XXVII

M. Dubousquet, d’abord étourdi, pétrifié par cette révélation, aussi soudaine qu’imprévue, grâce à laquelle il retrouvait la fille de son frère, servante chez M. de Saint-Prosper, supposa, non sans raison, que sa belle-sœur, ne trouvant pas le métier de tisseuse de soie, qu’elle exerçait ainsi que Toinette, suffisant à leurs besoins et à ceux de leur famille (Suzanne avait trois enfants), s’était résignée à envoyer sa fille en condition à Paris.

Puis, sa première surprise apaisée, le repris de justice, ne songeant plus qu’au bonheur de pouvoir enfin venir en aide à sa famille, qui, jusqu’alors, par une fière et honorable susceptibilité, avait repoussé ses services, Dubousquet, les yeux baignés de douces larmes, s’écrie en tendant les bras à Toinette, dont il s’approche :

— Viens, viens, ma nièce bien-aimée ! Béni soit le bon Dieu ! il me permet, après tant d’années, de prouver à l’un des enfants de mon pauvre frère combien je l’aimais… combien je l’aime encore…

Mais, hélas ! le forçat libéré remarque, avec surprise d’abord, et ensuite avec une douleur poignante, que la jeune fille, non-seulement ne répond pas à l’affectueux appel qu’il lui adresse, mais qu’elle a reculé avec une expression involontaire de crainte et de répugnance, lorsque son oncle a fait un mouvement pour l’embrasser.

Le malheureux recule à son tour, frémit ; sa tête se penche sur sa poitrine, ses bras inertes retombent à ses côtés ; il murmure atterré :

— C’est juste… c’est juste… cette pauvre enfant… a été élevée par sa mère dans le mépris et l’horreur… de son oncle le voleur… le meurtrier… le galérien !

Un pénible silence succède à ces navrantes paroles de M. Dubousquet.

Toinette, devinant ce qu’il souffre, est sur le point de céder à la pitié, à l’attrait qu’elle éprouve pour son oncle, si bienveillant pour elle avant même de l’avoir reconnue, et qui semble si malheureux et si accablé de la répulsion qu’il inspire.

Mais, habituée dès l’enfance à voir dans le repris de justice le déshonneur de sa famille, Toinette ne peut surmonter le dégoût, l’aversion, pour ainsi dire sucés avec le lait d’une mère que rendaient impitoyable sa vertu rigide et les malheurs dont elle attribuait en partie la cause au repris de justice, dont la condamnation infamante avait hâté les jours de son frère, – selon du moins que le croyait Suzanne.

M. Dubousquet, dominant la souffrance qu’il ressentait de l’accueil glacial et répulsif de sa nièce, dévore ses larmes, d’abord si douces, et devenues bien amères, puis reprend, n’osant plus tutoyer la jeune fille :

— L’éloignement, pour ne pas dire plus, que je vous inspire, m’afflige beaucoup… mais je n’aurais pas dû m’en étonner… Cet éloignement… je le mérite… Voudrez-vous du moins… avant de parler de ce qui vous concerne actuellement… me donner des nouvelles de notre

Mais, se reprenant, car il se savait, hélas ! exclu de cette famille, le repris de justice ajoute :

— De votre famille… Comment se porte votre mère ?

— Lorsque j’ai quitté Lyon, il y a un an, ma mère se portait assez bien… quoique très-fatiguée…

— Par l’excès du travail ?

— Oui, mon onc…

Mais, se reprenant ainsi que Dubousquet, un moment auparavant, s’était repris, Toinette ajoute :

— Oui, monsieur…

Cette réticence, le refus de lui donner le titre d’oncle, prouvent derechef au forçat libéré combien est opiniâtre l’aversion dont il est l’objet dans la famille de son frère.

Il soupire et continue ainsi :

— Le salaire que gagne votre mère… est donc toujours bien minime ?

— Malheureusement, oui, monsieur ; les métiers chôment trois jours sur cinq ; alors, ma mère, afin d’employer le temps que lui laisse le chômage, a entrepris de blanchir le linge… Elle va laver aux bateaux du Rhône, les jours où elle ne travaille pas au métier ; mais elle est faible de santé… il lui est nuisible d’avoir si souvent, et surtout en hiver, les pieds dans l’eau.

— Pauvre femme !… quelle activité !… quel courage !… elle est toujours la même… Hélas !… il n’a pas dépendu de moi… qu’elle n’eût une existence moins dure… mais enfin !…

Et, en soupirant, M. Dubousquet ajoute :

— Et votre sœur Louise ?

— Elle va au bateau et au métier avec ma mère.

— Elle doit avoir bientôt treize ans ?

— Oui, monsieur, et elle est bien laborieuse… elle fait tout ce qu’elle peut pour aider ma mère…

— C’est, du moins, pour elle une consolation… Et votre frère Amédée ?

— Vous voulez dire mon frère Justin ?

— Je croyais pourtant qu’on lui avait donné mon nom : Amédée.

— Oui, monsieur… d’abord, on l’appelait Amédée… mais… plus tard…

— C’est bien…, – reprend M. Dubousquet.

Et, les larmes lui montant aux yeux, il se dit avec amertume :

— Mon Dieu !… jusqu’à mon nom de baptême qui leur fait honte ! Ils n’ont pas souffert qu’il fût porté par cet enfant après ma condamnation.

Le forçat libéré reprend tout, haut :

— Que fait votre frère Justin ?

— Il est en apprentissage chez un bijoutier ; mais il ne gagne pas encore sa nourriture… il est toujours à la charge de maman…

— Améd…

Mais, se reprenant, M. Dubousquet ajoute :

— Justin a pourtant seize ans passés… comment ne gagne-t-il pas même sa nourriture chez son patron ?

— Il est étourdi… il ne peut tenir en place… il n’aime pas beaucoup son état. Quand on l’envoie en course, il reste très-longtemps dehors. Maman craint qu’il n’ait fait de mauvaises connaissances.

— Comment cela ?

— Un soir, en revenant de son bateau avec ma sœur, maman a vu Justin attablé dans un cabaret du bord de l’eau, avec des hommes de mauvaise mine… Elle a laissé là son paquet de linge, a couru au cabaret, et a ordonné à mon frère de retourner tout de suite chez son patron… où elle l’accompagnerait. Justin est bien affectionné à maman, mais il a beaucoup d’amour-propre. Il s’est irrité d’être traité comme un enfant devant les amis avec lesquels il se trouvait, et qui riaient de lui… Il a mal répondu à ma mère… Elle est très-vive… elle lui a donné un soufflet ; alors il a juré qu’il ne remettrait pas les pieds chez nous… Et, malgré-les ordres, les prières de maman, il s’en est allé avec ces hommes de mauvaise mine…

— Ce que vous m’apprenez là, Toinette, m’afflige et m’inquiète beaucoup… Mais cette menace de Justin n’a été, je l’espère, qu’un coup de tête… il est revenu à la maison ?

— Au bout de trois jours seulement.

— Et les trois jours d’absence, où les avait-il passés ?

— Il n’a jamais voulu le dire à maman.

— Est-il ensuite retourné chez son patron ?

— Celui-ci ne voulait pas d’abord le reprendre ; mais maman a tant pleuré, l’a tant supplié, qu’à la fin il a consenti à recevoir Justin, mais en déclarant qu’à la première faute il le renverrait sans rémission.

— Justin s’est-il mieux conduit depuis ?

— Oui, monsieur, pendant une quinzaine de jours ; et puis son naturel a repris le dessus… il est très-bon garçon ; mais, malheureusement, il est d’un caractère très-faible… et il a de nouveau mécontenté son patron.

— Cette fois, votre frère a été renvoyé sans rémission ?

— Hélas ! oui… et maman qui s’est un peu aigrie… – elle a eu tant de chagrins ! – s’est emportée contre Justin… ; elle lui a fait une scène terrible, lui disant qu’il était un sans-cœur, un fainéant, un vaurien, qu’un jour il irait aux galères comme son…

Toinette n’acheva pas, et regretta de s’être laissée entraîner par la chaleur de son babil, en regardant la physionomie navrée de son oncle.

Le repris de justice, quoiqu’une larme roulât sur ses joues, sourit avec une expression de résignation angélique, et dit tristement à sa nièce :

— J’espère que votre frère ne sera jamais aussi… aussi malheureux que moi… J’aime à croire exagérées les appréhensions de votre pauvre mère… bien que la conduite de Justin doive éveiller en elle de grandes inquiétudes… Et qu’est-il advenu du renvoi de votre frère de chez son patron ?

— Les reproches de maman ont fait beaucoup de peine à Justin ; il a longtemps pleuré, car au fond il a très-bon cœur ; ses plus grands défauts sont son étourderie et sa faiblesse de caractère… Il a répondu à ma mère qu’il serait digne du nom de mon père, qui nous avait laissé l’honneur pour tout bien… qu’il mourrait plutôt que de devenir la honte de notre famille, que c’était bien assez…

Toinette s’interrompit encore.

Cette nouvelle réticence, si humiliante pour M. Dubousquet, ne le surprit pas ; son opprobre étant devenu, pour ainsi dire, une tradition domestique chez ces infortunés, ils devaient faire souvent allusion à cet opprobre, soit pour en gémir, soit pour le citer commun exemple effrayant…

Aussi, plus que jamais, M. Dubousquet se disait :

— Ah ! je frémis, quand je songe que le malheur de cette famille, si cruel déjà, deviendrait désespéré… si elle savait, grand Dieu ! que ce n’est pas moi, mais mon frère qui, sans mon sacrifice, serait l’objet de cette horreur invincible, de ces malédictions dont ils me poursuivent… que l’opprobre de notre famille serait ce père… cet époux… dont la mémoire est par eux si vénérée… Ah ! combien je me félicite de m’être dévoué pour Auguste !

Le forçat libéré reprit d’un ton de douceur ineffable :

— Votre frère avait raison, Toinette… c’est bien assez… c’est trop des chagrins causés par moi… à votre famille…

— Pardon… monsieur… si je vous ai fait de la peine… c’est malgré moi… et…

— Ce n’est pas un reproche que je vous adresse, mon enfant…

Mais, craignant de blesser sa nièce par cette familiarité, M. Dubousquet ajoute timidement et d’une voix traînante :

— Laissez-moi… vous appeler mon enfant… Le voulez-vous ?…

— Monsieur…

— Bien… bien… si cela vous contrarie… je n’insiste plus…

— Non, monsieur… cela ne me contrarie pas…

La jeune fille, malgré la répulsion que lui inspirait le repris de justice, se sentait attendrie, désarmée, en présence de tant de mansuétude et de résignation.

Elle ne pouvait revenir de sa surprise en trouvant son oncle si différent du portrait repoussant qu’elle se figurait depuis son enfance. Cependant, les premières impressions que nous recevons dès le bas âge sont tellement tenaces et incarnées en nous, que Toinette ne pouvait complétement vaincre la défiance, l’éloignement qu’elle éprouvait pour le forçat libéré.

— Non, ce n’est pas un reproche que je vous adresse, mon enfant, – avait repris M. Dubousquet. – Il est convenable que Justin ait parlé de moi dans les termes que vous me rapportez… Il sera, je n’en doute pas, fidèle à ses bonnes résolutions ; car, lorsque son père m’écrivait, il me disait que son fils avait un excellent cœur… Le bon cœur, il la conservé, dites-vous ; il ne faudrait point désespérer de lui… A-t-il continué son apprentissage chez un autre patron ?

— Non, monsieur ; il a dit à maman qu’il ne se sentait aucun goût pour la bijouterie… où il lui fallait rester enfermé dans un atelier, toujours assis sans bouger… qu’il avait besoin d’air et de mouvement ; il a conjuré ma mère de lui laisser prendre le métier de déchireur de bateaux sur le Rhône…

— Quelle étrange idée !… Ce métier est des plus pénibles !

— Sans doute, monsieur ; mais Justin disait que, pour cet état-là, il n’y avait pas besoin d’apprentissage, et qu’il gagnerait bientôt sa vie, car il était fort et actif… Maman lui a répondu que, sans mépriser personne… et que, tout en reconnaissant qu’il y avait d’honnêtes gens partout, on rencontrait parfois des gens sans aveu, des vagabonds, des braconniers de rivière parmi les déchireurs de bateaux.

— C’est justement la réflexion qui me venait à l’esprit, mon enfant ; et, tout en disant, comme votre mère, qu’il est d’honnêtes gens partout, il serait à craindre, vu la faiblesse du caractère de Justin, qu’il ne fît, dans ce métier-là, de dangereuses connaissances.

— C’est ce que maman a répondu à mon frère, ajoutant que, depuis plus de quatre ans déjà, il travaillait dans la bijouterie ; que ce serait une folie que de quitter un état avantageux, où il gagnerait bientôt sa vie s’il voulait être laborieux et sage, et qu’elle tâcherait de le placer chez un autre patron.

— Votre mère parlait sagement, mon enfant. Et Justin a-t-il écouté ces conseils ?

— Non, monsieur… il a tant supplié maman… que, de guerre lasse, elle a consenti à ce qu’il voulait…

— Et cela est fâcheux… très-fâcheux.

— Sans doute, monsieur ; cependant, lorsque j’ai quitté Lyon…, mon frère déchirait des bateaux, et gagnait ses vingt-cinq sous par jour…

— Enfin… quoique j’eusse désiré pour mon nev… pour Justin une autre profession… il faut se consoler s’il gagne honnêtement son pain.

— Maman, dans ses dernières lettres, me disait qu’elle n’avait pas à se plaindre de mon frère… mais qu’elle restait parfois des quinzaines de jours sans le voir, parce qu’il allait, disait-il, travailler sur les rives de la basse Saône, avec un patron qui l’avait embauché. Ce patron se nomme Landry, et…

— Ah ! mon Dieu ! – s’écrie M. Dubousquet tressaillant au souvenir de son ancien compagnon de chaîne à Brest, qui s’était évadé du bagne. – Ah ! mon Dieu !… Landry !… Si c’était lui ?…

— Est-ce que vous le connaissez, monsieur ? – demande Toinette surprise de l’angoisse qui se peint sur les traits de son oncle. – Vous semblez alarmé…

— Savez-vous, mon enfant, quel âge à ce Landry ?

— C’est un homme déjà vieux… à ce que m’a écrit maman.

— Déjà vieux… c’est bien cela… Il avait environ trente ans, alors que nous étions au bagne, se dit M. Dubousquet.

Et il reprend tout haut :

— Cet homme, votre mère l’a donc vu, mon enfant ?

— Oui, monsieur ; elle m’a écrit que, la première fois que mon frère était resté si longtemps absent, il avait amené à la maison ce nommé Landry, afin qu’il put tranquilliser maman, en l’assurant que Justin travaillait chez lui depuis quinze jours… Et elle ajoutait, dans sa lettre, que cet homme avait une bien mauvaise figure.

— Plus de doute ! ça doit être lui ! – s’écrie Dubousquet. – Ah ! le malheureux enfant !… il est perdu !

— Perdu !… mon frère ? – s’écrie à son tour Toinette effrayée de l’expression des traits de son oncle. – Pourquoi donc serait-il perdu ?

Mais, sans répondre à cette question, le repris de justice ajoute :

— Votre mère vous donnait-elle d’autres détails sur ce Landry ?

— Non, monsieur… elle me disait, dans sa lettre comme je viens de vous le rapporter, qu’il avait une bien mauvaise figure, mais que, d’après ses paroles, il semblait honnête homme ; il lui a promis de veiller sur mon frère… comme il veillerait sur son fils.

— Quel mentor ! bonté divine ! – s’écrie M. Dubousquet en frémissant.

Et il reprend vivement :

— Mon enfant… écrivez… aujourd’hui même à votre mère… qu’il faut à tout prix retirer Justin de la compagnie de ce Landry ; sinon, je vous le répète, ce malheureux enfant est perdu… s’il ne l’est déjà… hélas !…

— Mon Dieu… monsieur, vous me faites trembler… Ce Landry est donc… ?

— Un homme des plus dangereux.

— Mais ce n’est peut-être pas le même que celui dont vous vous défiez…

— C’est possible, à la rigueur… Pourtant, je ne crois pas me tromper… Il vaut mieux, d’ailleurs, en tout cas, et dans le doute, que votre frère quitte son nouveau métier. Apprenez donc à votre mère que j’ai tout lieu de croire que ce Landry est un misérable… qu’il faut sur-le-champ lui enlever Justin… Peu importe, quant à présent, qu’il gagne ou non sa vie… je pourvoirai à ses besoins… Il vaut mieux cent fois qu’il reste un mois ou deux auprès de votre mère… sans travailler, que de fréquenter davantage ce Landry… Ah ! ma pauvre enfant, je frémis on songeant à la faiblesse du caractère de votre frère !… Pourvu, mon Dieu ! qu’il ne soit pas trop tard !

Et montrant son bureau, où se trouve du papier, des plumes et de l’encre :

— Il n’y a pas un moment à perdre… mettez-vous là, mon enfant, et écrivez sur l’heure à votre mère… Un seul jour de retard peut être fatal…

Mais, voyant la jeune fille rester immobile, rougir et baisser les yeux avec embarras, M. Dubousquet reprend avec instance :

— Je vous en adjure… ceci est plus grave que vous ne le pensez… écrivez sans retard à votre mère… que ce Landry est un misérable… et qu’en attendant que Justin ait trouvé du travail, il ne manquera de rien ; je vais vous donner un billet de deux cents francs : vous le mettrez dans la lettre.

— Monsieur…, – reprend la jeune fille d’une voix altérée. – je regrette de vous affliger… en ce moment surtout… où vous voulez me rendre service… mais, si ma mère savait seulement que je vous ai parlé… elle ne me reverrait de sa vie… Quant à l’argent… que vous voulez lui envoyer, elle nous a dit cent fois qu’elle aimerait mieux mourir à la peine… que d’accepter un liard de vous.

— Ah ! c’est à se désespérer ! – s’écrie le repris de justice, – Mais, en présence des circonstances actuelles, ces préjugés sont insensés, sont coupables, et…

— Ma mère n’a pas de préjugés…, monsieur, – reprend Toinette avec vivacité ; – tous les honnêtes gens agiraient comme elle.

— Mais votre frère… votre frère !…

— Je ne demande pas mieux que d’écrire à maman… sans m’expliquer autrement, qu’elle s’oppose le plus tôt possible à ce que mon frère continue de fréquenter ce Landry… parce que c’est un mauvais homme, ainsi qu’elle l’avait d’abord jugé sur sa figure… Voilà tout ce que je peux dire à maman.

— Soit, mon enfant, – reprend M. Dubousquet consterné ; – mais, du moins, écrivez cela tout de suite…

Toinette s’approche de la table, et, pendant qu’elle écrit, le forçat libéré se dit avec un accablement douloureux :

— C’est juste… la fatalité le veut ainsi… Quelle créance aurait ma belle-sœur à mes affirmations au sujet de ce Landry ?… est-ce que je ne suis pas moi-même un forçat libéré ?… Puis, d’ailleurs, aux yeux prévenus de Suzanne, je n’ai pas le droit de me mêler des intérêts d’une famille qui me repousse depuis si longtemps de son sein… Quant à l’argent que j’offrais afin de subvenir aux besoins de cet enfant, – hélas ! peut-être perdu à cette heure, – Suzanne doit le refuser… n’a-t-elle pas jusqu’à présent refusé impitoyablement mes secours ?… n’a-t-elle pas dit à ses enfants qu’elle aimerait mieux mourir à la peine que d’accepter un liard de moi ?… Ah ! monsieur Borel !… monsieur Borel !… elles ne sont pas encore à leur terme… les terribles conséquences de votre abus de confiance !… Sans votre crime… cette femme vivrait heureuse et dans l’aisance, et, depuis vingt ans, elle vit dans les angoisses de la détresse… et peut-être le fils de mon frère est en ce moment sur le chemin de perdition… qui doit un jour le conduire au bagne !… Et vous êtes dix fois millionnaire, monsieur Borel ! et vous jouissez de l’estime de tous les gens de bien !

— J’ai écrit, monsieur, – dit Toinette se levant ; – j’annonce à ma mère que le hasard m’a appris que ce Landry était un homme très-dangereux, et qu’il faut se hâter de retirer mon frère d’auprès de lui… J’espère que maman me croira… Ce que je lui apprends au sujet de ce Landry n’est que trop d’accord avec la première impression qu’elle avait eue de lui…

— Ce sera déjà beaucoup d’enlever votre frère à une si dangereuse influence… mais, hélas !… il restera peut-être longtemps à la charge de votre mère… Enfin, Dieu m’en est témoin… il n’a pas dépendu de moi que la famille de mon frère ne fût à l’abri du besoin…

— Justin a déjà été à la charge de maman et de ma petite sœur… et, à force de travail, elles ont pu à peu près suffire à tout…

— Mon enfant…, – reprend M. Dubousquet après un moment de réflexion, – il y aurait cependant, si vous le vouliez, un moyen d’épargner cette lourde charge à votre mère et à votre sœur, qui ont déjà tant de peine à vivre…

— Quel moyen, monsieur ?

— Cet argent que je vous proposais…

— Monsieur, je vous ai déjà dit que…

— Attendez ; ne pourriez-vous laisser croire à votre mère… que cette petite somme… que vous lui envoyez… est le fruit de vos économies ?…

— Est-ce que je ne saurais pas, moi… d’où vient cet argent, monsieur ?… Ce serait tromper maman… Je lui ai envoyé, depuis que je suis en service… les trois quarts de mes gages… je me priverais de tout pour elle, pour ma petite sœur et pour mon frère… mais, il m’en coûte de vous le répéter, monsieur… je ne dois rien accepter de vous, ni pour ma mère… ni pour moi…

— Qu’il en soit donc ainsi, mon enfant !… pourtant… je vous l’avoue lorsque, tout à l’heure, je vous ai vue venir ici… vous adresser à moi… j’avais espéré que…

— Je ne voulais rien vous demander qu’un conseil, monsieur, – s’empresse de répondre la jeune fille, ainsi ramenée aux circonstances qui lui étaient personnelles, et dont l’entretien sur sa famille l’avait momentanément distraite.

Ses traits s’altérèrent de nouveau ; elle baissa la tête et parut en proie à une angoisse croissante.

Le forçat libéré soupira et reprit :

— Soit, mon enfant, puisque vous ne voulez accepter de moi que des conseils… je vous conseillerai de mon mieux… Sans doute, vous êtes entrée en service, parce que votre métier de tisseuse, souvent interrompu par le chômage, vous était insuffisant ?

— Oui, monsieur… Il y a environ dix-huit mois, ma mère m’avait placée à Lyon chez une dame veuve, dont elle blanchissait le linge ; je gagnais peu d’abord, parce que je n’étais pas encore au fait du service… mais, au bout de six mois, ma maîtresse, satisfaite de moi, venait d’augmenter mes gages… lorsque malheureusement… ah !… bien malheureusement pour moi… elle est morte…

— Est-ce à cette époque que vous êtes venue à Paris ?

— Hélas ! oui… On assurait à ma mère que les gages que l’on donnait à Paris étaient presque le double de ceux que l’on gagnait à Lyon… cela m’a décidée… J’espérais ainsi pouvoir aider ma mère et ma petite sœur… Une de nos voisines m’avait indiqué un bureau de placement à Paris ; je m’y suis fait inscrire… et, huit jours après…

Toinette s’interrompt ; elle frissonne, agitée d’un tressaillement nerveux, puis murmure d’une voix à peine intelligible :

— Huit jours après… j’entrais chez M. de Saint-Prosper… Mon malheur… a daté… de ce jour-là…

La jeune fille n’achève pas ; un sanglot la suffoque. Elle cache son visage entre ses mains.

M. Dubousquet, de plus en plus étonné de l’effroi que cause à sa nièce la seule pensée de M. de Saint-Prosper, le moderne Vincent de Paul, s’efforce de la calmer, afin de provoquer ses confidences, lorsqu’il entend sonner à sa porte.

Il laisse pendant un instant Toinette seule, va ouvrir, et reste ébahi à l’aspect de Sylvia.

Celle-ci lui dit avec un accent d’affectueuse déférence :

— Bonjour, mon cher monsieur Dubousquet, je viens d’apprendre, en montant chez mademoiselle Antonine, que M. Wolfrang était chez vous.

— Oui, madame, – répond le repris de justice.

Et il se dit à part lui :

— Ah ! mon Dieu ! pendant mon entretien avec ma nièce… j’avais oublié M. Wolfrang !

— J’ai deux mots à lui dire, – poursuit Sylvia, – et j’ai saisi avec empressement cette occasion de vous répéter ce que vous savez d’ailleurs déjà, que nous ressentons pour vous une si profonde estime, que nous serons très-heureux si vous voulez bien regarder notre maison comme la vôtre… sans oublier Bonhomme, qui, vous le voyez, me traite déjà en ancienne connaissance.

Et la jeune dame, souriant, accorde une caresse au barbet, qui lui fait fête, n’ayant pas oublié le bon accueil qu’il a reçu la veille.

Puis elle ajoute :

— Auriez-vous l’obligeance, monsieur Dubousquet de prévenir Wolfrang que je désire lui parler ? ou mieux, permettez-moi d’entrer un moment chez vous et de vous rendre ainsi votre aimable visite d’hier au soir…

M. Dubousquet éprouvait une émotion nouvelle pour lui… et si douce… oh ! si douce, qu’en s’y abandonnant, il oubliait, si l’on peut s’exprimer ainsi, la présence réelle de Sylvia.

Ainsi, à l’instant même où sa nièce, avec une naïveté cruelle, lui donnait tant de preuves poignantes du mépris, de l’aversion traditionnelle qu’il inspirait, qu’il devait inspirer à sa famille, une jeune femme douée des plus nobles qualités du cœur et de tous les avantages de la beauté, de l’esprit et de la richesse, venait chez lui, repris de justice, accablé la veille sous les dédains de tous, lui témoigner sa profonde estime.

L’impression née de ce contraste était, nous le répétons, à la fois si étrange et si douce pour M. Dubousquet, qu’il s’y abandonnait avec délices, oubliant d’abord la présence de Sylvia, debout au seuil de la porte ; puis, enfin, il lui dit, les yeux pleins de larmes et la contemplant avec l’expression d’une reconnaissance ineffable :

— Ah ! madame… madame… si vous saviez quel bonheur je vous dois en ce moment !

La physionomie, l’accent, le regard du repris de justice, étaient si touchants, que Sylvia, oubliant également que leur entretien avait lieu sur le palier de l’escalier, lui répondit, émue :

— Et vous, monsieur Dubousquet, vous me rendrez aussi très-heureuse si, comme je l’espère, vous êtes convaincu de l’admiration que, Wolfrang et moi, nous ressentons pour votre caractère…

Et la jeune femme reprend avec un doux et gai sourire :

— Vous ne voulez donc pas absolument me permettre d’entrer chez vous, monsieur Dubousquet, ne fût-ce qu’un instant, afin que j’aie au moins le plaisir de vous rendre votre visite en venant chercher Wolfrang ?…

— Ah ! mon Dieu, madame… que de pardons j’ai à vous demander !… que de bontés de votre part !… Quoi !… vous daigneriez… me faire la grâce… de… ?

— Mais certainement… et je suis, à regret, obligée de vous avouer, mon cher voisin, que Bonhomme me fait beaucoup mieux que vous les honneurs de votre logis… Voilà déjà plusieurs fois que, par ses regards ? ses allées, ses venues, il m’invite à entrer céans…, – reprend gaiement Sylvia remarquant l’intelligent manége du barbet. – Je le suivrai donc, s’il vous plaît…

Ce disant, et précédée du barbet, qui, gambadant et jappant comme s’il eût été fier de proclamer la glorieuse visite faite à son maître, la jeune femme, suivie du forçat libéré, entre dans la pièce où est restée Toinette.

Celle-ci n’était plus seule.

Wolfrang, sortant du salon, d’où il avait entendu la conversation de M. Dubousquet et de sa nièce, venait de la rejoindre.

Elle ignorait le nom de cet étranger qui s’offrait soudain à ses yeux ; et, à son aspect, éprouvant une confusion extrême, elle demeurait immobile, accablée sur sa chaise, la tête penchée sur sa poitrine, et fuyant les regards de Wolfrang, qui la contemplait avec une commisération profonde ; car il savait depuis la veille le secret terrible que l’infortunée venait confier à son oncle.

Sylvia ne put retenir un mouvement de surprise et d’intérêt à la vue de la servante ; car son attitude douloureuse et brisée annonçait un chagrin accablant.

Wolfrang, d’un signe expressif, engage la jeune femme à garder le silence, et à laisser Dubousquet seul avec Toinette.

— Du courage… mon ami… du courage !… votre cœur, si endolori déjà… va recevoir un coup cruel, – dit Wolfrang au forçat libéré, qui l’accompagnait dans l’antichambre précédant la pièce où restait Toinette. – Ne prenez aucune décision avant de me revoir… Votre nièce et sa famille refusant vos services, nous saurons bien les amener à accepter les nôtres… Nous ne l’abandonnerons pas, votre nièce ; elle mérite la commisération des honnêtes gens… Oui, je vous le répète… malgré l’aveu… terrible qu’elle va vous faire… Toinette est digne de la plus tendre commisération, croyez-en ma parole…

— L’aveu… terrible… qu’elle va… me faire ?… – répète M. Dubousquet aussi surpris qu’alarmé. – Grand Dieu !… vous savez donc… de quoi il s’agit ? vous savez donc, monsieur… quel motif l’a conduite chez moi ?

— Oui, mais, je vous le répète… ne la blâmez pas, cette malheureuse enfant… plaignez-la… et consolez-la… en l’assurant qu’elle peut compter sur nous…

Puis Wolfrang, s’adressant à sa compagne et lui désignant, d’un regard encore humide d’attendrissement et de vénération, le repris de justice, demeuré muet de stupeur et d’angoisse en songeant à ce terrible aveu qu’il attend de sa nièce, Wolfrang ajoute :

— Nous ne le connaissons que par l’un de ses actes, ce généreux martyr du dévouement fraternel ; mais, quand tu sauras, Sylvia, quel trésor de tendresse, d’abnégation, de vaillance, de délicatesse exquise et d’adorable bonté, renferme cette âme céleste… quand tu sauras à quelle hauteur elle a, sans avoir conscience, de sa grandeur, pu s’élever par le sacrifice… tu diras comme moi, selon notre croyance : « Ils viennent, ils vivent parmi les hommes… mais ils diffèrent des hommes, ceux-là qui, ainsi que lui…, sont marqués de l’empreinte divine… »

Le forçat libéré alla rejoindre sa nièce après le départ de Wolfrang et de Sylvia.

Celle-ci entra bientôt chez Antonine Jourdan, habitant au même étage que M. Dubousquet.

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