XXXV

Bachelard, trouvant à la porte de l’appartement de l’entre-sol la clef laissée par Juliette, entre dans l’antichambre, où il se poste aux aguets, tenant la porte entre-bâillée.

L’ampleur et la disposition de la cage de l’escalier permettent au commis, de l’endroit où il s’est placé, d’apercevoir, au second étage, la porte de l’appartement de M. de Luxeuil.

— Restons là en observation, se dit Bachelard, – et, lorsque je verrai la bourgeoise sortir de chez son galant, afin de descendre en catimini, je grimperai vite à sa rencontre afin de la croiser sur l’escalier ; alors, la transperçant de mes regards, je lui dirai d’un air finaud :

» – Tiens… tiens… tiens, madame, vous sortez de chez ce beau jeune homme ; et moi qui vous croyais montée au grenier, avec votre robe vert-pomme et vos bottines neuves, à seule fin de visiter les livres que je laisse dévorer… par les rats !…

» Et alors, la transperçant de plus en plus de mes regards, je… »

Mais Bachelard, pétrifié de surprise, s’interrompt et s’écrie :

— Dieu de Dieu !… le patron !… quelle chance !

Et, à travers la porte entre-bâillée, il aperçoit M. Lambert, qui, sans s’arrêter à l’entre-sol, gravit les marches qui conduisent aux étages supérieurs, comptant surprendre sa femme occupée à visiter les livres renfermés dans le grenier.

— Le patron ! – répète Bachelard suivant d’un regard stupéfait le libraire ; – il va découvrir le pot aux roses… Fameux ! fameux ! ça va chauffer ! Ne voyant pas la bourgeoise au comptoir, mon infortuné patron aura demandé à Juliette, qui garde la boutique, où est madame… Juliette aura répondu qu’elle n’en savait rien, et, supposant sa scélérate de femme au grenier, il monte ; il ne l’y trouvera pas… Sa première pensée sera de redescendre, croyant sa femme ici. Alors, je dis avec ménagement à mon malheureux bourgeois, et de peur de lui porter un coup trop brusque :

— Monsieur, vous ne savez pas ?… madame est chez le muscadin du second étage…

Et Bachelard ajoute :

— Ça t’apprendra, ma bourgeoise, à m’accuser de négligence !… Quel scandale dans la maison du bon Dieu ! Hier, la découverte d’un forçat libéré sous la peau de ce vieil ours de Dubousquet. Et d’un ! Ce militaire, fiancé de la chanteuse, qui veut la poignarder… à cause qu’elle a un vieux pour bienfaiteur… Et de deux ! Enfin, aujourd’hui, madame Lambert qui s’en va voisiner chez le mirliflore, et qui va être surprise par son mari… Et de trois ! Quels cancans dans le quartier !… quels cancans !

Le commis se livre à ces réflexions, lorsque M. Lambert redescend lentement des étages supérieurs.

Il est très-pâle, et, de temps à autre, il s’arrête afin d’essuyer la sueur froide dont son visage est baigné.

Arrivé sur le palier du second étage, où s’ouvre la porte de l’appartement de M. de Luxeuil, le libraire s’arrête de nouveau.

— Ah ! mon Dieu !… le patron a tout deviné… Il est pâle comme un mort… Il va entrer chez le muscadin ! – s’écrie Bachelard toujours aux aguets ; – je n’ai pas une goutte de sang dans les veines !… C’est drôle… je n’aurais jamais cru que ça me ferait cet effet-là… Mais non, – ajoute le commis suivant toujours des yeux M. Lambert, – mais non, le patron n’entre pas chez le mirliflore… il ne se doute donc pas que la bourgeoise est là qui voisine chez le beau jeune homme ? Alors pourquoi est-il si pâle, mon malheureux patron ?… C’est sans doute de surprise de n’avoir pas trouvé sa femme au grenier… Si c’est ça, il a seulement des doutes… Mais le voilà… En avant ! c’est le moment de me venger de la bourgeoise.

Bachelard, feignant alors de sortir de l’appartement de son patron, se trouve face à face sur le palier de l’entre-sol avec M. Lambert et lui dit :

— Monsieur va dans l’appartement ?

Et, s’effaçant afin de laisser passer le libraire, qui ne lui répond pas, le commis ajoute, simulant la surprise :

— Ah ! monsieur, comme vous êtes pâle ! Est-ce que vous avez été indisposé ?

— Oui, j’ai été pris en route d’un tel malaise… que j’ai été obligé de revenir, – répond M. Lambert se dirigeant vers la porte du salon qui communique à la chambre à coucher de sa femme, tandis que Bachelard le suit en disant d’une voix hâtée :

— Monsieur croyait trouver madame au grenier. Elle y a monté, en effet, il y a dix minutes ; mais, fatiguée, probablement, elle s’est arrêtée pour se reposer… chez M. de Luxeuil, notre voisin du second étage… où je l’ai vue entrer.

Au moment où il articule ces paroles mensongères, – car, s’il a tout lieu de croire que Francine est chez M. de Luxeuil, Bachelard n’a pas vu de ses yeux le fait, – il ne peut, en suite de cette foudroyante révélation, apercevoir la figure de son patron ; celui-ci semble même n’avoir pas entendu son commis, devant lequel il marche, traversant ainsi le salon qui précède la chambre à coucher, où il entre, et dont il referme aussitôt la porte derrière lui.

Quelle est la stupeur de Bachelard, lorsque, à peine la porte de la chambre à coucher est-elle fermée, il entend M. Lambert s’écrier avec l’accent d’une vive surprise :

— Comment ! ma chère amie, vous êtes chez vous !… et cette Juliette qui m’assurait que vous n’y étiez pas, et que vous veniez sans doute de monter au grenier… où je suis allé vous chercher… En vérité, c’est insupportable ! – ajoute M. Lambert élevant la voix ; – je reviens ici… gravement indisposé… j’ai besoin de vos soins… et je suis obligé, souffrant comme je le suis, de monter et de descendre quatre étages !…

Et, répliquant à une réponse que le commis, de plus en plus stupéfait, ne peut entendre, M. Lambert ajoute d’un ton impatient et irrité :

— Vous ne m’attendiez pas sitôt, dites-vous ?… Qu’est-ce que cela me fait, à moi ?… Il n’est pas moins vrai que je rentre chez moi ayant besoin de vous, et qu’il me faut, je vous le répète, monter et descendre quatre étages avant de vous trouver céans ; c’est fort désagréable !

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