XXVI

M. Dubousquet resta fort surpris à la vue de la servante de M. de Saint-Prosper, qu’il n’avait jamais jusqu’alors rencontrée dans la maison ; car il sortait rarement et choisissait l’heure du soir pour ses promenades.

La jeune fille, habitant, d’ailleurs, depuis peu de temps ce logis, ainsi que son maître, avait été presque toujours retenue au lit par la maladie.

Toinette, très-émue, très-pâle, et à qui le repris de justice vient d’ouvrir la porte, le contemple pendant un moment avec un mélange d’inquiétude et de curiosité.

Puis la pauvre jeune fille murmure d’une voix étouffée :

— Plus de doute ! c’est lui… Mon Dieu ! mon Dieu ! comme il ressemble à feu mon pauvre père !

Ces mots, prononcés d’une manière presque inintelligible, ne sont pas entendus du forçat libéré, qui, frappé de la touchante physionomie de la jeune fille et surtout du trouble croissant dont elle semble agitée, car elle baisse la tête et reste tremblante au seuil de la porte, lui dit avec bonté :

— Qu’y a-t-il pour votre service, mon enfant ? Donnez-vous la peine d’entrer, je vous en prie…

— Non… non, – répond Toinette se reculant et paraissant presque effrayée.

Puis elle ajoute après un moment de réflexion :

— Et pourtant, que faire ?… Mon Dieu, mon Dieu… que faire ?… À qui recourir dans mon malheur ?

— Qu’avez-vous, de grâce…, ma pauvre enfant ? Vous semblez souffrante, effrayée, – demande Dubousquet, de plus en plus étonné du trouble que sa présence paraît causer à la servante.

Puis il reprend :

— Je vous en supplie, mademoiselle, si vous avez quelque chose à m’apprendre…, entrez chez moi.

— Il le faut… il le faut ! – murmura Toinette répondant plutôt à sa pensée intime qu’aux paroles du forçat libéré. – Ah ! que dira ma mère ?

Dubousquet, voyant la jeune fille faire un pas vers lui, la précède et l’introduit dans la pièce contiguë à celle où est resté Wolfrang.

À peine entrée, la jeune fille tombe avec accablement sur une chaise, et, cachant sa figure sous les plis de son tablier, fond en larmes sans articuler une parole.

Le repris de justice, de qui l’étonnement fait place à une pitié pleine d’angoisse, se rapproche de Toinette et s’écrie d’un ton profondément apitoyé :

— Pour l’amour de Dieu ! ma pauvre chère enfant, qu’avez-vous ?

— Monsieur, – répond Toinette d’une voix tremblante, laissant retomber son tablier trempé de ses larmes et sans relever les yeux, c’est bien vous, n’est-ce pas, qui êtes M. Dubousquet ?

— Sans doute.

— Vous êtes de Lyon ?

— Oui, mon enfant.

— Moi aussi…, monsieur, je suis de Lyon.

— Eh bien, puisque nous sommes compatriotes, cela doit vous engager à me parler avec confiance.

— Hélas ! – murmura la servante en proie à une hésitation cruelle, – je n’ose… je n’ose…

— Rassurez-vous donc, pauvre enfant ! est-ce que je vous fais peur ?

— Non, monsieur.

Et Toinette pense à part soi :

— Il n’a pourtant pas l’air méchant.

— Si je ne vous fais pas peur, alors dites-moi franchement ce que vous désirez de moi, mon enfant… Est-ce un service ? Je vous le rendrai de bon cœur… Votre jeunesse… votre figure, le chagrin que vous éprouvez… m’intéressent.

— Monsieur…, vous connaissez… ma famille…

— C’est possible… puisque vous êtes de Lyon… Mais j’ai depuis si longtemps, si longtemps, quitté cette ville…, que je n’y ai plus guère de connaissances… Enfin, comment vous nommez-vous ?

À cette question, nouvelles hésitations de Toinette ; elle ne peut encore les vaincre, et, atermoyant, ainsi que ceux qui reculent de seconde en seconde le moment d’une nécessité fatale, elle reprend :

— Je suis en service dans cette maison.

— Je m’étonne de ne vous avoir jamais rencontrée… Du reste, ce n’est pas extraordinaire… je sors si peu.

— Il n’y a pas longtemps que nous demeurons ici… et je relève… de maladie…

— En effet, vous êtes très-pâle… et vous paraissez encore souffrante… Et chez qui êtes-vous en service ?

— Chez M. de Saint-Prosper.

La jeune fille a prononcé ces mots comme s’ils lui eussent brûlé les lèvres.

Le forçat libéré reprend :

— Vous ne pouviez trouver une meilleure condition que la vôtre… M. de Saint-Prosper est un bien digne homme, et son œuvre charitable pour l’enfance le fait bénir de toutes les mères.

— Lui !… grand Dieu ! – s’écrie Toinette en cachant de nouveau son visage entre ses mains. – Lui !

Cette exclamation est accentuée avec tant d’horreur et d’effroi par la servante, que M. Dubousquet la contemple avec une vive surprise ; puis :

— On croirait que vous avez à vous plaindre gravement de votre maître ? Cela me surprendrait beaucoup. C’est un homme si vénérable ! Enfin… il se pourrait que, malgré ses vertus, son caractère ne vous convînt point. En ce cas, vous viendriez donc me prier de vous trouver une autre condition… S’il en était ainsi, je serais bien embarrassé ; car…

— Je n’en sais rien… ne me demandez rien… j’ai la tête perdue… je ne vis pas depuis six semaines… je deviendrai folle !… – s’écrie Toinette, les yeux fixes, hagards, et semblant sous le coup d’une sorte d’égarement.

Le forçat libéré, dont l’étonnement redouble, contemple en silence la jeune fille, et celle-ci, revenant à elle, reprend d’une voix plaintive :

— Pardon… monsieur, pardon !… Ah ! si vous saviez ! je suis si malheureuse… que parfois je ne sais plus ce que je dis.

— Pauvre chère créature, vos paroles me navrent… mais, pour l’amour de Dieu, que puis-je faire pour vous ?… Vous aviez sans doute une demande à m’adresser en venant près de moi. Cette demande, quelle est-elle ?

Toinette se recueille pendant un instant ; puis, faisant un violent effort sur elle-même :

— Hier au soir, monsieur, j’ai appris par mon maître que vous habitiez la maison… je l’ignorais jusqu’alors… je ne causais avec personne.

— Et… à quel propos votre maître vous a-t-il parlé de moi ?

— En me signifiant… qu’il me renvoyait… de chez lui… et que je devais chercher une autre place…

M. Dubousquet regarde la servante, comme s’il ne comprenait pas ces paroles, et répète :

— Pardon, mon enfant… vous dites que c’est en vous renvoyant de chez lui… que M. de Saint-Prosper… vous a appris que j’habitais cette maison ?…

— Oui, monsieur…

— Mais, ma chère enfant… cela est inexplicable… Quel rapport peut donc avoir ma personne avec votre renvoi ?

— C’est… c’est vous qui… en êtes cause…

— Qu’entends-je ! – s’écrie Dubousquet abasourdi, – c’est à cause de moi… que votre maître vous renvoie ?…

— Hélas ! oui… Mon maître m’a dit…

— Achevez…

— Qu’il ne pouvait pas…

— Qu’il ne pouvait pas ?…

— Garder chez lui…

— Ensuite ?…

— La nièce…

— Comment !… la… nièce ?

— D’un forçat libéré !

— Grand Dieu !… vous êtes… ?

— La fille de votre frère aîné, Auguste Dubousquet.

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