XXXI

Sylvia, en suite de quelques moments de réflexion, fut obligée de reconnaître avec douleur que l’homme le moins jaloux, le plus confiant, se fût justement inquiété ou alarmé à cette pensée, que sa fiancée tutoyait un étranger, se laissait embrasser par lui, et surtout se refusait opiniâtrement à jamais expliquer la cause de ces familiarités si compromettantes, quel que fût l’âge de cet étranger.

Aussi, combien s’accroissaient les cruelles appréhensions de Sylvia, en songeant que le fiancé d’Antonine subissait l’obsession d’une jalousie invincible !

Ce malheureux, en ce moment, la figure cachée par son mouchoir, pleurait comme un enfant…

Les larmes de ce soldat, d’un caractère violent et d’une bravoure intrépide, étaient navrantes… Elles prouvaient la sincérité de son amour pour Antonine, et attestaient que cet amour, malgré ou à cause même de sa jalousie, hélas ! trop justifiée en apparence, le rendait digne de la tendresse de sa fiancée… dont il était adoré…

L’effroi de Sylvia augmentait à chaque instant ; la persistance d’Antonine dans ses refus d’expliquer son intimité avec le colonel Germain pouvait amener entre les deux fiancés une rupture éternelle, et Antonine avait dit : « Cet amour sera l’unique amour de ma vie. » Sylvia la croyait… et devait la croire…

La jeune artiste semblait non moins désespérée qu’Albert Gérard, quoiqu’elle se montrât plus contenue dans sa douleur ; car, après le long regard jeté sur le portrait de sa mère, dont elle paraissait invoquer l’assistance en ce moment si grave, elle essuya ses pleurs, se raffermit, redressa le front, et, quoiqu’un sourire poignant contractât ses lèvres, son pâle et doux visage, son regard, son attitude, révélaient une telle sérénité de conscience, que Sylvia s’écria, s’adressant à Albert :

— Mais regardez-la donc, monsieur, et vous tomberez à ses genoux en lui demandant pardon, comme je le lui demande moi-même d’avoir un instant, non pas douté de son innocence… grand Dieu !… mais…

— Ah ! Sylvia… merci… merci ! – s’écrie Antonine avec effusion, en pressant entre ses mains les mains de son amie. – Un moment je me suis crue méconnue de vous, et je souffrais cruellement !

— Non, non, jamais je n’ai douté de vous, mon amie, ma sœur ; mais tout à l’heure, je l’avoue, votre refus de répondre à votre fiancé m’a causé un moment de pénible surprise. Maintenant, tout me dit qu’une raison impérieuse, invincible, vous force à vous taire à ce sujet… et que cette raison ne peut être… ne doit être qu’honorable…

— Ah ! l’instinct généreux de votre cœur ne vous trompe pas, vous !

Au moment où Antonine prononce ces paroles d’un ton déchirant, Albert Gérard, pâle, le visage ruisselant de larmes, témoignant la lutte acharnée de ses soupçons contre son estime pour sa fiancée, se jette à ses genoux, les mains jointes, balbutie d’une voix suppliante, entrecoupée par les sanglots :

— Antonine, moi aussi… je crois en vous… j’ai confiance en vous, je vous sais incapable de mentir, de me tromper… Votre visage, votre regard, tout me dit que vous êtes innocente… oui, je le jure par la mémoire de votre mère, aussi sacrée pour moi que si elle eût été la mienne… oui, je vous crois innocente à cette heure !

— Soyez béni, mon Dieu ! – s’écrie Sylvia échangeant avec Antonine un regard ineffable, pendant qu’Albert, sans s’arrêter à l’exclamation de la jeune femme, poursuit d’une voix pleine d’angoisse :

— Oui… je le jure, je vous crois innocente à cette heure… mais, malheur à moi !… cette… impression ne durera pas… je me connais… mes doutes se renouvelleront plus tard. Je sais, hélas !… l’infernale obsession de ma jalousie.

Et le jeune homme, s’adressant à Sylvia :

— Ah ! madame, je ne lui ai jamais dit tout ce que j’ai souffert loin d’elle, en pensant qu’elle allait seule dans un monde brillant, qui l’entourait d’hommages, lorsque je pensais qu’elle vivait seule ou qu’elle sortait seule… pour donner ses leçons… J’avais tort de souffrir ainsi… c’était honteux… c’était stupide… mais c’est horrible, voyez-vous, madame, ce que je souffrais…

Albert Gérard, suffoqué par ses sanglots, s’interrompt un instant, et, se tournant vers sa fiancée :

— Et cependant alors, je ne vous soupçonnais pas, Antonine ; je me révoltais à tort, j’en conviens, contre la nécessité de votre position d’artiste ; je l’avoue encore, cette opiniâtre jalousie m’a inspiré ce projet, accepté par vous, d’aller en Algérie vivre de la vie paisible et solitaire du colon… Antonine, je vous le répète… en ce moment, oui, je vous crois innocente… mais demain… mais dans une heure… mes soupçons reviendront plus affreux que jamais…

Et le sous-officier, interpellant de nouveau Sylvia :

— Vous-même, madame, vous avez éprouvé, vous l’avez dit, un moment de pénible surprise en entendant Antonine refuser de me répondre au sujet de cet homme… qui… la tutoie… qui l’embrasse… Misère de Dieu !… cet homme… je le…

Le soldat n’achève pas ; il devient livide, effrayant, et, bondissant pour ainsi dire sur lui-même, il se redresse d’agenouillé qu’il était, et jette autour de lui des yeux presque égarés, étincelants d’une jalousie si féroce, qu’Antonine, frissonnant d’épouvante, saisit le jeune homme par le bras en balbutiant :

— Mon ami… au nom du ciel !… revenez à vous…

Albert Gérard porte ses mains crispées sur son front baigné d’une sueur froide, garde un moment le silence ; puis, d’une voix brisée par la douleur :

— Pardon, Antonine… pardon, madame, je ne sais plus ce que je disais… j’étais fou de rage.

Albert Gérard garde un instant le silence ; puis, s’adressant à sa fiancée d’un ton suppliant, dont la douceur touchante contraste avec ses derniers emportements :

— Antonine, ayez pitié de moi !… soyez indulgente, soyez généreuse… ne me refusez pas cette explication… qui, à l’instant, changerait en joie… en confiance pour le présent et pour l’avenir, les tortures de la jalousie… Antonine, je vous en conjure… au nom de votre mère, qui a béni notre amour, ne me poussez pas au désespoir… faites la part de ce qu’il y a d’indomptable… d’emporté dans mon caractère…

Antonine se recueille, et, d’une voix douce mais ferme, annonçant une résolution inflexible :

— Écoutez-moi, mon ami : cette discussion a trop duré, terminons-la… Vous me conjurez de faire la part de ce qu’il y a d’indomptable, d’emporté dans votre caractère… cette part, je l’ai faite… Vous m’avez accusée… en public… de m’être vendue… à un homme… vous avez voulu me tuer…

— Ah ! mon repentir… mes remords…

— Votre repentir… vos remords m’ont touchée, Albert… et, Sylvia vous le dira, même avant d’avoir reçu votre lettre… vous étiez pardonné… Si outrageante que fût votre accusation d’hier au soir, elle ne pouvait m’atteindre… vous ne jouissiez plus de votre raison… et dans votre accès de folie furieuse… vous m’eussiez tuée… que je serais morte en vous excusant… Eh bien, malgré votre accusation odieuse… malgré vos menaces de mort… malgré la ténacité de vos injurieux soupçons… mon cœur est toujours à vous… mes projets sont toujours les mêmes… Vous fixerez à notre mariage le terme qu’il vous plaira… nous irons vivre ou vous voudrez et comme vous le voudrez… Ces offres, je vous les fais le front haut, parce que… et songez à la valeur de ce serment dans ma bouche, mon ami, parce que je vous jure, sur la mémoire de ma mère, que voilà… que je n’ai jamais, en quoi que ce soit, démérité de votre estime… et que je suis toujours la loyale et honnête fille que vous aimiez…

— Quoi ! et l’accent de cette voix… l’assurance de ce regard… la sainteté de ce serment ne vous convaincraient pas… monsieur !… vous pourriez encore conserver quelque soupçon !… – s’écrie Sylvia entraînée par l’irrésistible empire de la sincérité d’Antonine.

Mais celle-ci, d’un geste, la priant de ne point l’interrompre, continue ainsi :

— J’ajouterai ceci, Albert… Oui, pour tout autre que vous… mon refus de m’expliquer sur les causes de mon intimité avec le colonel Germain… serait injustifiable… et pourrait éveiller des doutes… fâcheux pour moi…

— Vous en convenez… mon Dieu… et vous refuseriez de… ?

— J’en conviens… parce que cela est vrai… et je refuserai, je vous le répète, je refuserai toujours… vous m’entendez, Albert ?… et vous savez la fermeté de mon caractère… je refuserai toujours de m’expliquer à ce sujet…

— Ah !… vous êtes sans pitié !…

— Telle est la fatalité de ma position, mon ami.

— Mon Dieu ! – s’écrie le soldat ; – mais enfin… les causes de votre intimité avec… cet homme… sont honorables… sans doute ?

— Parfaitement honorables…

— Alors… au nom du ciel !… Antonine… pourquoi vous obstiner à me les cacher ?

— Parce que le devoir me commande de me taire, mon ami.

— Le devoir !… quel devoir ?

— Je ne puis vous en dire davantage… Vous savez maintenant, Albert… la vérité… toute la vérité… Votre destinée… la mienne sont entre vos mains ; si vous n’avez pas assez de confiance en moi pour croire à ma parole… à mon serment sacré… si le soupçon… doit à jamais empoisonner votre vie… si, enfin, votre raison ne peut admettre qu’il se présente des circonstances telles qu’une honnête femme, liée par le devoir… ne puisse autrement défendre son honneur qu’en jurant qu’elle est irréprochable, en ce cas, mon ami… que tout soit fini entre nous… vous l’aurez voulu…

Antonine essuie ses pleurs, raffermit sa voix altérée par une émotion croissante, et poursuit ainsi :

— Quelle que soit votre décision, Albert, je ne m’en plaindrai pas… je ne vous accuserai pas… parce qu’il faudrait je le sais, votre caractère jaloux accepté, être d’une trempe d’âme peu commune… ou avoir en moi la confiance que je mérite d’inspirer, pour braver des apparences dont je ne me dissimule pas la gravité… Vous réfléchirez à loisir, Albert… vous me ferez connaître votre résolution… Quelle qu’elle soit, je vous le répète… croyez-le, mon ami… croyez-le bien… elle ne changera en rien mon amour pour vous… Je vous aimerai dignement… jusqu’à la fin… et je mourrai fille… Et ce ne sont pas là… des paroles de roman… je vous l’ai dit, Sylvia.

Et, Antonine, brisée, vaincue par l’émotion contre laquelle en vain elle essaye de lutter de nouveau, ne peut contenir ses larmes ; elle appuie en sanglotant son front sur l’épaule de son amie.

Celle-ci la serre entre ses bras, en disant à Albert d’une voix éplorée :

— Ah ! monsieur… ne pas la croire… ce serait ne pas l’aimer…

— C’est elle qui ne m’aime pas !… c’est elle qui ne m’aime plus !… – s’écrie le jeune homme exaspéré ; – elle sacrifie notre amour, notre avenir à un entêtement odieux !

— Ce reproche est injuste…, Albert, – répond Antonine d’une voix entrecoupée. – S’il me faut accomplir ce cruel sacrifice… je l’accomplirai, je vous l’ai dit… au nom du devoir !

— Votre devoir est d’être sincère envers moi ! – s’écrie le soldat rendu injuste par la douleur et la jalousie. – Votre devoir, c’est de me prouver que votre étrange intimité avec cet homme a des motifs honorables… et, s’ils l’étaient… vous les avoueriez… oui… et, puisque vous vous obstinez à me les cacher, c’est que vous avez à en rougir…

— Quoi, monsieur ! – reprend Sylvia avec un accent de reproche véhément, – cette malheureuse enfant vous a dit que, liée par le devoir, elle devait se taire ! À ce devoir elle aurait l’admirable courage de sacrifier son amour… le vôtre, et vous osez l’accuser encore !

— Eh ! madame, cela fût-il vrai, il est donc un sentiment qui, chez elle, passe avant son affection pour moi… puisque à ce sentiment, elle est capable de me sacrifier…

— Mais, insensé que vous êtes ! Antonine est prête à vous épouser… malgré des doutes injurieux qu’elle vous pardonne…

— Oui, – reprend amèrement le soldat, – si je suis assez… assez lâche… assez ignoble pour fermer les yeux sur son intimité coupable avec ce misérable.

— Albert ! ces paroles sont indignes… et je…

Puis Antonine, dominant son indignation douloureuse, ajoute :

— Mais vous recommencez de perdre la raison… vous ne pouvez plus m’offenser…

— Vous offenser ! – s’écrie le soldat cédant à la violence de son caractère, jusqu’alors et depuis longtemps si difficilement contenue ; – ah ! c’est vous offenser que de qualifier comme il doit l’être… ce misérable vieillard qui a détruit mon bonheur… mon avenir !… qui vous a corrompue peut-être !… Vous l’aimez donc bien, cet homme… que vous le défendez ainsi ?

— Ah ! c’en est trop ! – s’écrie Antonine.

Mais, à ce moment, la porte du salon s’ouvre, et la femme de ménage introduit le colonel Germain.

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