : votre frère est l’auteur de la tentative de vol commise chez moi ; mais vous êtes son complice…

— Qu’entends-je ! vous, complice de ce vol ?

— Oui, monsieur Wolfrang ; en voilà bien d’une autre, n’est-ce pas ?… Mais vous n’êtes point au bout.

— Ah ! le misérable ! s’écrie Wolfrang ; – quelle profonde astuce ! Je commence à comprendre ce qu’il se proposait.

— Oh ! oui, elle est bien noire, l’astuce de cet homme, allez, monsieur Wolfrang ! C’est effrayant lorsqu’on y songe. Mais écoutez la fin.

» — Vous êtes le complice de votre frère, – me dit donc M. Borel. – Vous l’avez probablement caché chez vous, afin de lui faciliter les moyens d’accomplir son crime ; vous lui avez évidemment fourni l’argent nécessaire à acheter la corde, la pince, la lanterne sourde… Cette lanterne seule vaut au moins vingt francs ; je l’ai examinée au greffe : c’est une lanterne de luxe ; or, il est impossible que votre frère ait fait, sans votre concours, une acquisition pareille ; il était, m’avez-vous dit, dans la détresse : et cela est si vrai, qu’à son arrivée à Lyon, vous lui avez prêté des habits pour remplacer ses haillons.

— Comment le banquier connaissait-il cette circonstance ?

— On avait trouvé dans le pan déchiré de la redingote des lettres à mon adresse ; M. Borel devait donc penser que cet habit m’appartenait ; or, je ne l’aurais pas prêté à mon frère…

— S’il n’eût été vêtu de haillons… c’est juste…

— M. Borel ajouta :

» — Il résulte des investigations de la justice que l’individu qui, dans la soirée du crime, a acheté cette lanterne, a, pour la payer, tiré de sa poche plusieurs pièces d’or. Cet or, d’où provenait-il ?… De vous, certainement.

— En effet, vous aviez remis deux cents francs en or à votre frère…

— Oui, craignant qu’il ne fût reconnu et arrêté pour sa prétendue rixe avec le gendarme, en qu’en ce cas, mon frère, quoi qu’il arrivât, ne fût dépourvu d’argent.

— La scélératesse de ce Borel me confond, – reprend Wolfrang.

Et pensif, il ajoute :

— Il n’est que trop vrai, et j’y réfléchis maintenant, vous pouviez, par la fatalité de ces circonstances, être considéré comme le complice de votre frère.

— M. Borel le sentait bien… et c’est là-dessus qu’il comptait, quoique, au fond, il fût certain de mon innocence ; aussi a-t-il repris :

» — Vous êtes complice de la tentative de vol commise par votre frère ; cela est pour moi hors de doute, et il en serait de même pour la justice… si elle savait ce que je sais… Et, à cette heure, – songez bien à mes paroles, – votre frère a pu s’échapper… vous assumez sur vous seul, par générosité pour lui, la responsabilité d’un crime dont vous êtes complice. Ceci vous regarde… Quant à moi, par un reste de pitié pour cet homme… autrefois mon ami d’enfance… je veux bien consentir à ne pas le signaler à la justice ; mais, prenez-garde… vous avez jusqu’ici refusé de répondre aux interrogatoires des magistrats ; c’est peut-être, de votre part, une tactique assez familière aux prévenus : ils réservent ainsi pour l’audience leurs moyens de défense, et échappent à la longueur des épreuves contradictoires de l’instruction, et parfois surprennent ainsi la religion des jurés ; mais, je vous le répète, prenez garde ! si, parmi vos moyens de défense, vous espériez atténuer votre crime en invoquant contre moi cette abominable et ancienne calomnie d’abus de confiance…, je serais sans pitié pour votre frère et pour vous ; non que je redoute en quoi que ce soit cette diffamation : ma vie, grâce à Dieu, est irréprochable aux yeux de tous… Je ferais justice de cette infâme accusation… mais je serais sans pitié pour deux misérables qui, afin d’excuser leur forfait, ne reculent pas devant la plus odieuse calomnie dont on puisse vouloir rendre victime un homme de bien !

— Ciel et terre ! une si noire hypocrisie cause une sorte de vertige, d’épouvante et d’horreur !…

— C’est justement ce que j’éprouvais, monsieur Wolfrang… Oui, j’éprouvais une sorte de vertige en entendant le banquier me parler ainsi ; car nous étions seuls, personne ne pouvait nous entendre, et il me tenait le langage qu’il eût tenu devant témoins… Je restai muet de stupeur.

» Il acheva en ces termes :

» — Ainsi, songez-y bien… si vous aviez l’audace de tenter de jeter l’ombre d’un soupçon sur l’intégrité de ma vie entière… à l’instant je dénonce votre frère à la vindicte des lois… Je produis la lettre, écrasante pour lui, qu’autrefois il m’a écrite, et je révèle qu’il est l’auteur du crime dont vous êtes complice. Votre frère a pu rester jusqu’à présent impuni, parce qu’on ignore sa culpabilité ; aucune recherche n’a été exercée contre lui… mais, dès qu’il sera signalé, il sera poursuivi, on l’atteindra où qu’il soit… et, grâce à l’extradition, il sera même atteint en pays étranger… Quant à vous…, la justice vous tient, elle ne vous lâchera pas. Votre frère arrêté, assumât-il sur lui la responsabilité du crime, il ne vous sauverait pas ; en vain, même, vous rétracteriez vos aveux, vous seriez accablé par les preuves flagrantes de votre complicité. Le séjour mystérieux de votre frère chez vous, l’or vu entre ses mains et qui ne pouvait provenir que de vous, tout enfin, je vous le répète, vous accablerait, et, votre frère et vous, vous recevriez le juste châtiment de vos forfaits… Sur ce, monsieur Dubousquet, réfléchissez, – ajouta le banquier.

» Et il sortit de ma cellule…

— Maintenant tout m’est dévoilé ! Malgré son audace, malgré son hypocrisie, malgré l’autorité de son irréprochable réputation ; enfin, malgré la lettre de votre frère, ce Borel redoutait toujours la révélation de son abus de confiance, source impure de son immense fortune.

— Sans doute, monsieur Wolfrang ; et il me disait clairement, à moi qui, seul, pouvais lire à travers tant de mensonges sa pensée secrète : « Je vous sais innocent, Auguste a commis le crime, vous vous sacrifiez pour lui ; mais, prenez garde !… »

— « … Si vous révélez l’abus de confiance que j’ai commis, – continua Wolfrang poursuivant la pensée du repris de justice, – je rends votre sacrifice inutile… en dénonçant votre frère. Vous passerez fatalement pour son complice, et vous serez tous deux condamnés au bagne. Tandis que, si vous gardez le silence, votre frère ne sera jamais poursuivi, et vous jouirez, du moins, du prix de votre généreux sacrifice… »

— Mon Dieu, oui… et ces menaces, M. Borel pouvait les accomplir ; je devais infailliblement passer pour être le complice d’Auguste. Il s’était caché dans ma demeure ; on avait vu en sa possession de l’or qu’il tenait de moi, et avec lequel il s’était procuré les instruments de son crime… Vous le voyez… j’étais enlacé de tous côtés comme un pauvre moucheron dans une toile d’araignée… J’aurais même alors voulu revenir sur ma résolution de me sacrifier pour mon frère, que je ne l’eusse pas pu, non, et j’aurais été assez infâme pour le dénoncer, que je fusse resté son complice… Ah ! monsieur Wolfrang !… si vous saviez combien alors je me suis félicité de m’être décidé à me dévouer pour Auguste avant mon entrevue avec M. Borel !

— Pourquoi cela ?

— Pourquoi ?… Mais pensez donc que j’aurais eu le chagrin de me dire que mon dévouement pour mon frère avait été moins volontaire que forcé… puisque, de toute façon, je devais être regardé comme complice du crime… Heureusement, à ce sujet-là…, je suis tranquille, – ajoute le forçat libéré avec un soupir d’allégement : – j’ai toujours eu la consolation de me dire que mon sacrifice partait du cœur.

Share on Twitter Share on Facebook