XXXII

Madame Pigal, la femme de ménage, en introduisant chez Antonine, le colonel Germain, avait dit à part soi, avant de se retirer :

— Voilà le vieux et le jeune ensemble… qu’ils s’arrangent… ça va faire une scène terrible ! Ils vont se carnager ! se dévorer ! Eh bien, tant mieux ! ça lui donnera une bonne leçon, à cette vilaine créature que je croyais si honnête !

Ce pensant, madame Pigal referme sur elle la porte du salon.

Le colonel Germain, âgé d’environ cinquante ans, n’offrait en rien l’aspect d’un vieillard, malgré sa moustache grisonnante, ainsi que sa chevelure abondante et bouclée ; sa taille était svelte, élégante et élevée ; son œil, noir comme ses sourcils prononcés, semblait encore briller du feu de la jeunesse ; ses traits, jadis remarquablement beaux, conservaient la régularité de leurs lignes.

On ne pouvait, en somme, rencontrer une figure plus noble, plus martiale que la sienne.

Albert Gérard, quoique la femme de ménage n’eût pas prononcé le nom du colonel Germain, le reconnut aussitôt en sentant sa jalousie s’exaspérer jusqu’au délire.

À l’entrée de ce personnage, dont l’extérieur différait complétement de celui d’un vieillard, tel que se l’était jusqu’alors imaginé le soldat, il ne douta plus : le colonel, probablement très-roué, grâce aux nombreuses bonnes fortunes dont il avait dû jouir dans sa jeunesse, grâce à ses avantages naturels, était parvenu à abuser de l’inexpérience et de la candeur d’Antonine, étant seule, sans appui et livrée presque sans défense à la merci de son séducteur.

De sorte que – alternative horrible ! – Albert se persuada que, si sa fiancée ne s’était pas vendue, elle avait pu se donner librement à son rival.

Or, l’orgueil humain est si féroce, que le malheureux fou aurait peut-être préféré qu’Antonine eût cédé à une cupidité infâme, plutôt que de céder aux séductions du colonel Germain.

Cette dernière préférence accordée à un homme sur un autre homme et dégagée de tout intérêt sordide, blessant, déchirant à vif l’amour-propre d’Albert, le mettait hors de lui.

Enfin, il remarqua que sa fiancée, prévoyant sans doute un éclat redoutable, s’était, aussitôt après l’entrée du colonel Germain, élancée vers lui sans cacher les symptômes de la crainte la plus vive, la plus tendre, et, lui serrant la main, lui avait murmuré quelques paroles à l’oreille, en lui désignant du regard son fiancé.

Sylvia, pâle, tremblante, est si bouleversée, qu’elle est obligée de s’appuyer à un meuble, presque défaillante d’effroi, en pensant à ce qui va se passer entre ces deux hommes…

Albert, livide, les traits contractés par les spasmes de la jalousie, de la haine, de la fureur, s’efforce d’abord de se contenir, obéissant malgré lui au respect que lui impose le grade du colonel Germain, respect presque involontaire, né d’une longue observance de la discipline militaire.

ALBERT, d’une voix sourde et sardonique. – Mon colonel… vous êtes exact au rendez-vous qu’hier matin… lorsque vous l’embrassiez… vous a donné mademoiselle… Je suis vraiment fâché… de venir troubler votre tête-à-tête…

ANTONINE, éperdue ; bas, au colonel. – Ayez pitié de lui !

LE COLONEL GERMAIN, bas, à Antonine. – Sois tranquille. (Haut, d’une voix calme et grave.) Monsieur Albert Gérard, je vous crois et je vous sais un galant homme…

ALBERT, avec un éclat de rire ironique. – En d’autres termes… vous me croyez un sot, mon colonel ?

SYLVIA, bas, à Antonine. – Du courage… sœur… du courage !…

ANTONINE, d’une voix faible. – Je me sens mourir… j’avais oublié la visite que devait me faire le colonel, ce matin…

LE COLONEL GERMAIN, à Albert. – Quelques mots, monsieur, mettront terme à une méprise que vous serez le premier à déplorer. Mademoiselle Antonine, pour qui j’ai la plus respectueuse, la plus sincère amitié, m’a fait l’honneur de me confier ses projets de mariage avec vous… et je voyais dans ce mariage le plus heureux avenir pour mademoiselle et pour vous… Elle m’a dit tout le bien qu’elle pensait de vous… monsieur… ajoutant que vous étiez et seriez l’unique amour de sa vie…

ALBERT, effrayant. – Sans vous compter, mon colonel… cela va de soi… Et vous avez pensé que je serais plus tard assez benêt… pour épouser votre maîtresse ?

ANTONINE, avec un sanglot. – Mon Dieu ! entendre cela… entendre cela !…

SYLVIA, à part. – Le sang-froid de ce malheureux m’épouvante plus encore que ses fureurs d’hier…

LE COLONEL GERMAIN, impassible. – Monsieur Albert, nous sommes tous deux soldats… tous deux gens de cœur… et entre soldats… entre gens de cœur… il est un serment auquel on a toujours foi… à moins d’être… ce que heureusement nous ne sommes… ni l’un ni l’autre… J’ai cinquante ans, monsieur…

ALBERT. – Allons donc, mon colonel… vous avez l’air d’un jeune homme… Demandez plutôt à votre maîtresse.

ANTONINE, suppliante, au colonel. – De grâce !… il n’a plus la tête à lui.

LE COLONEL GERMAIN, rassurant Antonine d’un regard, reprend avec une dignité froide. – J’ai cinquante ans… monsieur Albert… et, pendant trente ans de bons services, je n’ai donné à personne… le droit de douter de ma loyauté… Vous me croirez donc… Je vous donne ma parole de soldat… que mademoiselle Antonine Jourdan n’a jamais cessé de vous aimer, qu’elle est aussi digne de votre profond respect et de votre amour… que lorsque vous l’avez quittée.

ALBERT. – Mon colonel… avez-vous, hier, en la quittant, embrassé mademoiselle ?

LE COLONEL GERMAIN, légèrement embarrassé. – Il est vrai, monsieur.

ALBERT. – À la bonne heure !… voilà qui est parler !… c’est franc ! pas de mystères !

LE COLONEL GERMAIN. – Je n’ai aucune raison de vous cacher cela, monsieur, que, lorsque j’ai l’honneur de prendre congé d’elle, mademoiselle veut bien me permettre de l’embrasser…

ALBERT. – Excellente habitude, mon colonel !… et mademoiselle… a la non moins amoureuse habitude de vous tutoyer ?…

LE COLONEL GERMAIN, rougissant. – Monsieur…

ALBERT. – Quoi ! vous rougissez, mon colonel ?… vous n’osez répondre ?… Touchante timidité chez un… vieux roué !… (Mouvement du colonel ; un regard éploré d’Antonine le contient.) Mais votre maîtresse, moins rouée… ou plus rouée… que vous… je vous laisse le choix, mon colonel… avoue tout simplement qu’elle vous tutoie… Pourriez-vous, s’il vous plaît… m’expliquer le motif de cette honnête familiarité, avec une jeune personne que je devais épouser ?…

SYLVIA, à part. – Ah ! je tremble… la fureur de ce soldat va éclater…

LE COLONEL GERMAIN. – Mon âge autorise la familiarité avec laquelle mademoiselle daigne traiter un bon et vieil ami, monsieur… Mais, permettez : je le vois avec regret, vous n’avez pas, par inadvertance sans doute, suffisamment pesé la valeur de ces mots… que je vous répéterai, monsieur… et cette fois… j’en suis certain… vous mettrez fin à des accusations… que le trouble de votre esprit peut seul excuser. (D’une voix haute et solennelle.) Mademoiselle Antonine n’a, en quoi que ce soit, démérité de votre respect, monsieur… et, de cela… je vous donne de nouveau ma parole de soldat…

ALBERT, livide et l’œil injecté de sang. – Et moi, monsieur… je vous donne ma parole de soldat… que vous êtes le dernier des misérables !…

ANTONINE, se jette au devant du colonel Germain, qui a bondi à l’insulte d’Albert. – Ne lui répondez pas… il perd la raison… Par pitié… sortez… sortez…

SYLVIA, épouvantée, voyant Albert se précipiter devant la porte, afin d’en barrer le passage. – Il est trop tard !

ANTONINE, courant éperdue à Albert, adossé à la porte, et effrayant. – Je vous en conjure… revenez à vous… Albert !… il vous a dit la vérité… je vous le jure… Laissez-le sortir… au nom du ciel, laissez-le sortir !

ALBERT. – Tu trembles… pour la vie de ton amant ?… Tu as raison de trembler… Je le tuerai !

ANTONINE, voulant prendre la main d’Albert. – Mon ami… écoutez-moi… je…

ALBERT, la repoussant violemment. – Arrière, infâme !

Antonine a été si rudement rejetée en arrière, qu’elle serait tombée sur le parquet sans le secours de Sylvia.

Celle-ci la reçoit dans ses bras et la soutient au moment où le colonel Germain, incapable de se dominer plus longtemps, s’élance menaçant vers le sous-officier…

Mais, par un dernier effort de volonté, il s’arrête à deux pas du jeune homme, le toise, garde un instant le silence, puis d’une voix presque calme, s’adressant à Albert :

— Dans l’état d’exaspération où vous êtes… je ne vous laisserai pas seul avec mademoiselle… Sortons… monsieur…

ALBERT. – Oh ! pas encore !… pas encore !…

LE COLONEL GERMAIN. – Regardez-la donc… malheureux fou !… elle se meurt d’épouvante !

ALBERT. – Tant mieux !… et, lorsque je vous aurai aussi tué, vous, je serai vengé ! Ce sera un duel à mort ! (Se tournant vers Antonine.) Tu entends, mon honnête et chaste fiancée ?… un duel à mort !… bien à mort !…

ANTONINE, se redressant avec terreur. – Un duel !… entre eux !… mais c’est impossible !… et je… (Les forces lui manquent ; elle retombe dans les bras de Sylvia, qui la soutient, toujours agenouillée.) Mon Dieu… ayez pitié de moi !…

LE COLONEL GERMAIN, froidement, à Albert. – Je ne peux pas me battre avec vous… vous le savez bien… je suis colonel… vous êtes sous-officier…

ALBERT. – Je ne suis plus militaire… j’ai mon congé…

LE COLONEL GERMAIN. – Il n’importe !… je ne me battrai pas avec vous…

ALBERT. – Ah ! vous refusez ?…

LE COLONEL GERMAIN. – Oui…

ANTONINE, soutenue par Sylvia, d’une voix basse et déchirante. – Ils vont s’égorger !… mon Dieu !… et je n’avais qu’un mot à dire !…

SYLVIA, suppliante. – Dites-le… empêchez un affreux malheur… dites-le…

ANTONINE, se tordant les mains avec désespoir. – Je ne peux pas le dire… mon Dieu ! je ne peux pas ! J’ai fait un serment… le plus terrible des serments !

ALBERT, au colonel, et haletant de fureur. – Vous refusez de vous battre ?

LE COLONEL GERMAIN. – Je refuse.

ALBERT. – Mais, non content… d’être un menteur, un parjure, vous êtes donc aussi un lâche ?…

LE COLONEL GERMAIN. Il devient pourpre, puis d’une pâleur mortelle ; il va éclater ; mais, voyant Antonine toujours à genoux, muette de terreur, se tourner vers lui en tendant ses mains jointes, il se dompte. – Je ne suis pas un lâche… et je ne me battrai pas avec vous… monsieur…

ALBERT, terrible, et les poings crispés. – C’est votre dernier mot ?

LE COLONEL GERMAIN. – C’est mon dernier mot…

ALBERT. – Écoutez… vous êtes un vieux soldat… j’ai encore mes préjugés militaires… il me répugne, voyez-vous, de lever la main sur un homme à cheveux gris… qui a porté l’uniforme ; mais, si vous ne voulez pas vous battre, je vous soufflette !

Le colonel Germain, à ce dernier outrage, perd son sang-froid ; il lance au sous-officier un tel regard, sa physionomie est si menaçante, qu’Antonine se traîne sur ses genoux entre les deux adversaires, et, palpitante, s’écrie :

— Albert !… écoutez… vous allez tout savoir… je…

Mais, soudain, les yeux égarés de la jeune fille rencontrent le portrait de sa mère : elle pousse un cri d’effroi, et, cachant son visage entre ses mains, elle murmure, défaillante :

— Non !… je ne peux pas !… je ne peux pas…

Et Antonine, se renversant en arrière, reste presque mourante, soutenue par Sylvia, qui vient de s’agenouiller près d’elle.

LE COLONEL GERMAIN, se plantant face à face devant Albert, et croisant ses bras sur sa poitrine. – Oui, je refuse le duel… Et maintenant, jeune homme, osez donc lever la main sur moi !… osez donc souffleter ce visage cicatrisé par la bataille !… (Albert, atterré, recule d’un pas.) Osez donc vous porter contre moi à ce dernier outrage… sachant un duel impossible entre nous, et alors… qui de vous ou de moi, jeune homme, sera le lâche ? Répondez ! quel sera le lâche ?…

ALBERT, écrasé par ces nobles paroles, garde le silence ; un morne désespoir succède à son farouche emportement. – Monsieur… si j’avais pu conserver le moindre doute… sur le malheur affreux… qui me frappe (sa voix se brise), votre calme devant mes insultes, votre inexplicable refus de vous battre avec moi… me prouveraient ce dont je ne suis que trop convaincu : l’on ne fait un pareil sacrifice… qu’à une… femme… dont on est aimé !

LE COLONEL GERMAIN. – Mais, insensé que vous êtes… je vous ai juré ma parole de soldat que…

ALBERT. – Pas un mot de plus, monsieur ; je vous cède la place… (S’adressant à sa fiancée, qui sanglote convulsivement, le front appuyé sur l’épaule de Sylvia.) Adieu, Antonine… et pour jamais, adieu !… Vous me faites bien du mal… je vous le pardonne ; soyez heureuse !… quant à moi… tout est fini… et ce soir… (Albert n’achève pas ; il s’élance vers la porte, et, se retournant vers la jeune fille.) Adieu, Antonine ! soyez heureuse !…

Le sous-officier disparaît au moment où le colonel Germain court à lui, dans l’espoir de le retenir.

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