II

M. André Lambert, le libraire, l’un des plus savants bibliophiles de Paris, ne vendait que de vieux livres rares et curieux, ou d’excellentes éditions des œuvres classiques françaises, grecques ou latines. Il dit doucement à son commis, mais avec un accent de légère impatience :

— À quoi songez-vous donc ? Vous auriez dû avoir déjà déballé cette caisse d’elzévirs que m’envoie mon correspondant d’Amsterdam.

— Monsieur, ce n’est pas ma faute, c’est ce bavard de portier qui me retenait.

Et Bachelard, selon l’ordre de son patron, s’occupe de déballer les livres ; puis, toujours l’œil aux aguets, selon son habitude, et voyant le libraire interroger du regard quelques-uns des rayons chargés de volumes, le commis s’écrie :

— Qu’est-ce que vous cherchez donc, monsieur ?

— Occupez-vous de ce déballage, – répond le libraire, qui semble doué d’une grande mansuétude. – Si j’avais besoin de vous pour trouver ce que je cherche, je vous en instruirais probablement.

— Après tout, c’est une simple question que je vous adressais, monsieur.

— Je ne le sais que trop, éternel questionneur !

En ce moment, Tranquillin entre à pas comptés dans la boutique, salue révérencieusement le libraire, dépose lentement son chapeau sur le comptoir, se mouche avec méthode, tousse deux ou trois fois afin d’éclaircir le timbre de sa voix, puis enfin :

— Je vous présente mes civilités, monsieur Lambert.

— Bonjour, monsieur Tranquillin.

— Tiens, – se dit Bachelard prêtant l’oreille, – l’intendant du propriétaire ! Pourquoi vient-il ici ?

— Monsieur Lambert, – poursuit Tranquillin, laissant tomber une à une ses paroles, – je suis… chargé… d’une… communication… pour… vous… de la part… de mon honoré maître…

— Bachelard, laissez-nous, – dit le libraire à son commis désappointé. – vous achèverez plus tard de déballer ces livres.

— Monsieur, je vais avoir fini en un clin d’œil ; ce sera l’affaire de dix minutes.

— Vous achèverez plus tard, vous dis-je, de déballer ces livres ; allez épousseter ceux de l’arrière-magasin.

— Cependant, monsieur…

— De grâce, faites donc ce que je vous ordonne.

— À la bonne heure, monsieur, à la bonne heure ! – répond Bachelard, quittant la boutique en grommelant. Après tout, mon observation était dans l’intérêt du déballage.

— Monsieur Lambert, – reprend Tranquillin, – je suis chargé d’une communication pour vous de la part de mon honoré maître, M. Wolfrang.

— Je le croyais en voyage ?

— Il est de retour depuis hier soir ; il est descendu dans l’hôtel qu’il s’est réservé au fond du jardin.

— Quelle est la communication dont il s’agit ?

Le libraire, voyant en ce moment rentrer le commis dans l’arrière-magasin, reprend, sans se départir de son indulgente bonhomie :

— Que voulez-vous encore, Bachelard ?

— Monsieur ne m’a-t-il pas commandé d’épousseter les livres ?

— Sans doute ; eh bien ?

— Je ne trouve pas mon plumeau ; je dois l’avoir laissé ici quelque part, et je…

— Retournez dans l’arrière-magasin ; ne revenez ici que lorsque je vous manderai.

— Mais, monsieur, ce plumeau…

— Allez, allez.

Bachelard sort, et Tranquillin continue :

— Mon honoré maître, M. Wolfrang, m’a chargé, monsieur Lambert, de vous inviter à lui faire l’honneur de venir passer aujourd’hui la soirée chez lui avec madame Lambert.

— Je suis très-sensible à cette invitation, – répond le libraire surpris, – mais ma femme et moi, nous vivons fort retirés ; nous avons peu de goût pour le monde, et…

— Oh ! rassurez-vous, monsieur Lambert, l’on sera chez mon honoré maître tout à fait en famille, entre locataires.

— Comment ?

— M. Wolfrang désire, – désir bien naturel ! – avoir l’honneur de faire connaissance avec messieurs ses locataires, et il les convie ce soir à une petite réunion intime ; je dis intime, en cela qu’elle sera composée de peu de personnes, à savoir les locataires, de l’hôtel du jardin, M. le duc et madame la duchesse della Sorga, ainsi que leurs deux fils ; vous et madame Lambert, M. et madame Borel, ainsi que leur fils, habitant le premier étage ; M. de Luxeuil et M. le comte de Francheville, habitant le second ; enfin M. de Saint-Prosper, M. Dubousquet et mademoiselle Antonine Jourdan, habitant le troisième étage ; en tout, quatorze personnes. Ce sera donc, vous le voyez, une véritable soirée de famille. En outre, mon honoré maître se fera un plaisir, – que dis-je ? – un devoir, de demander à messieurs ses locataires et à mesdames ses locatrices s’ils se trouvent bien chez lui ; s’ils n’ont pas quelques réclamations à lui adresser, quelques embellissements ou quelques meubles à lui demander pour leur appartement, car M. Wolfrang serait aux regrets de n’avoir point prévenu ces demandes. Mais, vous semblez surpris ?

— Je l’avoue, – répond le libraire ; – de pareils procédés de la part d’un propriétaire…

— Sont assez rares, n’est-ce pas ?

— Fort rares, en effet.

— Que voulez-vous ? M. Wolfrang n’est point un propriétaire comme un autre ; aussi, lorsqu’il a su que l’on avait, dans le voisinage, baptisé sa maison du surnom de la Maison du bon Dieu, vous ne pouvez vous imaginer sa douce satisfaction.

— Cette satisfaction doit lui coûter cher, car, vraiment, le prix des appartements de cette maison est de plus de moitié au-dessous de leur valeur.

— Certainement, tel est le désir de mon honoré maître.

— Ainsi, en ce qui me concerne, je paie deux mille francs la location de cette boutique, de ses dépendances et d’un logement complet à l’entre-sol, meublé avec une élégance, une recherche à laquelle ma femme et moi n’étions pas habitués, bien que nous vivions dans l’aisance.

— L’unique ambition de M. Wolfrang est que messieurs ses locataires se plaisent chez lui. C’est son idée fixe.

— Il y paraît de reste ; seulement, je regrette fort cette clause du bail, en vertu de laquelle, en me prévenant un mois d’avance…

— Vous pouvez donner ou recevoir congé chaque trimestre ?

— Oui, et cette clause…

— … N’a d’autre fin que le désir incessant de M. Wolfrang à l’endroit de la plaisance et de la liberté de messieurs les locataires.

— Vraiment ?

— Sans doute… Il serait désolé de leur imposer la moindre sujétion ; d’où il suit qu’un locataire ne se plaisant plus céans, il peut s’en aller quand bon lui semble, et ce, d’autant plus aisément qu’il n’a, comme on dit, apporté avec lui, dans la maison, que son bonnet de nuit, puisque les appartements sont meublés. Voilà pourquoi mon honoré maître a tenu absolument à louer en garni.

— Mais, par contre, l’on peut recevoir congé ; or, l’on se trouve ici tellement bien établi, nous, du moins, que ce serait, pour ma femme et pour moi, un véritable chagrin que de quitter ce logis.

— Je m’en vais vous dire pourquoi M. Wolfrang a désiré la réciprocité du congé. Il est, vous le savez, des caractères hargneux, taquins, toujours mal satisfaits, quoi qu’on fasse, et qui, néanmoins, s’obstinent à demeurer où ils sont : c’est en prévision de ces vilains caractères-là que mon honoré maître a inséré la clause en question dans les baux ; car, voyez-vous, à la seule pensée de locataires mécontents, il ne vit plus, mon pauvre monsieur Lambert, il ne vit plus, il est comme une âme en peine !

— Somme toute, c’est un original dans la meilleure acception du mot que M. Wolfrang, n’est-ce pas ?

— Hé !… hé !… peut-être…

— Quel âge a-t-il ? Est-il marié ? Mais, Dieu me pardonne ! – ajouta le libraire en souriant, – la contagieuse curiosité de mon commis m’a, je crois, gagné malgré moi.

— Si vous acceptez l’invitation de M. Wolfrang, vous saurez par vous-même ce que vous désirez savoir.

— Je vous l’ai dit : ma femme et moi nous vivons fort retirés, nous n’allons jamais dans le monde…

— Mais, encore une fois, ce n’est point aller dans le monde que de passer la soirée chez son propriétaire, avec une douzaine d’autres locataires. Allons, M. Lambert, ne me refusez point… ce serait d’un mauvais augure pour les autres invitations que je vais de ce pas aller faire à chaque étage de la maison. Donc, c’est convenu ; mon honoré maître peut, ce soir, compter sur vous et sur madame Lambert.

— Il me faudrait tout au moins consulter ma femme.

— Allez la consulter, je vous attends.

— Je ne vous réponds point, tant s’en faut, de son consentement.

— Demandez-le-lui toujours.

Au moment où le libraire quitte son comptoir, Bachelard entre brusquement :

— Monsieur m’a appelé ?

— Nullement ; mais vous allez garder la boutique en attendant mon retour.

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