XXXVI

Bachelard, confondu, abasourdi de stupeur, et, de plus, crevant de dépit, car sa vengeance avortait, prêtait toujours l’oreille du côté de la chambre à coucher, où il entendait M. Lambert parler d’un ton si rude à sa femme.

— Sot que je suis ! – se disait le commis, – je me trompais !… La bourgeoise, au lieu de monter chez le muscadin, était entrée ici, pendant le temps que je suis resté dans le magasin, attendant que Juliette fût descendue. Je suis volé !… moi qui croyais me venger !

— Eh ! madame, – poursuivait le libraire, d’un accent de plus en plus irrité, – j’aurais moins regretté la fatigue de gravir ces quatre étages… souffrant comme je le suis… si, du moins, je vous avais trouvée au grenier, occupée à visiter mes livres… selon votre promesse… Mais, non… vous êtes si occupée à vous pomponner… comme si vous n’aviez au monde autre chose à faire que de perdre votre temps à votre toilette !

— C’est ça ! j’y suis ! la scélérate était entrée chez elle afin de se bichonner encore avant de monter chez le muscadin, – se disait Bachelard ; – mon imbécile de patron est revenu un quart d’heure trop tôt !… Enfin, il bourre la bourgeoise… c’est toujours ça de gagné… Mais quelle bourrade je recevrai, moi qui lui ai affirmé avoir vu sa femme entrer chez le muscadin !… Quel bonheur si le patron ne m’a pas entendu, comme il en avait l’air ! car il n’a pas seulement tourné la tête de mon côté… lorsque je lui ai révélé la chose… et je m’attendais à le voir s’épater de surprise et de fureur. Après tout, il est parfois distrait, et peut-être n’a-t-il pas fait attention à mes paroles si terribles ; car il serait capable de me mettre à la porte.

— Mais parlez donc plus haut, madame ! Pleurer n’est pas répondre…, – reprenait M. Lambert, dans la chambre à coucher ; – je n’entends pas un mot de ce que vous me dites. – Vous êtes inquiète de ma santé ?… C’est en vérité fort heureux !…

Et, un instant après, il ajoute :

— Certainement qu’il faut envoyer chercher le médecin, car j’ai une fièvre violente.

Après un nouveau silence, M. Lambert continue, en se rapprochant de la porte, derrière laquelle le commis se tient toujours aux écoutes :

— Allons, pleurez… pleurez encore, puisque cela vous plaît… mais je préférerais de beaucoup que vous me fissiez de la tisane ; je vais descendre au magasin, dire à Bachelard d’aller à l’instant chercher le médecin.

Le libraire, à ce moment, ouvre brusquement la porte, et le commis, craignant d’être surpris aux aguets, n’a que le temps de faire un saut en arrière et de se rapprocher de l’une des fenêtres du salon, à travers laquelle il feint de regarder dans la rue.

— Dieu merci ! le misérable écoutait… j’en étais presque certain…, – se dit M. Lambert.

Et, refermant la porte de la chambre à coucher, il simule l’étonnement de voir Bachelard dans le salon, et s’écrie d’une voix courroucée :

— Comment ! vous étiez là ?

— Oui, monsieur, je…

— Que faites-vous ici ? Pourquoi n’êtes-vous pas au magasin ?

— Monsieur, c’est que…

— Vous écoutiez encore aux portes, drôle que vous êtes !

— Non, monsieur, je…

— Paix ! courez à l’instant chez le docteur Simon… le prier de venir tout de suite… Et, s’il n’est pas chez lui, vous l’attendrez…

— Oui, monsieur, j’y vais.

— Mais prenez garde de paresser en route, selon votre coutume.

— Ah ! monsieur…

— Sortez, et allez vite… je vais voir par la fenêtre de quel pas vous marchez.

— Je suis sauvé ! il n’a pas fait attention à mes paroles sur la bourgeoise, – se dit Bachelard en sortant, tandis que le libraire, ouvrant la croisée de l’entre-sol et s’accoudant à la barre d’appui, voit bientôt sortir Bachelard, qui, se sachant surveillé par son patron, s’éloigne à grands pas.

M. Lambert le suit pendant longtemps des yeux ; puis, refermant la fenêtre :

— Enfin… le voilà hors de la maison… Il lui faut au moins une heure pour aller chez le docteur et revenir.

Puis le libraire, dont la pâleur augmente, semble faire sur lui-même un violent effort et se dit :

— Et maintenant, allons chercher ma femme ; car, je ne puis plus en douter… elle est…

M. Lambert n’achève pas ; ses traits se contractent d’une manière effrayante ; il sort de l’appartement et monte l’escalier avec une hâte convulsive.

Il s’arrête à la porte de M. de Luxeuil ; il sonne violemment et à tout rompre sans discontinuer.

Au bout de quelques instants de cette sonnerie précipitée, incessante, M. de Luxeuil entrouvre sa porte, et, à l’aspect inattendu de M. Lambert, le jeune beau, malgré son audace, malgré sa rouerie, perd la tête, reste immobile et béant.

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