XXIX

Albert Gérard, croyant trouver sa fiancée seule, ne peut cacher sa surprise à l’aspect de Sylvia : il est pâle, défait, et semble profondément abattu.

Le jeune homme, si effrayant la veille dans ses sauvages emportements de jalousie, est presque méconnaissable ; ses traits, malgré leur caractère énergique et passionné, expriment alors la mansuétude, la résignation et la souffrance.

Interdit, il s’arrête au seuil de la porte, osant à peine lever les yeux sur les deux amies.

Antonine se lève, va prendre son fiancé par la main, le conduit ; et il la suit machinalement jusque devant Sylvia ; puis, d’une voix touchante :

— Albert… il faut d’abord que je vous présente à madame Wolfrang… mon amie… ma meilleure amie… Elle vous pardonne le scandale que vous avez, hier au soir… causé dans son salon… car c’est chez elle que je chantais…

— Ah ! madame ! balbutie le sous-officier écrasé de confusion, je suis désespéré… de ce qui s’est passé… Que d’excuses !…

— Ces excuses, Antonine me les a faites, monsieur… et je les ai de grand cœur acceptées… Ne parlons plus de cet événement : il est, je vous l’assure, en ce qui me concerne, tout à fait oublié… Votre lettre nous a profondément émues toutes deux.

Et Sylvia, répondant à un geste de surprise d’Albert, ajoute :

— Ce billet, Antonine m’a permis de le lire… elle m’a dit combien elle vous aimait, combien vous vous étiez toujours montré digne de son amour… et, lorsque par discrétion… je désirais la laisser seule avec vous : « Non, – m’a-t-elle dit, et je vous rapporte ses paroles, – non, je désire que vous connaissiez Albert… je veux que vous sachiez qu’il est aussi digne de moi que je suis digne de lui… Enfin…, a ajouté Antonine…, et pourquoi ne le dirais-je pas ? – continue Sylvia, – je suis fière de montrer à mon fiancé que j’ai su conquérir une amie telle que vous. » De cette amitié, Antonine doit, en effet, être fière, monsieur… car ce qui la lui a conquise et méritée, c’est la noble franchise de son caractère, c’est la loyauté, la droiture de son cœur… enfin, c’est sa vertu, monsieur !

Ces derniers mots sa vertu, accentués d’une voix ferme et haute par Sylvia, étaient une allusion trop positive aux soupçons injustes manifestés la veille par le jeune homme à l’égard d’Antonine, pour que celui-ci ne sentît pas la portée de ces paroles, et la nécessité d’y répondre.

Il se recueillit un instant, et, se tournant vers Sylvia :

— Madame, voici toute la vérité… je bénis le hasard qui vous a amenée ici… car vous faire, à vous, madame, cet aveu accablant et déshonorant pour moi, me semble moins pénible, je le confesse, que si je devais directement l’adresser à Antonine.

— Allons, courage, monsieur !… – dit Sylvia d’un ton bienveillant, – ma digne amie n’entendra de cet aveu que ce qui peut vous être favorable… le reste sera pour elle non avenu…

— J’avais, madame, obtenu un congé jusqu’à l’expiration de mon temps de service ; j’étais ainsi à peu près libéré. Voulant ménager une surprise à Antonine, je ne lui écris rien de ce congé ; j’arrive à Paris, j’accours ici hier au soir…

» J’allais m’adresser au concierge afin de savoir si Antonine était chez elle, lorsque je rencontre sous la porte cochère un jeune homme qui s’empresse de me dire qu’il est de la maison, et offre de me donner les renseignements que je cherche peut-être… Je lui demande simplement si mademoiselle Antonine Jourdan est chez elle…

» À ce nom, il me regarde attentivement, sourit d’un air étrange, me répond que cette demoiselle est absente, ayant été invitée à passer la soirée chez le maître de la maison, et ajoute d’un air mystérieux :

» — Si vous le voulez… je peux vous confier beaucoup de choses très-particulières sur notre belle et jeune locataire, et, entre autres, certaine aventure arrivée ce matin, et qui ne peut manquer de vous intéresser, ne fût-ce que par esprit de corps, car il s’agit d’un militaire…

» Je l’avoue à ma honte, au lieu de tourner le dos à ce bavard… je me sens… je ne sais pourquoi… vaguement inquiet… je cède à une misérable curiosité… j’écoute… et j’apprends…

Mais, pâlissant encore à ce souvenir et à celui de la terrible scène de la veille, le sous-officier est tellement ému, que sa voix expire sur ses lèvres.

Sylvia, non moins apitoyée qu’Antonine, veut épargner à Albert la douleur d’achever cette cruelle confession, et ajoute :

— Vous apprenez, monsieur, une calomnie infâme ; et, sans même réfléchir que l’infamie de ce soupçon renfermait la meilleure preuve de son absurdité, l’impétuosité naturelle de votre caractère vous emporte… une jalousie insensée trouble votre esprit, votre raison s’égare… vous devenez fou… si complétement fou…, qu’après avoir adressé à Antonine le plus sanglant outrage qui puisse être fait à une honnête femme… vous voulez la tuer.

— Ah ! malheur à moi ! – murmure Albert Gérard frissonnant et cachant son visage entre ses mains. – Honte et malheur à moi !…

— Non, – répond Antonine d’une voix miséricordieuse et tendre ; – à vous indulgence, pardon et bonheur, mon ami…

Et la jeune artiste, prenant alors l’une des mains de son fiancé, l’oblige ainsi, par un doux mouvement, à démasquer son visage.

Puis elle ajoute :

— Sylvia l’a dit…, pauvre Albert, hier au soir… vous étiez fou… vous n’aviez plus conscience de vos paroles… de vos actes… Oubliez ce funeste rêve, ainsi que je l’oublie moi-même…

— Ah ! comment oublier jamais… qu’à la face de tous… et sans presque vous donner le temps de me répondre… de me convaincre de la fausseté de ces terribles apparences… je vous ai accusée… vous, Antonine… vous… grand Dieu !… d’avoir… été… ?

— Franchement, Albert, – reprend la jeune artiste avec une affectueuse dignité, interrompant le sous-officier, est-ce qu’une pareille accusation… lors même que, par impossible, vous l’auriez de sang-froid portée contre moi, pouvait m’atteindre ?… C’est vous, pauvre aveugle, qu’elle eût avili… Mais, de grâce, laissons là ces suppositions indignes de vous, de moi et de l’amie qui nous écoute… et, puisque tout est oublié, témoignons-lui notre reconnaissance pour l’intérêt qu’elle nous porte, en la rendant heureuse de notre bonheur… Elle sait nos projets… rien ne s’oppose plus maintenant à ce qu’ils se réalisent ; vous êtes, grâce à votre congé, libéré du service… Il reste à savoir ce qu’il adviendra de la concession de terrain en Algérie… L’avez-vous obtenue ?

— Pas encore…, – répond Albert, – mais prochainement elle me sera accordée, j’en ai la promesse formelle de mon colonel.

Albert Gérard a prononcé ces mots d’un air embarrassé, en pâlissant davantage ; ses traits, malgré les indulgentes et tendres assurances de sa fiancée, loin de se rasséréner, révèlent une contrainte, une angoisse croissantes, jusqu’alors inaperçue d’Antonine.

Sylvia, plus clairvoyante, est saisie d’un doute soudain dont elle est effrayée.

Voulant à tout prix l’éclaircir, elle examine attentivement les traits du sous-officier, dont le regard est baissé.

Puis elle reprend en s’efforçant de sourire malgré ses perplexités :

— Chère Antonine, vous allez me reprocher sans doute de brusquer un peu les choses… mais voici mon excuse… Wolfrang et moi, nous sommes des oiseaux voyageurs… Il est possible qu’avant peu nous quittions Paris… mais je tiens tant à être témoin de votre bonheur…, que je retarderai notre départ jusqu’à l’époque de votre mariage… Quand aura-t-il lieu ?…

— Chère Sylvia, – répond gaiement Antonine, – je suis trop franche pour ne pas répondre… contrairement aux lois de la bienséance, obligatoires pour toute demoiselle bien élevée… que je désirerais que notre mariage eût lieu le plus tôt possible… mais c’est à mon futur seigneur et maître de décider cette question… Donc, qu’il réponde…

La jeune artiste, regardant alors Albert, commence à remarquer le silence pénible, les traits de plus en plus soucieux et assombris de son fiancé.

Aussi reprend-elle, étonnée, mais sans pourtant concevoir encore d’inquiétude :

— Quoi ! mon ami, seriez-vous toujours sous l’impression de ces pénibles souvenirs que nous devons oublier… oubli dont je vous donne l’exemple ?…

— Ces souvenirs, – répond Albert avec effort et d’une voix altérée, – ces souvenirs… je les oublierai… Antonine… après un mot d’explication… que je viens vous demander, que je vous supplie, les mains jointes… de m’accorder… au nom de notre bonheur à venir…

Et la physionomie du sous-officier a pris soudain une expression si douloureuse, que les soupçons de Sylvia se confirment à mesure que s’éveillent ceux d’Antonine.

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