IV

M. Borel, banquier de Lyon, plusieurs fois millionnaire, occupait, avec sa femme et son fils, l’un des deux appartements du premier de la maison du bon Dieu.

La famille réunie déjeunait dans la salle à manger. M. Borel a soixante ans, sa femme quelques années de moins que lui, leur fils Alexis a dépassé l’âge de sa majorité.

— Ma foi, mes amis, – dit le banquier, – cet appartement est si confortable, cette maison si parfaitement tenue, que j’ai grande envie de faire une folie.

— Voyons la folie, mon père ?

— Je n’ai loué ce logis que pour trois mois. Appelé momentanément à Paris par mes affaires, et surtout afin de soumissionner le nouvel emprunt du gouvernement ; mais comme je suis toujours obligé chaque année de résider à Paris pendant un ou deux mois, sans compter d’autres voyages de quelques jours, je suis presque résolu à garder cet appartement toute l’année, au lieu de courir d’hôtel garni en hôtel garni. Qu’en pensez-vous ?

— Je pense, mon ami, que, lorsque comme toi l’on a gagné une fortune considérable par son travail et surtout avec une probité de plus en plus rare de nos jours, il est bien permis de se donner quelque satisfaction.

— Et ce bon père qui taxait de folie ce désir si simple !

— Ainsi vous êtes tous deux d’avis…

— Qu’il faut garder cet appartement à l’année, mon ami, puisqu’il te plaît, – répond madame Borel. – Je te demande un peu que nous importe une dépense de quelques milliers de francs de plus ou de moins ? Seulement, comme le loyer doit être considéré, en grande partie du moins, comme une dépense tout à fait de luxe…

— Ah ! ah ! madame Borel, – dit en riant le financier, – je vous vois venir à pas de loup… avec vos pauvres sur vos talons.

— N’est-ce pas notre convention, mon ami ? Distribuer en secours bien placés une somme égale à celle que nous dépensons pour nos plaisirs… ou pour notre superflu.

— Chère mère, tu es dans ton droit, – reprend gaiement Alexis ; – le loyer de l’appartement est de trois mille francs, n’est-ce pas ?

— Oui…

— Or, admettons que, lors des séjours indispensables que mon père ou moi nous faisons à Paris, nous dépensions environ mille francs chaque année pour notre logement en garni, il reste une différence de deux mille francs pour atteindre le chiffre de notre loyer actuel… Est-ce encore vrai, ma mère ?

— Soit… et tu conclus ?

— Je conclus que cette somme constituant une dépense essentiellement superflue ; je créditerai ton compte des pauvres de deux mille francs de plus par année.

— Pas du tout, – s’écrie non moins gaiement M. Borel, – je proteste contre ces distinctions, contre ces subtilités.

— Voyons ta protestation, mon ami ?

— La voici : moi ou mon fils nous passons en moyenne, et à diverses reprises, six semaines ou deux mois au plus à Paris. Mettons en moyenne six semaines, à savoir quarante-cinq jours ; c’est raisonnable, n’est-ce pas ?

— Oui, mon père.

— Eh bien, l’on peut trouver pour trois francs par jour à Paris une excellente chambre garnie, voilà le nécessaire ; donc, si je sais compter, quarante-cinq fois trois francs… font cent trente-cinq francs ; est-ce vrai, madame ma femme ?

— Très-vrai.

— D’où il suit que sur les trois mille francs de loyer de notre appartement de Paris, il faut défalquer cent trente-cinq francs pour le nécessaire…

— Et en ce cas, mon ami, resterait au superflu deux mille huit cent soixante-cinq francs.

— Madame Borel, vous devriez vous appeler madame Barême, tant vous calculez promptement, – reprend le banquier. – C’est donc une somme de deux mille huit cent soixante-cinq francs dont mon fils voudra bien créditer le compte de vos pauvres ; mais comme j’ai l’horreur des fractions, il créditera ledit compte de trois mille francs.

— Ah ! mon ami, – reprit madame Borel avec émotion, – ta générosité est inépuisable.

— Allons, ma femme, tu me rends honteux, tu me fais rougir devant notre fils. Beau mérite que le mien, en vérité ! ouvrir ma caisse et te dire : Prends.

— Mais, mon ami…

— Mais, madame Borel, je sais ce que je sais : que diantre ! Est-ce que moi je monte dans les plus misérables mansardes de la Croix-Rousse pour secourir les indigents ? est-ce que je passe des heures entières au chevet de pauvres femmes malades ? est-ce que je possède comme toi, chère et bien aimée femme, le génie de la charité, génie délicat et touchant ? Il sait épargner à l’infortune jusqu’à l’amertume de l’aumône qu’elle reçoit, et il ne lui laisse que la douceur de la reconnaissance. Encore une fois, mon rôle est par trop facile : ouvrir ma caisse ; voilà tout !

— Mais cette caisse, bon père, qui la remplit ? N’est-ce pas ton travail ? n’es-tu pas à ton bureau dès le jour et avant le dernier de nos employés ? n’es-tu pas l’âme, l’intelligence, la vie de la maison ? Et moi qui, depuis quatre ans déjà, me suis initié au secret de tes affaires, ne sais-je pas que cette immense fortune dont tu fais un si noble emploi, tu la dois, non-seulement à un labeur assidu, à ton génie financier, mais que tu as eu d’autant plus de peine et d’honneur à la gagner, cette fortune… qu’elle est pure de toute spéculation, je ne dirai pas même douteuse, mais de toute spéculation qui ne pût braver l’examen de la plus rigoureuse, de la plus ombrageuse probité ?

— Alexis ! – dit M. Borel en rougissant, – mon enfant…

— Ton fils a raison, mon ami, – reprend madame Borel ; – faut-il te rappeler l’affaire Bumolard et compagnie ? Tu pouvais, en acceptant les offres de cette maison, réaliser un bénéfice certain de plus d’un million, et tu as refusé ; pourquoi ?

— Pourquoi ? – ajoute Alexis, – parce qu’il répugnait à la délicatesse de mon père de s’associer à une maison dont le chef était un failli, cependant réhabilité par un concordat très-honorable.

— Et l’affaire Morand, qui présentait de si importants bénéfices ? que les plus fortes maisons de banque de Lyon se la disputaient ? – reprend madame Borel ; – on te l’offre, mon ami, et, après avoir consacré plus de deux mois à l’étudier, à la mûrir, tu allais donner ta signature, lorsque tu la refuses… en apprenant que l’un des cessionnaires se prétend et te semble lésé dans ses intérêts…

— Oui, et rappelle-toi, ma mère, qu’à ce sujet, la majorité du conseil d’administration, prouva à mon père qu’au point de vue légal la prétention dont il s’agissait était absolument inadmissible ; qu’elle se bornait à une appréciation toute morale ; il n’importe : mon père met pour condition expresse à son engagement qu’il sera fait droit à cette réclamation ; le conseil refuse, et mon père renonce à cette affaire.

— Désintéressement d’autant plus méritoire, – ajoute madame Borel, – que cette affaire est reprise par la maison Barclay, certes, des plus honorables ; et elle y a gagné des millions que de moins scrupuleux que toi auraient gagnés, sans qu’on pût leur adresser le moindre reproche.

— Et la proposition de la maison Hengelmann de Francfort ?

Au moment où la femme et le fils du banquier exaltaient ainsi à l’envi et avec bonheur son irréprochable probité, son ombrageuse délicatesse, un domestique entre, et s’adressant à M. Borel :

— L’homme de confiance du propriétaire demande à parler à monsieur.

— Voilà, mes amis, qui se trouve à merveille, – dit à sa femme et à son fils M. Borel, semblant satisfait de cette occasion de se dérober à leurs louanges, – je vais demander à l’intendant de nous accorder un bail de trois ans.

— Pauvre père, – dit Alexis après le départ de M. Borel et du domestique, – sa modestie souffrait tellement de nous entendre le louer comme il mérite, d’être loué, qu’il a été, j’en suis certain, enchanté de pouvoir nous échapper ; mais nous le rattraperons !

— Ah ! mon enfant, si tu savais, combien je suis heureuse de voir que, comme moi ; ce que tu apprécies, ce que tu admires davantage en ton père : c’est l’honnête homme dans la plus glorieuse acception du mot…

— En peut-il être autrement, chère mère ? Mon éducation entière n’a-t-elle pas tendu à enraciner en moi le culte, la religion de la probité ? Combien de fois mon père ne m’a-t-il pas répété : « Mon enfant, ne l’oublie jamais, dans la carrière des affaires, carrière si périlleuse pour la délicatesse… en raison d’une foule d’amorces offertes à la cupidité, il suffit d’une seule opération entachée d’improbité, pour vicier une fortune jusqu’alors honorablement acquise, de même qu’il suffit d’un atome de limon pour troubler la pureté d’une source. »

— Et cette morale rigide, ton père l’a toujours prêchée d’exemple, – répond madame Borel avec l’expression d’une douce fierté. – J’ai été initiée à ses affaires depuis le jour de notre mariage, et je n’ai pas vu ton père démentir une seule fois cette délicatesse, poussée, je dirais jusqu’à l’exagération, si l’on pouvait appliquer ce mot à un sentiment d’une nature si élevée.

M. Borel rentre à ce moment dans la salle à manger, disant gaiement à sa femme :

— Devine le but de la visite de l’homme de confiance de notre propriétaire ?

— Que sais-je, mon ami ?

— Il vient de la part de M. Wolfrang nous inviter à passer aujourd’hui la soirée chez lui.

— Mais nous ne connaissons pas du tout M. Wolfrang, – dit madame Borel, – et cette invitation…

— Est bizarre, n’est-ce pas, mes amis ?

— Fort bizarre, mon père ; et qu’as-tu répondu ?

— J’ai accepté, après avoir cependant d’abord refusé très-poliment d’ailleurs.

— Quel motif t’a fait changer d’avis, mon père ?

— Une pensée d’un machiavélisme affreux, – reprend en riant le banquier ; – machiavélisme que m’inspirait le désir de conserver cet appartement à l’année.

— Explique-toi, mon ami.

— Vous savez que, par une clause de notre location, nous pouvons donner ou recevoir congé chaque trimestre ; cette clause nous a d’abord d’autant mieux convenu, que nous ne devions rester à Paris que deux mois.

— Sans doute, – reprit madame Borel, mais elle nous devient maintenant gênante, puisque nous songeons à louer cet appartement à l’année.

— Évidemment. Aussi ai-je fait part de nos intentions à l’homme d’affaires, après avoir décliné l’invitation de son maître sous un prétexte très-plausible.

— Et que t’a répondu l’intendant ?

« — Je ne pense pas que M. Wolfrang se départisse jamais du droit de pouvoir, chaque trimestre, donner congé à ses locataires ; c’est chez lui un principe invariable, – m’a objecté M. Tranquillin. Cependant, si vous lui aviez, monsieur, fait l’honneur d’accepter son invitation, vous auriez pu, ce soir, lui exprimer votre désir, et peut-être y eut-il accédé. »

— Fort bien, mon père, et, par suite de cet affreux machiavélisme dont tu viens de te confesser, tu as accepté l’invitation de ce monsieur, dans l’espoir d’obtenir de lui notre bail à l’année ?

— Hélas ! oui, j’avoue ma scélératesse.

— Eh bien ! que veux-tu, mon ami, puisqu’il le faut, nous serons les complices de ta scélératesse ; et, pour ma part, je me mettrai en – frais d’amabilité, afin d’amadouer le farouche propriétaire, – ajoute en souriant madame Borel ; – je ne regretterai nullement mes coquetteries, car la fin justifie, dit-on, les moyens ; et si nous obtenons un bail d’un an, c’est mille écus de gagnés pour mes pauvres.

— Ce M. Wolfrang me paraît devoir être un homme très-original, – reprend Alexis Borel. – Et son intendant ne t’a donné, mon père, aucun détail sur ce bizarre personnage ?

— Aucun ; et à mes questions, il répondait constamment avec un flegme imperturbable : « — Si vous faites à M. Wolfrang l’honneur d’accepter son invitation, vous vous renseignerez par vous-même de ce que vous désirez savoir. » – Enfin, j’oubliais d’ajouter que les invités de cette soirée se composent exclusivement des locataires de cette maison et de ceux de l’hôtel du jardin, M. le duc et madame la duchesse della Sorga et ses deux fils. En un mot, M. Wolfrang réunit ce soir ses locataires, afin d’avoir l’honneur de nouer connaissance avec eux ; l’on ne peut, en somme, se montrer plus poli.

— Et moi, mon père, je suis maintenant enchanté de cette invitation.

— Pourquoi cet enchantement, mon garçon ?

— Il me sera donné de voir de près, et de contempler avec l’admiration et le respect qu’il mérite l’un des plus grands hommes et des plus courageux patriotes d’Italie !

— De qui veux-tu parler ?

— De M. della Sorga, d’abord condamné à mort, puis proscrit par le gouvernement napolitain, car le duc et son frère, qui a péri sur l’échafaud, étaient à la tête de cette conspiration. Elle eut, il y a un an, beaucoup de retentissement dans les journaux.

— En effet, dit M. Borel, – je me rappelle maintenant ce nom de della Sorga ; il y eut même, hélas ! si j’ai bonne mémoire, plus de cent conspirateurs exécutés à cette époque…

— Hélas ! oui, mon père.

— Maintenant, mon ami, je partage l’intérêt que t’inspire ce noble exilé, – reprit M. Borel ; – aussi je m’applaudis doublement d’avoir accepté cette invitation.

— J’ajouterai un détail qui doit augmenter notre vénération pour cette famille, – dit madame Borel ; – ma femme de chambre me racontait hier que, selon ce qu’elle a appris des domestiques de l’hôtel, madame la duchesse della Sorga, très-belle encore, malgré ses quarante ans, était un ange de vertu, le modèle des mères de famille ; elle ne vit que pour ses deux fils ; sa charité est inépuisable ; chaque matin, cette dame sort à pied, modestement vêtue, afin d’aller entendre la messe d’abord, et ensuite s’occuper de bonnes œuvres surtout en faveur de ceux des proscrits napolitains, dont la misère aggraverait les malheurs de l’exil.

— En ce cas, cette grande dame a plusieurs points de ressemblance frappante avec certaine personne de ma connaissance, – sauf en ce qui touche la messe entendue chaque matin, – dit M. Borel, regardant sa femme en souriant ; – je ne m’attendais pas à ce que mon affreux machiavélisme dût nous introduire en si bonne et si haute compagnie.

M. Borel, entendant sonner midi à la pendule, ajoute :

— Voici midi ; allons, Alexis, rendons-nous au ministère des finances, où l’on prend à cette heure connaissance des offres des soumissionnaires de l’emprunt ; notre sort se décide en ce moment. Serons-nous adjudicataires ? Là est la question.

— Nous avons soumissionné en notre âme et conscience, mon père ; advienne que pourra !

— Adieu, chère femme ; – nous serons de retour de bonne heure, et si tu as reçu de l’intendant de la liste civile cette permission que j’ai demandée, afin de pouvoir visiter le château de Monceau, que l’on dit si merveilleux en raison des tableaux et objets d’art qu’il renferme, nous irons tous trois ensemble à Monceau.

— C’est convenu, mon ami.

— Encore adieu, – dit le banquier en prenant son chapeau, – et fais des vœux, madame ma femme, pour que la maison Jacques Borel et fils de Lyon, soit adjudicataire de l’emprunt.

— De ces vœux de ma part, tu ne doutes pas, mon ami ?

— Non ; mais ce dont tu ne te doutes guère, toi… c’est de ce qui t’attend, si le chiffre de notre soumission est accepté.

— Que veux-tu dire ?

— Alexis, ouvre la porte, et laisse-la toute grande ouverte, mon garçon, dit le banquier à son fils ; et, remarquant la surprise et l’hésitation du jeune homme, il ajoute avec une gravité comique : – Obéissez, monsieur mon fils, – obéissez à l’instant, ou sinon, morbleu !

— Épargnez-moi dans votre terrible colère, – répond le jeune homme non moins gaiement, en allant ouvrir la porte de la salle à manger.

— Votre ordre menaçant est exécuté, monsieur mon père.

— Très-bien, car il faut toujours se ménager un moyen de retraite, afin d’échapper au péril que l’on redoute.

Puis, le financier s’adressant d’une grosse voix à sa femme :

— Et maintenant, madame Borel, retenez bien ceci, sac à papier ! oui, retenez bien ceci, madame : Dans le cas où nous serions adjudicataires de l’emprunt…

Mais s’interrompant afin de se retourner vers son fils, le banquier reprend :

— La porte est-elle ouverte, toute grande ouverte, Alexis ? le passage est-il libre ?

— Oui, mon père.

— Donc, madame Borel, dans le cas où nous serions adjudicataires de l’emprunt, notre bénéfice devant être de quatre millions au moins, je mettrai à votre disposition deux cent mille francs pour la fondation d’un hospice des ménages, près de notre maison de campagne.

Et courant vers son fils, qu’il prend par le bras et qu’il entraîne avec lui hors de la salle à manger, le financier s’écrie gaiement en s’enfuyant :

— Sauve qui peut ! mon garçon, nous serions écrasés par une avalanche de remercîments dont nous accablerait ta pauvre mère ; sauve qui peut ! sauve qui peut !

— Merci, mon Dieu, merci ! – murmura d’une voix fervente et contenue madame Borel, restée seule et les yeux pleins de larmes, joignant les mains avec force : – Vous m’avez récompensée au centuple du peu de bien que je fais, en unissant ma vie à celle d’un pareil homme.

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