XXXIV

Pendant que se passaient les événements précédents aux divers étages de la maison du bon Dieu, avait sonné l’heure du rendez-vous accordé par Francine Lambert à M. de Luxeuil.

La jeune femme, après le départ du libraire pour le château de Stains, où il devait être retenu jusqu’à la nuit par la vente d’un grand nombre de livres précieux, la jeune femme, cruellement agitée par une lutte dolente entre son coupable amour et ses devoirs, entre sa reconnaissance pour la généreuse bonté de son mari ; – bonté dont le lecteur ne soupçonne pas encore l’étendue, – et le fatal attrait qu’elle ressentait pour le jeune beau, était restée indécise entre le bien et le mal…

Tantôt elle songeait que l’absence prolongée de son mari et le prétexte imaginé par elle d’aller examiner les livres renfermés dans le grenier, lui offraient l’occasion – unique peut-être – d’aller sans danger au rendez-vous dont elle était convenue la veille avec M. de Luxeuil.

Tantôt elle reculait devant cette résolution, sentant que ce premier pas pouvait la conduire à sa perte, au déshonneur, à une vie misérable et pis encore peut-être… car l’admirable conduite du libraire envers elle devait le rendre inexorable, s’il découvrait l’infidélité de sa femme… Il la chasserait de sa maison, et, désormais en proie à la détresse, Francine devrait choisir entre les plus dures privations et les infâmes ressources qu’une femme réduite aux expédients peut trouver dans sa jeunesse et dans sa beauté…

À cette pensée, Francine tremblait d’épouvante ; car, malgré son intelligence bornée, malgré la faiblesse de son sens moral… il restait en elle un certain fonds de délicatesse et d’honnêteté.

Ainsi, lorsque cette redoutable éventualité se présentait à son esprit… et elle s’y présentait souvent :

— Si mon mari me chasse de chez lui… de quoi vivrai-je ?

Il ne vint pas une fois à l’esprit de Francine de se dire : « M. de Luxeuil est riche, il est la première cause de ma perte… J’aurai recours à lui… »

Non, à ce misérable et sot amour, madame Lambert se sacrifiait aveuglément, sans arrière-pensée, sans calcul, avec cette abnégation coupable sans doute, mais empreinte de ce dévouement aveugle dont la femme seule est capable, et dont l’homme – sauf de rares exceptions confirmant la règle – est complétement incapable dans son brutal égoïsme.

Cette affirmation n’est point exagérée.

Par exemple, que risque, au pis aller, M. de Luxeuil en rendant Francine infidèle à ses devoirs ?

Dans le cas où cette infidélité est découverte, trois alternatives se présentent :

M. de Luxeuil, surpris en flagrant délit, peut tuer M. Lambert, ou être tué par lui en duel, ou cité par lui en justice comme adultère, et condamné à un maximum d’une ou deux années de prison.

Graves sans doute sont ces conséquences, mais leur action, toute matérielle, nullement déshonorante aux yeux du monde, est, d’ailleurs, soumise à des chances aléatoires.

Surpris en flagrant délit, M. de Luxeuil peut n’être pas tué par M. Lambert, et, provoqué en duel par le mari outragé, l’amant peut avoir l’avantage dans le combat. – Quant au procès en adultère, suivi d’une ou deux années de détention… la peine est légère.

Mais quel est le sort, non point aléatoire, mais certain, de madame Lambert, son infidélité découverte ?

Son mari, cédant à une admirable mansuétude, lui pardonnera-t-il la faute qu’elle avait commise ?

La grandeur écrasante de ce pardon rendra plus affreux encore le remords de la jeune femme égarée, mais non foncièrement pervertie. Condamnée à vivre désormais en présence de l’honnête homme ulcéré qui a répondu à l’outrage, à la noire ingratitude de l’épouse criminelle… par l’indulgence ou la pitié, la vie de cette infortunée ne sera-t-elle pas pour toujours empoisonnée ?

Mais si, obéissant à une indignation légitime… et que le passé (encore ignoré du lecteur, nous le répétons) doit rendre impitoyable, M. Lambert envoie Francine sur le banc des adultères ?

Que de hontes… que de souffrances… pour elle… ainsi exposée au pilori du tribunal, aux regards de tous !…

Puis, son temps de prison expiré… prison partagée avec des femmes perdues… c’est la misère et les hideuses tentations de la misère… lorsqu’on est belle et jeune !

Et, si M. Lambert est tué en duel par M. de Luxeuil… ou si celui-ci est tué entre ses bras par M. Lambert, quels sanglants et épouvantables remords pour Francine !

Et, si M. Lambert, par pudeur pour son nom, se borne à chasser de sa maison la femme coupable… que devient-elle, si, dénuée de ressources, elle en cherche et en trouve d’infamantes !

Hélas ! à mesure que viendra l’âge et que s’en ira la beauté, la misérable créature descendra, degré à degré, l’échelle du vice jusqu’à ces fangeux bas-fonds où il n’a même plus de nom dans la langue des honnêtes gens !

Et, maintenant, comparez les risques courus par M. de Luxeuil et par Francine, par la découverte de leur liaison adultère.

Lequel des deux risque davantage, et, conséquemment, fait montre de plus d’abnégation en affrontant des périls disproportionnés ?

M. de Luxeuil risque sa vie… et il a des chances égales pour qu’elle soit sauvée.

Francine est fatalement, infailliblement vouée pour le reste de ses jours à la douleur, au remords, à la misère, ou à une ignominie pire que la misère, existence auprès de laquelle la mort est un bienfait.

Et cet exemple peut et doit s’appliquer à toutes les liaisons de ce genre.

De la part de l’homme, risque purement matériel. De la part de la femme, sacrifice immense et généralement insensé, si l’on songe aux objets de ce sacrifice, qui n’en demeure pas moins immense.

Ah ! si les hommes couraient relativement les mêmes périls que leur victime, si leur existence entière pouvait être brisée, diffamée, déshonorée, leur avenir perdu par suite d’une liaison adultère ; ah ! s’ils risquaient seulement d’être atteints dans leur fortune, combien chastes ils deviendraient soudain ! que de Josephs l’on verrait laisser, en rougissant, leur manteau entre les mains de belles Putiphars, trop insoucieuses de leurs propres risques, pour songer à ceux que courent les objets de leur flamme !

Donc, Francine Lambert luttait de son mieux contre son amoureux penchant, lutte de plus en plus pénible à mesure que s’était approchée l’heure de son rendez-vous avec M. de Luxeuil… rendez-vous si favorisé par l’absence prolongée du libraire.

Le garçon de magasin Bachelard, ce bavard, ce curieux, cet observateur redoutable, qui remarquait que la femme de son patron avait, ce jour-là, coiffé un frais bonnet, revêtu sa robe la plus élégante et chaussé des bottines neuves, Bachelard, en apparence occupé à ranger des livres dans la boutique, épiait sournoisement sa bourgeoise, non plus seulement curieux à outrance, mais plein de rancune contre Francine ; car, afin de motiver d’un prétexte sa visite au grenier après le départ de son mari, elle avait accusé la négligence du commis.

Soudain, et peu de minutes avant que deux heures eussent sonné, Bachelard aperçoit M. de Luxeuil à pied, et passant lentement devant la boutique, où il jette un regard prolongé en toussant légèrement…

Francine tressaille, lève la tête, ses yeux rencontrent ceux du jeune beau

Elle devient pourpre… Il passe et s’éloigne dans la direction de la porte cochère de la maison.

— Ils ont échangé un regard d’intelligence ! ils s’entendent !… j’en étais sûr… Le muscadin rentre chez lui… attention !… je gage qu’il va y avoir du nouveau, – se dit Bachelard. – Ah ! mon aimable patronne, afin de pouvoir monter au grenier pour tes manigances, tu m’as accusé de laisser manger les livres par les rats !… Bien ! bien ! tu me payeras cela… ton compte est bon, à toi, avec ton frais bonnet, ta robe vert-pomme et tes bottines neuves…

Pendant ces réflexions du commis, qui ne cesse de l’épier, madame Lambert, pâle, le sein palpitant, l’œil fixé sur la clef du grenier placée devant elle, sent que le moment suprême est arrivé…

Le jeune beau l’attend chez lui selon la promesse que, la veille, il lui a arrachée…

À ce moment, le valet de chambre de M. de Luxeuil entre dans le magasin, et, s’adressant à la femme du libraire :

— Madame, avez-vous, s’il vous plaît, les œuvres de Walter Scott ?

— Non, monsieur, répond Francine s’efforçant d’affermir son accent ; car il était convenu, entre elle et M. de Luxeuil, que celui-ci éloignerait son domestique et l’enverrait, en passant, demander les œuvres de Walter Scott.

— Pardon, madame, dit le domestique en sortant, suivi des yeux par Bachelard, qui, du seuil de la boutique, le voyant dépasser la porte de la maison, se dit :

— Bon ! le mirliflore envoie son domestique en course… afin d’être seul chez lui. Est-ce que la bourgeoise s’arrêterait au second étage, au lien d’aller attendre son galant au grenier ?… C’est ça qui serait du chenu ! Malheureux patron ! infortuné père Lambert ! tu me fais de la peine… Mais tu seras vengé… et moi aussi… car toute la maison saura que la bourgeoise n’a mis ses bottines neuves que pour trotter menu chez ce muscadin…

— Bachelard, – dit soudain Francine en se levant du comptoir, et d’une main tremblante prenant la clef du grenier, – gardez le magasin… je monte en haut, visiter les caisses de livres.

Madame Lambert a prononcé ces mots d’une voix très-calme.

Elle se dirige vers l’arrière-boutique, où aboutit un escalier de dégagement, conduisant au palier de l’entre-sol habité par les deux époux : de là, on peut monter aux étages supérieurs.

— Madame, – dit Bachelard à Francine au moment où elle entre dans l’arrière-boutique, – est-ce que vous resterez longtemps… là-haut ?

— Je n’en sais rien… cela dépendra du temps que je mettrai à visiter les livres…, – répond madame Lambert en refermant derrière elle la porte de l’arrière-boutique.

— Ça y est ! – s’écrie Bachelard demeuré seul. – Infortuné père Lambert ! scélérate de femme ! Oh ! maintenant, je te tiens, ma bourgeoise ! Ah ! je laisse les rats manger les livres ! mais tu es fièrement bonne enfant, si tu crois que je vais rester ici, à faire le pied de grue.

Bachelard, ce disant, agite par deux fois le cordon de la sonnette qui communique du magasin à l’appartement de l’entre-sol.

— Je veux me donner le régal de te voir sortir tout à l’heure de chez ton galant, ma bourgeoise, – ajoute Bachelard ; – je te foudroierai de mon regard… et tu ne pourras pas nier la chose, lorsque je la raconterai à mon infortuné patron…

Juliette, la servante, se croyant mandée par sa maîtresse, est descendue de l’entre-sol à l’appel de la sonnette, et elle entre dans le magasin par la porte de l’arrière-boutique, en disant :

— Madame a sonné ?

Mais la servante, apercevant le commis seul :

— Tiens, madame n’est pas là ?… Qui donc a sonné ?…

— C’est moi, Juliette…

— Comment ! vous me sonnez !… et pourquoi faire ?…

— Pour vous prier, ma petite, de garder la boutique, – répond Bachelard se dirigeant vers l’arrière-magasin ; – j’ai affaire là-haut.

— Comment !… garder la boutique ? Ah çà ! est-ce que vous êtes fou !… Et mon dîner qui est sur le feu ?…

— Votre dîner mijotera, ma fille, calmez-vous… et mijotez vous-même en m’attendant, répond Bachelard.

Et il sort par la pièce du fond, malgré les cris réitérés de Juliette :

— Bachelard ! Bachelard ! maudit homme !… Je ne peux pourtant pas laisser la boutique seule !

Et bientôt, avisant un cabriolet qui s’arrête à la porte, la servante dit avec surprise :

— Tiens, voilà déjà monsieur de retour ! il ne devait rentrer que ce soir…

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