III

Madame Lambert, âgée de vingt ans au plus, est blonde, et, pour la caractériser physiquement d’un trait, nous la comparerons à la Psyché (de Prudhon), dont elle avait la beauté pure, délicate et candide ; mais, malgré leur perfection, ses traits, d’une douceur extrême, manquaient complétement d’animation, et l’intelligence ne brillait pas dans ses charmants yeux bleus, alors rêveurs. Elle achevait presque machinalement sa toilette, en tordant par derrière ses longs cheveux cendrés, dont elle pouvait à peine, de sa petite main, embrasser la natte épaisse.

— Oui, madame, – disait Juliette à sa maîtresse, – c’était une corbeille de violettes de Parme ; mais grande, mais grande ! enfin elle ne pourrait pas tenir sur la table ronde du salon. Une dame assez âgée, qui doit être une femme de chambre du grand monde, car elle porte un chapeau et est très-bien mise, avait, dans le fiacre qui l’amenait, cette corbeille avec elle, et elle a prié M. Saturne de l’aider à la descendre, en disant qu’elle apportait ces fleurs à M. de Luxeuil.

— Qui vous a si bien instruite, Juliette ?

— Le hasard, madame… car je passais devant la loge du concierge, et même je me suis dit : « C’est drôle, pourtant ! ce sont les messieurs qui, ordinairement, envoient des fleurs aux dames ; il paraît que c’est le monde renversé ; » car c’est bien certainement une dame qui envoie cette belle corbeille à notre voisin du second. N’est-ce pas, madame ?

— Quelle question ! Comment voulez-vous que je sache cela ? – répond madame Lambert, sans pouvoir dissimuler son impatience mêlée de dépit. – Et, d’ailleurs, que m’importe, à moi !

— Sans doute, madame ; aussi je vous dis cela, comme je vous dirais autre chose.

— Eh bien ! alors, j’aime autant que vous me disiez autre chose.

— Je serais fâchée d’avoir contrarié madame.

— Pourquoi m’auriez-vous contrariée ? Qu’est-ce que cela me fait que l’on envoie des fleurs à M. de Luxeuil ? Est-ce que je le connais ?

— Allons, se dit la peu pénétrante Juliette, madame a de l’humeur ; son caractère est bien changé depuis quelque temps ; elle était douce comme un mouton, elle devient brusque et grondeuse ; qu’est-ce donc qu’elle peut avoir ?

Puis elle ajouta tout haut :

— Madame n’a plus besoin de moi ?

— Non, pas à présent.

— En ce cas, madame, je retourne à ma cuisine.

À peine la servante a-t-elle quitté la chambre à coucher, que madame Lambert se dit avec amertume :

— Elle me mettait au supplice, cette Juliette !… Qu’avait-elle besoin de me parler de ces fleurs ?

Et après un moment de silence :

— Quelle fausseté ! il a osé m’écrire qu’il m’aimait depuis trois mois ; que s’il ne me regardait pas en passant devant le magasin, c’était de peur de me compromettre. Hélas ! je ne l’ai que trop regardé, moi, pour mon malheur !… Et mon mari, si bon, si généreux, à qui je dois tant, à qui je dois tout !… car lorsque je pense à sa conduite envers moi…

Puis, tressaillant et rougissant de repentir, madame Lambert ajouta :

— Ah ! je ne suis déjà que trop coupable ! Avoir reçu cette lettre, l’avoir lue surtout ! car, la recevoir, je ne pouvais m’en empêcher, M. de Luxeuil a saisi l’instant où j’étais seule dans le magasin (comment a-t-il pu deviner cela) ? Il est entré vite, et, déposant la lettre sur le comptoir, il ma dit : « – Lisez, et sachez combien je vous aime !… » – Maudite lettre ! je l’ai lue, relue, je la sais par cœur maintenant ; aussi j’ai pu la brûler !… Mais ces fleurs… qui les LUI envoie ? quelque grande dame ! Oh ! certainement, il doit n’avoir qu’à choisir ; il est si beau, si élégant ! il a de si jolis chevaux !… tout le monde se retourne pour le voir passer… Mais ces fleurs, qui les lui envoie ? Peut-être cette dame qui, avant-hier, est venue dans un superbe carrosse armorié ; il s’est arrêté à la porte pendant que le domestique, tout galonné d’or, allait remettre une lettre au concierge. Qu’elle était belle, cette jeune dame ! mon Dieu ! quelle était belle et distinguée, comparée à moi, pauvre boutiquière ! Il me semblait que plus je la regardais, car je ne pouvais détacher mes yeux d’elle, plus je la haïssais. Haïr !… moi, qui n’ai jamais jusqu’ici voulu de mal à personne ! Ah ! je deviens méchante ! Eh bien ! oui, quand ce ne serait que pour la faire enrager, cette grande dame, et lui prouver que je la vaux bien, moi, puisqu’IL m’aime, je…

Et s’interrompant de nouveau, madame Lambert ajoute en frémissant :

— C’est affreux ce que je pense là !… Non ! non ! je n’aimerai pas M. de Luxeuil, et s’il m’écrit encore, je brûlerai sa lettre sans la lire. Non, jamais, jamais, je ne m’exposerai à rougir devant mon mari, si bon, si généreux pour moi !

M. Lambert entre chez sa femme au moment où elle se livre à ces réflexions. Elle reste confuse à la vue du libraire, et afin de dissimuler son embarras, elle s’occupe de terminer sa coiffure devant la glace de sa toilette.

— Ma chère Francine, – dit M. Lambert, – nous sommes invités à passer aujourd’hui la soirée chez M. Wolfrang, notre propriétaire, ainsi que les autres locataires de la maison.

— Ah ! mon Dieu ! – dit madame Lambert, tellement étonnée, que ses cheveux s’échappant de sa main se déroulèrent sur ses épaules, l’enveloppèrent à demi de leur nappe soyeuse et dorée, qui tombait jusque sur le tapis ; mais une autre émotion que celle de la surprise, empourprant bientôt les traits de la jeune femme, elle profita du désordre de sa chevelure pour dissimuler sa rougeur sous les bandeaux ondulés qu’elle laissa voiler à demi son frais visage.

Puis, elle ajouta comme si elle eut voulu se ménager le temps de réfléchir à sa réponse :

— Ah ! mon Dieu ! André, je n’en reviens pas : nous, invités chez le propriétaire ?

— Je m’attendais à ton grand étonnement, chère enfant, – dit en souriant le libraire. – Je sais combien tu es timide et peu habituée au monde ; aussi, ai-je d’abord refusé cette invitation, objectant les habitudes de notre existence retirée, mais l’intendant a insisté, observant qu’il s’agissait d’une soirée en petit comité, uniquement composée des locataires de la maison.

— De… tous les locataires ?

— Sans doute, car ceux de l’hôtel du fond du jardin sont aussi invités ; il s’agit donc d’une réunion d’une quinzaine de personnes au plus.

— Mon ami, tu as bien fait de ne pas accepter, – dit madame Lambert après un pénible effort sur elle-même, car M. de Luxeuil devait être l’un des invités ; – nous ne pouvons aller à cette soirée.

— Soit ! seulement je te ferai observer que…

— Nous ne pouvons, je te le répète, mon ami, aller à cette soirée, – se hâta de répéter la jeune femme, semblant vouloir, quoiqu’à regret, s’engager irrévocablement par ce refus, – nous n’irons pas.

— Il en sera selon tes désirs, chère enfant ; j’ai d’ailleurs prévenu M. Tranquillin que mon acceptation était subordonnée à la tienne.

— C’est entendu, nous refusons ; n’en parlons plus.

— Tu es bien décidée ?

— Oui, oui, cent fois, oui ! – répondit impatiemment Francine, craignant de céder à la tentation de se raviser. – Pourquoi m’obliger de te redire deux fois la même chose.

Mais la jeune femme regrettant l’inflexion presque dure de sa réponse :

— Pardon ! André, mais je…

— C’est moi, chère enfant, qui, par mon insistance, après ton premier refus, ai provoqué ton léger mouvement d’impatience. Voici, d’ailleurs, pourquoi j’insistais : ma première pensée, avant de t’avoir même consultée, avait été de décliner cette invitation, après tout fort polie ; cependant j’ai réfléchi que ce M. Wolfrang paraît être un franc original, et que notre refus pouvait le blesser…

— Que t’importe ?

— Cela m’importe assez peu, il est vrai, mais néanmoins ce M. Wolfrang a le droit, en vertu de l’une des clauses de notre bail, de nous donner congé chaque trimestre ; nous avons bravé ce très-grave inconvénient, cédant moins encore à l’attrait du prix modéré du loyer qu’aux convenances de mille sortes que nous trouvions dans cet appartement…

— Combien tu es bon, André ! tu dis nous, et c’est moi seule qui, séduite par l’élégance et la recherche du mobilier de cet appartement, ai insisté pour demeurer ici.

— Toi ou moi, chère Francine, c’est tout un ; je trouvais d’ailleurs pour mes livres, en outre de la boutique, parfaitement appropriée à mon commerce, un arrière-magasin très-sec, où j’ai placé mes éditions les plus précieuses, et un grenier fort aéré où j’ai pu encore déposer des livres. Il résulte de tout cela que nous sommes établis à merveille, et mieux que nous ne le serions partout ailleurs pour le double de ce que nous payons. Or, en te manifestant tout à l’heure mon désir de ne point choquer M. Wolfrang par notre refus, je craignais que si cet original se trouvait en effet blessé, il ne nous signifiât congé, ce qui serait très-fâcheux.

— Sans doute, mon ami ; mais est-il à présumer que le propriétaire nous donne congé pour un motif si futile ?

— Il n’en sera pas ainsi, je l’espère, car peut-être nous regretterions plus tard de n’avoir point fait à cet original le sacrifice d’une heure ou même d’une demi-heure de notre soirée ; nous eussions seulement fait acte de présence à cette réunion. Mais puisque tu préfères t’abstenir, ma chère Francine, je vais t’excuser auprès de M. Tranquillin, lui disant que tu es légèrement indisposée, excuse banale, mais enfin suffisante.

— André, – reprend la jeune femme, faillissant dans sa lutte contre les tentations mauvaises, et rougissant de nouveau sous le voile de ses cheveux, qu’elle ne se hâtait pas de renouer, en refusant d’abord cette invitation, je ne songeais pas aux conséquences que tu sembles craindre. Puisqu’il en est ainsi…

— Tu te décides à venir à cette soirée, chère enfant ?

— Je crois maintenant comme toi que ce serait peut-être… plus convenable.

Puis Francine réfléchissant, ajoute :

— Mais non, André, nous ne pouvons accepter ; tu oublies cette vente de livres au château de Stains, près Saint-Denis, à laquelle tu dois aller à deux heures, et qui peut, m’as-tu dit, te retenir une partie de la soirée ?

— Cette vente est remise à demain ; ainsi, nul obstacle. Donc nous acceptons ; c’est convenu ?

— Oui, mon ami ; et cependant…

— Quelle autre objection ?

— Pour aller à cette soirée…

— Eh bien ?

— Je ne sais… je…

— De grâce, Francine, achève.

— Mon ami, je… je… n’ose.

— Tu n’oses, – reprend le libraire surpris, cherchant à pénétrer la secrète pensée de sa femme ; puis, après un moment de réflexion, il sourit, tire de sa poche son portefeuille, y prend un billet de cinq cents francs, et le remettant à Francine :

— Tiens, mon enfant, tu achèteras des dentelles, des rubans, que sais-je ? enfin, de quoi te faire belle ce soir.

— André, comment, tu as deviné ?

— Oh ! sans être grand sorcier, j’ai deviné que, par un sentiment d’amour-propre excusable à ton âge, tu craignais que la modestie de ta toilette contrastât avec celle de la femme de ce banquier de Lyon, dix fois millionnaire, et locataire du premier étage de la maison, sans parler de cette grande dame qui occupe avec sa famille l’hôtel du jardin. Or, si j’étais galant, je te dirais, Francine, qu’avec tes vingt ans, ta jolie figure, une robe très-simple et une fleur dans tes cheveux, tu n’aurais rien à redouter de la comparaison des plus splendides toilettes ; mais je ne suis point galant ; mon affection pour toi est trop sérieuse, trop paternelle, mon enfant, pour parler le langage de la galanterie, et…

Le libraire s’interrompt en voyant une larme échappée des yeux de la jeune femme tomber sur le billet de banque qu’elle tient machinalement.

— Quoi, Francine… tu pleures ? – demande M. Lambert avec inquiétude. – D’où vient ce chagrin ?

— Je n’ai pas de chagrin ; mais la pénétration de ta bonté et ta délicatesse me touchent profondément, André. Il faut avoir un cœur comme le tien pour deviner ce qui me préoccupait tout à l’heure. Mon Dieu ! et penser que depuis trois ans de mariage, et après tout ce que je te devais déjà, ta bonté envers moi ne s’est jamais démentie !

— Parce que jamais en toi, chère enfant bien-aimée, ne s’est démentie cette qualité si précieuse à mes yeux : la sincérité. Cette qualité, jointe à la douceur de ton caractère et à ton dévoûment à tes devoirs de bonne ménagère, a été et sera toujours, ne l’oublie jamais, Francine, la base de mon tendre attachement ; aussi le bonheur que je te dois me paie au centuple de ce qu’autrefois j’ai pu faire pour toi…

Cet hommage rendu à sa sincérité, au bonheur dont jouissait son mari, empourpra de nouveau les joues de la jeune femme, dont la tête était toujours penchée, à demi voilée par ses cheveux. Pendant un instant, une expression navrante contracte ses traits.

M. Lambert, ne pouvant remarquer l’émotion de Francine, lui disait en se dirigeant vers la porte :

— Je te quitte, car j’oubliais M. Tranquillin ; je l’ai laissé à la merci du bavardage et de la curiosité de cet insupportable Bachelard. Je vais donc répondre que nous acceptons l’invitation de M. Wolfrang ?

— André, – dit vivement la jeune femme, – reprends ces cinq cents francs.

— Pourquoi cela ?… quelle idée ?

— J’irai à cette soirée ainsi que tu me le conseilles, avec une robe très-simple et une fleur dans mes cheveux.

— Mais, mon enfant, je…

— Je t’en prie, André, reprends cet argent, je suis résolue à ne rien acheter.

— Singulier caprice !

— Pardonne-le moi, mon ami, et ne doute pas que ma reconnaissance ne soit la même que si je profitais de ta générosité.

— Soit, chère Francine ; mais ce qui est donné est donné, – dit en souriant le libraire. – Tu emploieras cet argent comme il te conviendra. Je vais demander à M. Tranquillin l’heure de la réunion, et je reviendrai t’en instruire, – ajoute le libraire en sortant.

— Ah ! – se dit Francine après le départ de son mari, – accepter son offre eût été une indignité. Ce n’est pas pour lui que je voulais me faire belle. Hélas ! pourquoi n’ai-je pas eu le courage de persister dans ma première résolution ? J’ai tort, grand tort d’aller à cette soirée où je verrai M. de Luxeuil. Heureusement, ce sera la première et la dernière fois que nous nous rencontrerons… et puis j’aurai peut-être l’occasion de lui dire que je ne veux pas l’aimer, que je ne l’aimerai jamais ! non ! ô jamais ! je serais trop coupable… André est si bon pour moi ! et tout à l’heure encore… oh ! c’est un ange, un ange de bonté.

Share on Twitter Share on Facebook