XXVIII

Antonine Jourdan, encore sous l’impression des tragiques événements de la veille, avait, ce jour-là, renoncé à aller, selon sa coutume, donner des leçons de musique.

Deux portraits, nous l’avons dit, ornaient le salon d’étude de la jeune artiste : le portrait de sa mère et le daguerréotype de son fiancé Albert Gérard, portant l’uniforme des chasseurs d’Afrique.

Le daguerréotype a disparu.

Antonine Jourdan est agenouillée devant le portrait de sa mère, dans une attitude de pieux recueillement ; ses mains sont jointes avec ferveur, elle semble prier… les yeux attachés sur l’image maternelle, qu’elle invoque en sa pensée avec une expression de tendre et religieuse adoration.

Les traits d’Antonine, pâlis, fatigués par l’insomnie, sont calmes, graves, mais non pas abattus… ils respirent, au contraire, une sorte de sérénité mélancolique.

Soudain, le bruit de la sonnette de son appartement attirant l’attention de la jeune artiste, elle se lève, et, en l’absence de sa femme de ménage, elle va elle-même ouvrir la porte.

Elle demeure d’abord très-étonnée à la vue de la compagne de Wolfrang, ne pouvant supposer le but de cette visite, qui lui paraît étrange, presque inexplicable en raison des funestes préventions que l’événement de la veille devait laisser dans l’esprit des témoins de cet éclat scandaleux.

Cependant elle adresse à la jeune femme une révérence polie, et l’introduit silencieusement dans son salon.

À peine y sont-elles entrées toutes deux, que Sylvia, ne pouvant retenir ses pleurs, et, cédant à un mouvement d’irrésistible sympathie, embrasse la cantatrice avec effusion, lui disant d’une voix entrecoupée :

— Pauvre Antonine !… combien vous avez dû souffrir hier !…

Cette preuve de touchant intérêt, rendue plus affectueuse encore par cette douce familiarité, qui supprimait le terme formaliste de mademoiselle, surprend et impressionne vivement la jeune artiste ; cependant rien en elle ne trahit la confusion que nous causent souvent les témoignages d’une bienveillance imméritée.

Non, Antonine ne baisse pas les yeux ; son regard loyal, assuré, cherche, au contraire, celui de la jeune femme et semble lui dire : « Merci… vous m’avez bien jugée, malgré les apparences dont je suis accablée… »

Ce regard aurait suffi à justifier Antonine, lors même que, la veille, Wolfrang, sans s’expliquer davantage, n’eut pas affirmé à sa compagne que, non-seulement la jeune, artiste était innocente, mais qu’elle aussi, de même que le repris de justice, accomplissait vaillamment un généreux sacrifice.

— Pauvre Antonine ! – avait dit Sylvia, – combien vous avez dû souffrir hier !

— C’est vrai ; mais vous me faites en ce moment oublier mes chagrins, madame…

— Madame ?… Vous voulez donc m’obliger de nouveau à vous appeler, à mon tour, mademoiselle ?… Est-ce que l’on doit se traiter si cérémonieusement entre artistes, puisque, selon vous du moins, chère Antonine, je possède à peu près un talent d’artiste… En ce cas, je revendique mes droits de bonne camaraderie…

— Ah ! l’impression profonde que m’a causée votre chant me sera toujours présente, chère Sylvia… puisque vous me permettez de vous appeler ainsi ; et, je vous l’avoue, j’en suis ravie… le mot madame m’eût paru glacial… Oui, j’ai pour vous une si vive sympathie… votre présence chez moi ce matin… après le scandale d’hier au soir… prouve, de votre part, une si grande bonté de cœur, mais aussi tant de pénétration, que j’en suis confondue…

— En quoi suis-je donc si pénétrante ?

— Si vous ajoutiez l’ombre de foi aux outrageants reproches qui m’ont été adressés hier au soir, vous ne seriez pas ici à cette heure, chère Sylvia.

— Non, certes…

— Qui donc a pu vous convaincre que, malgré de fâcheuses apparences, je suis une honnête fille ?

— Qui a pu me convaincre de cela ?… Eh ! mon Dieu, chère Antonine, c’est vous-même, c’est l’expression ouverte de votre physionomie, où j’ai lu tout de suite la droiture de votre âme ; c’est la franchise que révèlent vos moindres paroles ; c’est votre regard ferme et loyal, qui, en ce moment encore, s’attache sur le mien avec une si fière assurance… Est-ce que vous oseriez me regarder de la sorte si vous n’étiez pas, comme vous le dites, une honnête fille ?

— Il est vrai, Sylvia, mon embarras trahirait ma fausseté si je vous trompais…

— Eh bien, je vous le demande, sans transition, sans ménagement, et au risque de raviver une plaie saignante encore… comment se fait-il que ce malheureux insensé… qui sans doute vous connaît depuis longtemps… qui doit pouvoir vous apprécier, puisqu’il vous aime… éperdûment… car un amour éperdu, s’il n’excuse pas, explique du moins ces emportements sauvages… oui, je vous le demande, chère Antonine, comment ce malheureux insensé a-t-il pu vous croire un seul instant coupable d’une infamie ?…

— C’est qu’Albert Gérard… c’est son nom… a les défauts de ses qualités… Il n’est pas de caractère plus noble, plus courageux, mais plus emporté que le sien… Quoique bien jeune encore, il compte des traits de bravoure héroïque, non pas seulement à la guerre, c’est son métier… mais il a arraché aux flammes des femmes et des enfants, il a arraché aux flots des gens qui se noyaient… Il se précipite dans le danger sans jamais calculer les périls… Son premier mouvement est toujours d’une impétuosité irréfléchie ; aussi j’attribue le funeste éclat d’hier au soir à cette fatale irréflexion, et surtout à des instincts jaloux, que rien n’autorise, mais qui sont invincibles…

— Je conçois la jalousie, lorsqu’elle a un motif… mais comment votre fiancé a-t-il pu se rendre l’écho d’une calomnie injuste… absurde ?

— Non, ce n’était pas une calomnie, chère Sylvia.

— Que dites-vous ?

— Il est vrai, ainsi que je l’ai dit à Albert, qu’hier matin ayant reconduit jusqu’à ma porte un vieil ami à moi, que j’aime autant que je le révère… je l’ai embrassé en lui disant : « À demain. » Comment Albert a-t-il été instruit de cette circonstance ?… Je l’ignore ; mais ces apparences ont suffi pour exaspérer sa jalousie naturelle, et j’ajouterai qu’elles auraient dû l’exaspérer, s’il ne me connaissait pas depuis mon enfance, s’il ne savait pas dans quels principes d’honneur j’ai été élevée par la meilleure, par la plus tendre des mères…

En disant ces mots. Antonine lève les yeux vers le portrait maternel.

Sylvia, remarquant alors cette peinture, la contemple ; puis :

— Antonine, quelle douce et noble figure que celle de votre mère !

— Elle a été, elle est restée mon adoration, mon guide, mon soutien, mon culte, ma foi, ma religion, – répond la jeune fille d’un accent profondément pénétré. – Elle me conseille, elle m’encourage, elle me console, comme au temps où elle vivait. Oui, Sylvia, par un miracle d’adoration filiale, je vois ma mère encore me sourire… je l’entends me répondre lorsque je lui parle. Non, pour moi elle n’a jamais cessé d’exister, elle ne m’a jamais quittée… Sans cela… sa mort m’aurait tuée. Son corps a disparu… son âme, restée vivante, m’est toujours présente.

— Chère Antonine, je vous aimais ; maintenant, je vous admire… Oh ! oui, c’est quelque chose d’admirable que ce prodige d’adoration filiale qui dit à la mort avec sérénité : « Non, tu ne m’enlèveras pas ma mère… elle vit, elle vivra toujours et tout entière dans mon cœur, asile sacré où elle demeure impérissable… »

— Sylvia, mon amie, ma sœur, – dit Antonine en prenant la main de la jeune femme et la contemplant avec un bonheur ineffable, combien je suis heureuse de me voir, de me sentir si bien comprise de vous ; car au vulgaire… elle paraîtrait étrange, insensée, ma foi dans l’existence actuelle de ma mère, qui cependant, aux yeux de tous, n’existe plus.

— Votre surprise cessera, chère Antonine, lorsqu’un jour vous saurez que, pas plus que vous, je ne crois à la mort.

— Que voulez-vous dire ?

— On ne meurt point.

— Comment ?

— Nous sommes immortels, corps et âme, esprit et matière !

— De grâce, Sylvia, expliquez-vous.

— Nous reparlerons de cela… mais, je vous en prie, revenons à ce qui vous intéresse, à vos chagrins ; car, enfin, ce pauvre fou qui était hier en proie au délire furieux de la jalousie… vous l’aimez ?

— Passionnément !… il a été… il sera l’unique amour de ma vie.

Et Antonine, regardant fixement la jeune femme, reprend d’un ton grave, pénétré :

— Ce ne sont point là, Sylvia, je vous l’assure, des paroles de roman… Mon caractère enjoué est cependant très-ferme : il est trois choses qu’en mon âme et conscience je puis affirmer : c’est que ma mère me sera toujours présente, c’est que je serai toujours une honnête femme, c’est que j’aimerai toujours Albert.

Et Antonine ajouta avec effusion :

— Je puis encore affirmer que votre amitié, Sylvia, me sera toujours chère… car je lui dois une sœur.

— Oui, la plus tendre… la plus dévouée des sœurs, croyez-le bien, Antonine. Aussi votre sœur vous demande : Que comptez-vous faire maintenant, puisque Albert Gérard est… et sera l’unique amour de votre vie… et que, malgré sa folie furieuse d’hier au soir… il est digne de votre amour ; vous ne l’aimeriez pas sans cela ?

— Non… et savez-vous, Sylvia… ce qui rend presque mon amour sacré pour lui ?… Savez-vous surtout pourquoi je l’aime tant ?… C’est qu’il partageait mon idolâtrie pour ma mère !…

— Il l’a donc beaucoup connue ?

— Il a été presque élevé avec moi… il demeurait dans la même maison que nous, avec sa tante ; elle tenait un petit commerce de mercerie.

— Et son père… et sa mère ?…

— Albert est orphelin ; nous avons grandi ensemble ; il venait constamment chez ma mère, il l’adorait.

» — Albert serait ton frère, – me disait-elle souvent, – qu’il n’aurait pour moi ni plus de tendresse, ni plus de respect…

» À quinze ans, j’ai commencé mes études au Conservatoire. Albert, âgé de deux ans de plus que moi, est entré dans une étude de notaire ; nous nous sommes, à cette époque, promis de nous marier.

» Nous nous voyions chaque jour ; sa conduite était exemplaire, malgré l’ardeur de son âge et l’impétuosité de son caractère ; il était doux et rangé comme une fille. La conscription l’a atteint ; sa tante était trop pauvre pour le racheter ; ma mère était pauvre aussi, elle ne pouvait non plus faire ce sacrifice, sinon elle l’eût fait de grand cœur, car elle approuvait nos projets d’union.

» Albert est parti pour l’armée, et nous nous sommes promis qu’à l’expiration de son temps de service, nous nous marierions. Blessé légèrement en Afrique, il est venu passer sa convalescence près de nous.

» Je l’ai retrouvé tel qu’avant son départ, aussi bon, aussi fendre, aussi aimant ; seulement, j’ai remarqué en lui une propension croissante à la jalousie : il s’inquiétait, il s’alarmait presque de me voir aller seule chanter dans les salons, ou sortir seule pour donner mes leçons : aussi fut-il convenu qu’à l’expiration de son temps de service, il demanderait une concession de territoire en Algérie. Certain de l’obtenir, car ses états de service sont excellents, la petite dot que je me suis amassée servirait à mettre en valeur les terrains concédés. Nous irions en Afrique, Albert et moi, mener la vie paisible et retirée de colons.

» Cet avenir m’enchantait, parce qu’il convenait à Albert, et parce que j’ai peu de goût pour le monde… Tels étaient nos projets. Nos espérances devaient bientôt se réaliser, puisque Albert sera libéré du service dans cinq mois ; aussi, en le voyant venir hier à l’improviste, ma première pensée a été qu’ayant obtenu son congé définitif, il m’avait ménagé la surprise de cette heureuse nouvelle…, car j’ignorais son retour, et… »

La femme de ménage d’Antonine entre en ce moment d’un air grave et compassé, tenant une lettre à la main :

— Est-ce que vous avez été indisposée, ma bonne madame Pigal ? – dit avec bienveillance la jeune artiste à la femme de ménage ; – vous n’êtes pas venue ce matin ?

— Non, mademoiselle, je n’étais pas indisposée, – répond sèchement madame Pigal. – Je suis venue à sept heures du matin… comme à l’ordinaire… mais je m’en suis retournée aussitôt.

— Pourquoi cela ?

— Parce que j’ai rencontré à la porte M. Bachelard… le garçon de boutique du libraire…

— Eh bien… ensuite ?…

— Eh bien, mademoiselle… M. Bachelard m’a appris sur votre compte des choses… ah ! mais des choses…

— Quelles choses ? – demande Antonine. – Achevez… je vous prie.

La jeune artiste, se tournant alors vers Sylvia, lui dit avec un demi-sourire :

— Pardon, mon amie, je désire entendre la révélation si terrible que cette bonne madame Pigal ose à peine articuler…

— Non, mademoiselle !… j’aurai moins de front que vous ! et je ne les répéterai pas, ces vilaines choses-là, – s’écrie la femme de ménage révoltée du sang-froid d’Antonine ; – mais, en apprenant ce qui s’est passé… j’ai couru chez mon mari lui demander si je pouvais continuer de faire votre ménage.

— Ah ! ah ! voilà qui prouve une louable déférence pour les volontés de M. Pigal, – dit Antonine souriant. – Et que vous a-t-il répondu ?

— Il m’a défendu de rester un jour de plus ici… et je viens…

— Il suffit, – reprend Antonine ; – je chercherai quelqu’un qui vous remplace.

Et la jeune fille ajoute, en priant du regard Sylvia de garder le silence, car celle-ci paraissait outrée de l’impertinence de la femme de ménage :

— Je regrette vos services ; car vous êtes une bonne et digne femme, madame Pigal… Qu’est-ce que cette lettre… que vous tenez là ?… Est-elle pour moi ?

— Oui, mademoiselle… Le soldat qui vient de me la remettre attend une réponse à la porte, – reprend la femme de ménage donnant la lettre à Antonine.

Celle-ci prend vivement la lettre et pâlit légèrement, tandis que madame Pigal continue ainsi :

— Je ne me serais pas chargée d’une pareille commission, si ce soldat… ne m’avait suppliée en pleurant de vous remettre la lettre… car il m’a fait grand pitié, ce pauvre jeune homme !…

Pendant cette réflexion de madame Pigal, la jeune artiste a lu le billet.

Un radieux espoir illumine ses traits, et elle tend la lettre à Sylvia, en lui disant, sans retenir une larme d’attendrissement :

— Lisez… mon amie… ma sœur… lisez, et partagez mon bonheur.

Sylvia parcourt rapidement la missive, pendant que madame Pigal, honnête, très-honnête d’ailleurs, son scrupule le prouvait, se disait à part soi, contemplant Antonine avec un mépris douloureux :

— Et penser… qu’ainsi que me l’a raconté M. Bachelard, cette malheureuse reçoit des bienfaits… de ce vieux militaire qui vient si souvent la voir… sans parler du jeune qui lui a fait hier au soir une scène de jalousie effroyable, devant tout le monde ! Et elle ne rougit pas devant moi, l’effrontée ! elle a un vieux et un jeune, et elle a l’air de trouver ça tout simple ! Est-il possible !… On lui aurait pourtant donné le bon Dieu sans confession !… Je me serais jetée au feu pour elle… tant je la croyais bonne et vertueuse !

— Ah ! cette lettre navrante… doit l’excuser à vos yeux, – dit à demi-voix Sylvia à Antonine. – Il faut le recevoir… lui pardonner… Je vous laisse et reviendrai savoir…

— Sylvia, – dit vivement Antonine prenant la jeune femme par la main au moment où elle se levait, – donnez-moi une preuve de votre amour.

— De grand cœur… Laquelle ?

— Restez…

— Quoi !… vous voulez ?…

— Que vous assistiez à mon premier entretien avec Albert après cette pénible soirée, chère Sylvia…

— Mais.

— Je vous en prie, ne me refusez pas… je veux que vous connaissiez Albert… je veux vous convaincre qu’il est aussi digne de mon amour… que je suis digne de votre amitié.

— Antonine… n’est-il pas indiscret de ma part… de… ?

— Cet entretien ne vous apprendra rien que vous ne sachiez déjà… Je vous ai tout dit… Puis Albert ne doit-il pas aussi vous offrir ses excuses… au sujet du scandale qu’il a causé hier au soir chez vous ?…

Et Antonine ajoute avec un charmant sourire :

— Enfin, excusez mon orgueil… je suis sûre de montrer à Albert… que j’ai su conquérir une amie telle que vous… !

— Soit… je reste, chère Antonine…

— Priez M. Albert Gérard d’entrer, ma bonne madame Pigal, – dit presque gaiement la jeune artiste, – et vous voudrez bien m’attendre, afin que nous réglions notre compte… si vous persistez toujours, ce que je ne veux pas croire… à me quitter… pour cause d’indignité… bon Dieu ! selon l’ordre impitoyable du rigide M. Pigal !

— Et elle ose plaisanter, la malheureuse ! s’écrie en sortant la bonne femme indignée.

Bientôt Albert Gérard entre dans le salon d’Antonine.

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