XXX

Cette demande d’explication, implorée à mains jointes par Albert Gérard au nom de l’avenir de son bonheur et de celui d’Antonine, la surprit d’abord extrêmement, et ensuite l’affligea et lui causa de vives alarmes.

La lettre du sous-officier témoignait seulement, il est vrai, de son profond repentir du scandale de la veille, et il venait d’exprimer de nouveau ses remords à ce sujet.

Antonine, faisant généreusement la part de l’aveugle emportement du caractère de son fiancé, et, pensant sincèrement qu’il se trouvait en proie à un accès de folle et furieuse jalousie, lorsque, la veille, il lui jetait en présence d’étrangers ce reproche abominable : « Vous vous êtes vendue à un vieillard ! » Antonine, autant par miséricorde et par tendresse que par dignité de soi, avait dédaigné, pardonné, oublié cet outrage ; elle ne songeait plus qu’à ces riants projets d’avenir caressés si longtemps, et à l’heure de s’accomplir.

Enfin, Sylvia prononçait ces paroles décisives : « À quand le mariage ?… » Antonine, fidèle à sa franchise accoutumée, avouait en souriant que ce mariage, elle le hâtait de tous ses vœux.

Et Albert, d’abord silencieux, contraint et sombre, demandait d’une voix altérée une explication, au lieu de tomber aux genoux d’Antonine, enivré de reconnaissance, de foi et d’amour, et de fixer le terme prochain de leur union.

Ces réflexions, à mesure qu’elles se présentaient à l’esprit de la jeune artiste, lui semblaient de plus en plus inquiétantes. Sa dignité, sa conscience irréprochable lui avaient inspiré une pitié douloureuse envers l’insensé qui l’accusait d’une infamie où le ridicule le disputait à l’odieux pour qui connaissait Antonine. Aussi sa fierté, quelque passionné que fût son amour pour son fiancé, ne pouvait, ne devait pas pardonner ou excuser une pareille insulte réitérée de sang-froid.

Mais, bientôt rassurée à ce sujet, croyant Albert incapable d’une telle aberration d’esprit, elle se demandait néanmoins quel pouvait être alors le but de cette explication.

Aussi, se contenant, reprit-elle d’une voix grave et douce :

— Je croyais, mon ami, d’après votre lettre et en suite de notre entretien, toute explication superflue. Il n’en est pas ainsi… je le regrette… et je suis prête à vous répondre en présence de notre amie.

— Moi aussi, répond Albert, je désire vivement que cette explication ait lieu en présence de madame, qui veut bien nous porter tant d’intérêt.

Le sous-officier se recueille alors un instant, et reprend :

— Je crains, Antonine, que vous ne vous soyez méprise sur le sens de ma lettre, écrite dans l’effervescence de la douleur et du repentir.

— Permettez, monsieur, – dit Sylvia, – le sens de cette lettre ne prêtait à aucune méprise… non plus que vos récents témoignages de regret au sujet du passé.

— Mes regrets… mes remords… sont sincères, madame, et c’est parce qu’ils sont sincères… navrants, c’est parce que je me reprocherai toujours… quoiqu’elle m’ait pardonné… d’avoir hier, dans l’emportement d’une jalousie aveugle, accusé Antonine d’un acte infâme, sans presque lui donner le temps de justifier les funestes apparences qui pesaient sur elle, que je la conjure, à cette heure… où de sang-froid je puis l’entendre… de me prouver… combien ces apparences étaient trompeuses.

À ces mots, qui ne lui laissent plus aucun doute sur la pensée d’Albert, Antonine tressaille, reste silencieuse et jette un regard où se révèle le douloureux ressentiment de son cœur et de sa fierté blessée.

— Comment ! monsieur, – s’écrie Sylvia, – vous n’êtes pas convaincu de l’innocence d’Antonine ?

— J’en suis convaincu, madame, si j’en crois mon amour… mon respect pour Antonine… et cependant, malgré moi, un soupçon me reste… et quelques mots d’elle… quelques mots seulement… peuvent à jamais détruire ce soupçon.

— Mais monsieur, – reprend Sylvia, – la persistance de ce doute est un outrage pour celle-là qui n’a jamais… entendez-vous bien ?… jamais démérité de votre estime.

— Ah ! madame, dit Albert avec un accent de sincérité irrésistible, – croyez-moi… lorsque je conjure Antonine de m’accorder cette explication au nom de notre bonheur commun, loin de songer à l’outrager… j’agis en honnête homme… Quelle serait notre vie, grand Dieu ! si, unis l’un à l’autre, elle devait être empoisonnée par un doute absurde, indigne, odieux, je l’avoue… mais que je n’aurais peut-être pas le courage de vaincre !… Hélas ! je ne serais pas le seul malheureux ! Antonine souffrirait encore plus que moi de mon injustice à son égard… notre existence deviendrait un enfer ; je connais la jalousie, la violence de mon caractère… Ah ! je vous le répète, croyez-moi, madame… croyez-moi, Antonine… moins honnête homme, je n’écouterais que la voix égoïste de la passion, je sacrifierais tout à l’accomplissement d’un mariage rêvé par nous depuis notre adolescence, attendu par moi avec la fiévreuse ardeur d’un amour constant… je céderais à son ivresse, sans souci de l’avenir… mais, plus tard, les soupçons, un moment oubliés, reviendraient malgré moi m’assaillir, et je rendrais ma femme à jamais malheureuse !… Dites, madame… dites… suis-je donc si coupable de conjurer Antonine de détruire dès à présent et à jamais ce germe de malheur ?… Et pour cela, que faut-il ? Quelques paroles d’elle… qui mettront un terme au supplice que j’endure depuis hier.

Le caractère jaloux et violent d’Albert accepté, il parlait et agissait évidemment en honnête homme.

Il aimait ardemment sa fiancée ; il dépendait de lui de paraître convaincu de la vanité de ses soupçons, de la posséder par le mariage, et, sa passion satisfaite, de rendre sa femme victime de ce doute, d’abord hypocritement dissimulé.

Soupçon encore plus absurde qu’odieux, on l’a dit ; soupçon que devait démentir, en tout et pour tout, le caractère d’Antonine, connu, apprécié et estimé depuis tant d’années par son fiancé ; soupçon dont la seule pensée était une insulte à cette pure et loyale jeune fille.

Soit ; mais, parce qu’elle est ancienne comme le monde, cette vérité n’en est pas moins flagrante : « La jalousie ne raisonne point ; la jalousie est aveugle. »

Or, les esprits les plus clairvoyants, les plus droits, les plus généreux, sont frappés de cécité, sont atteints de déraison lorsqu’ils subissent l’obsession de cet impitoyable sentiment.

Sylvia est touchée de ce qu’il y avait de sage, de tendrement prévoyant dans l’abnégation d’Albert, qui pouvait, par une feinte conviction, posséder la femme qu’il adorait, et préférait lui avouer franchement la persistance d’un doute dont il rougissait, la conjurant de le détruire par quelques paroles…

Aussi la jeune femme, s’adressant à son amie, lui dit en souriant :

— Allons, chère Antonine, soyez compatissante jusqu’à la fin… Ayez pitié de ce dernier et faible accès d’une maladie dont quelques paroles de vous vont à jamais guérir ce jaloux. En ceci, d’ailleurs, son insistance aura eu cet avantage… qu’elle lui attirera une leçon dont il saura, espérons-le, profiter à l’avenir… Allons, chère sœur, puisqu’il vous faut prouver à monsieur que le bien n’est pas le mal… que la nuit est habituellement obscure… et que le soleil a coutume de resplendir, résignez-vous… persuadez votre fiancé de l’étonnante réalité de ces phénomènes incroyables… dont, à l’honneur éternel de sa perspicacité, M. de la Palisse avait eu jadis l’intuition… Excusez ce manque de gravité, Antonine ; car, vraiment après réflexion, il y a moins à se chagriner qu’à sourire de tout ceci…

Et Sylvia reprend sérieusement en s’adressant au jeune homme :

— Je reconnais, d’ailleurs, que, dans votre aberration regrettable, monsieur, vous faites preuve, du moins, de délicatesse et de loyauté…

— Ah ! madame… si vous saviez ce que j’endure !… Avoir conscience que ce doute de ma part doit être odieux, insensé, outrageant… Et cependant ne pouvoir échapper à son obsession… Antonine… pardon… pardon… rendez-moi à la raison… à la vérité ! je vous aurai dû deux fois le bonheur de ma vie…

— Je suis prête à répondre à vos questions, Albert… si vous voulez m’en adresser, – dit Antonine d’une voix calme et grave. – Je vous écoute.

— Hier matin…, – articula péniblement le sous-officier, car ces mots semblaient brûler ses lèvres, – vous avez reconduit jusqu’à la porte de votre appartement… un homme…

— C’est vrai… et cet homme… est le meilleur de mes amis…

Puis, Antonine voyant Albert hésiter à continuer ce pénible interrogatoire, elle ajoute, en regardant bien en face et sans l’ombre d’embarras son fiancé :

— Et, de plus… ce vieil ami m’a embrassée… en me disant adieu…

— Vous avez ajouté, Antonine : « À demain, tu me le promets… »

— Oui… je lui ai dit cela…

Un moment de silence succède à cette réponse.

Albert reste confondu de l’assurance du regard et de la placidité de la physionomie de sa fiancée, en faisant l’aveu qu’il vient d’entendre.

Sylvia elle-même éprouve un léger mouvement de surprise ; car, la veille, au milieu de l’émotion produite par la brusque apparition du sous-officier et par ses emportements, la jeune femme avait à peine entendu (sauf cette abominable accusation : « Vous vous êtes vendue à ce vieillard ! ») quelques paroles rapidement échangées entre les deux fiancés ; aussi s’étonnait-elle un peu de voir Antonine avouer avec tant de confiance et de sérénité qu’elle tutoyait ce personnage qui l’avait embrassée.

— Antonine, je serais désolé de vous blesser… mais je dois vous parler en toute sincérité…, – reprend le sous-officier, dont la pâleur augmente… ; – ne pensez-vous pas qu’en apparence, du moins… je dis, en apparence… une pareille familiarité, envers un étranger… est au moins bien singulière ?

— M. le colonel Germain… c’est son nom, n’est pas un étranger pour moi… il est mon meilleur ami, je vous l’ai dit, Albert…

— Cependant je ne l’ai jamais vu chez votre mère !…

— Il est vrai…

— Votre amitié pour lui est donc récente ?

— Elle date de trois ans bientôt, Albert…

— C’est l’époque de la mort de votre mère, et de mon dernier congé… Pourtant, vous ne m’avez jamais en ce temps-là, parlé du colonel Germain.

— Parce que je ne l’ai connu qu’après votre départ, lorsque vous êtes allé rejoindre votre régiment.

— Me permettez-vous, Antonine, une observation ?

— Sans doute…

— Nous nous écrivions souvent… presque chaque jour… Comment se fait-il (peut-être m’étonné-je à tort : en ce cas, je vous en prie, pardonnez-moi)… comment se fait-il que, dans vos lettres, vous ne m’ayez jamais parlé du colonel Germain ?

— Parce que, lorsque je vous écris, mon ami, j’aime mieux vous parler de vous… que d’autrui…

— Cette réponse, Antonine, est aussi gracieuse que tendre… cependant…

— Elle est vraie… Interrogez vos souvenirs, et, sauf le nom de ma mère, répété presque autant que le vôtre… vous reconnaîtrez que, dans ma correspondance, je ne vous ai jamais parlé d’une personne étrangère…

— Je l’avoue… Pourtant, n’était-ce pas, permettez-moi de vous le dire, n’était-ce pas un fait très-exceptionnel que cette liaison d’amitié… si intime… si étroite… si familièrement affectueuse, que vous en êtes venue à tutoyer… le colonel Germain ?… Ne pouviez-vous pas m’apprendre les causes, les circonstances, sans doute très-exceptionnelles aussi, qui ont amené cette liaison ?… Car, enfin, je le demande à madame, – ajoute Albert d’une voix contenue, s’adressant à Sylvia jusqu’alors attentive et silencieuse ; – une pareille liaison ne semble-t-elle pas, en apparence du moins, presque… incompréhensible ?

— En apparence… soit, – répond Sylvia ; – mais vous oubliez, monsieur, que, d’abord, l’âge du colonel Germain, et ensuite les circonstances particulières qui ont dû amener sa liaison avec notre chère Antonine, autorisent légitimement une familiarité qui vous semble incompréhensible ?…

— Vous avez raison, madame, et, je n’en doute pas, lorsque Antonine m’aura instruit de ces circonstances si particulières… je reconnaîtrai, j’en suis certain, que rien n’est plus naturel que l’intimité de ma fiancée avec le colonel Germain… Aussi, je vous le demande en grâce, Antonine… dites-moi comment vous l’avez connu, pour quels motifs…

— Mon ami…, – reprend Antonine interrompant le jeune homme, et attachant sur lui son regard loyal, mais profondément attristé, – vous me connaissez dès l’enfance… ai-je jamais menti ?

— Oh ! jamais…

— Me croyez-vous capable… et pesez bien mes paroles… elles sont graves, ajoute Antonine d’une voix presque solennelle, – me croyez-vous capable d’un mensonge… même lorsqu’il s’agirait des plus chers intérêts de ma vie ?

— Non… non… je sais quelle est votre franchise, Antonine.

— Eh bien, mon ami… ne m’interrogez pas sur les circonstances qui ont amené mon intimité avec le colonel Germain…

— Pourquoi ne vous interrogerais-je pas… à ce sujet… Antonine ? balbutia Albert d’une voix palpitante d’angoisse ; – refuseriez-vous, grand Dieu ! de me répondre ?

— Oui…

— Qu’entends-je, Antonine !…

— Je refuserais, je refuse, je refuserai toujours de vous répondre à ce sujet… Albert… ne l’oubliez jamais…

— Et… la cause de ce refus ?…

— C’est que, ne pouvant vous dire la vérité, je serais obligée de mentir…

— Ah ! madame… madame… vous l’entendez !…

Ces paroles sont exclamées par Albert Gérard avec un accent désespéré ; des larmes baignent son mâle visage ; il tombe accablé sur un fauteuil.

L’innocence d’Antonine n’est pas mise en doute par Sylvia, parce qu’elle a une foi absolue dans les affirmations de Wolfrang à ce sujet, et parce que tout lui dit que la jeune artiste est sincère…

Néanmoins, sa réponse à son fiancé cause à Sylvia un si pénible étonnement, qu’elle ne peut le dissimuler, non qu’elle soupçonne Antonine d’être coupable, mais il lui semble incompréhensible qu’elle refuse d’expliquer la cause de sa familiarité, de sa liaison avec le colonel Germain.

Antonine, se méprenant à l’expression de la physionomie de son amie, se dit avec une amertume navrante :

— Elle aussi… doute de moi !

Et, tournant ses yeux éplorés vers l’image maternelle, comme si elle lui eût demandé assistance, courage et consolation, elle murmure !

— Ô ma mère !… ma mère !…

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