V

— Je voudrais avoir l’honneur de parler à M. Alfred de Luxeuil, s’il est visible, – disait M. Tranquillin au valet de chambre du jeune homme à la mode (style consacré), occupant l’un des deux appartements du second étage de la maison.

— Je vais savoir si monsieur peut vous recevoir, – répondit le serviteur. – Votre nom, s’il vous plaît ?

— Tranquillin, l’homme d’affaires du propriétaire.

— Ah ! pardon, monsieur, je ne vous reconnaissais pas, veuillez attendre un instant, – répliqua le domestique.

Et revenant au bout de quelques instants, il engage l’intendant à le suivre, et l’introduit bientôt dans un somptueux salon ; où M. de Luxeuil déjeune d’œufs frais et d’une tasse de thé.

Ce jeune homme est âgé de vingt-cinq ans environ ; sa taille élevée, svelte et souple se dessine avec élégance sous les plis flottants de sa robe de chambre. Il est remarquablement beau ; mais sa physionomie révèle une telle confiance en lui-même, une telle audace de fatuité, une foi si imperturbable dans la puissance irrésistible des séductions de sa personne, qu’il passerait à bien dire pour monomane à cet endroit, si de trop nombreux et de trop faciles succès n’attestaient à ses yeux que l’opinion qu’il a de son mérite invincible, si exorbitante, si insensée qu’elle doive paraître, n’est nullement exagérée.

— Bonjour, mon cher, – dit M. de Luxeuil à Tranquillin.

Et lui indiquant du geste une chaise basse de bois doré, tapissée de brocatelle pourpre et blanche, comme les tentures du petit salon :

— Asseyez-vous là…

— Monsieur, c’est trop d’honneur…

— Asseyez-vous là, vous dis-je : je suis bon prince, moi…

— Monsieur, ce sera donc pour vous obéir.

— Vous arrivez, mon cher, très à propos ; je voulais justement vous faire dire de passer chez moi.

— Enchanté, monsieur, d’avoir prévenu votre désir…

— Mon cher, mes chevaux n’ont jamais été logés comme ils le sont ici. Mon hak est en possession d’un vaste box bien aéré où il peut évoluer en liberté, sans parler de la mangeoire de marbre, du râtelier de bronze historié, qui font de ce box un modèle d’élégance.

— M. Wolfrang désire que les chevaux de messieurs les locataires soient aussi satisfaits de la maison que leurs maîtres.

— Il y paraît. L’écurie qui avoisine ce box rivalise par son élégance avec ce que j’ai vu de mieux en Angleterre. Chaque stalle, menuisée en chêne, est une merveille de sculpture ; la muraille, revêtue de stuc vert pâle, encadrée d’arabesques ponceau, ne déparerait aucune salle à manger ; la sellerie, lambrissée de bois de citronnier rehaussée de bordures d’acajou ; enfin, les remises, vitrées, boisées et planchéiées, sont encore un modèle dans leur genre.

— Mon honoré maître sera, monsieur, fort aise de votre approbation.

— En somme, mes chevaux et moi, nous nous trouvons si parfaitement bien établis céans, que nous voulons y rester.

— Monsieur, ce désir si flatteur…

Tranquillin est interrompu par la rentrée du valet de chambre, apportant entre ses bras une énorme corbeille de violettes de Parme, au-dessus desquelles est déposée une enveloppe cachetée.

Le valet de chambre dépose la corbeille sur un guéridon de mosaïque de Florence, tandis que M. de Luxeuil dit à son domestique insoucieusement :

— Bien, bien, cela vient de la rue d’Anjou, hein ?

— Non, monsieur.

— De la place Beauveau, alors ?

— Non, monsieur, mais de la rue de Grenelle-Saint-Germain, et cette corbeille est accompagnée d’une lettre…

— Tiens… tiens !… de la rue de Grenelle ? – se dit le beau assez surpris, et il ajouta : – Donnez-moi cette lettre ?

— J’oubliais de dire à monsieur, que M. Bérard est là ; il arrive de Viroflay, – ajouta le valet de chambre, en remettant à son maître le billet déposé sur la corbeille de violettes :

— On attend la réponse de cette lettre, et…

— Comment ! Bérard est là, et vous ne le faites pas entrer tout de suite ! – dit M. de Luxeuil, jetant la lettre qu’il tient sur la table à déjeuner.

Puis, se levant brusquement, il s’élance à l’entrée du salon, et crie :

— Bérard ! Bérard ! arrivez donc !

M. Bérard s’empresse d’accourir à cet appel. À peine est-il entré, que M. de Luxeuil lui dit avec un accent de sollicitude et d’angoissé :

— Eh bien ! comment va-t-elle ce matin ?

— Mademoiselle-Madeleine n’est ni plus mal, ni moins mal qu’elle ne l’était hier.

— Ainsi, aucun changement ?

— Aucun.

— C’est désolant !…

— Elle est toujours dans un état d’agitation extrême.

— Je le crois bien ! elle est si nerveuse !

— La fièvre est très-forte ; j’ai compté jusqu’à cent dix pulsations à la minute.

— Cent dix pulsations !… c’est énorme, n’est-ce pas, Bérard ?

— Oui, monsieur, et-de plus, le sommeil est rare, entrecoupé, la soif ardente, et c’est à peine si l’infusion que j’avais ordonnée a suffi à la désaltérer ; les aspirations du poumon sont fréquentes, et souvent elle se plaint.

— Pauvre Madeleine ; – dit M. de Luxeuil d’un air attendri, apitoyé ; – elle se plaint !

M. Tranquillin, ému de la sollicitude du beau, se livrait à cette réflexion philosophique :

— Ainsi va le monde ; ce jeune homme, à qui une grande dame, sans doute, envoie ce matin des fleurs, n’ouvre seulement pas cette lettre et ne songe qu’à la santé de mademoiselle Madeleine… quelque grisette, sans doute, à en juger par son nom baptismal… Il n’importe… l’attendrissement de ce jeune homme prouve qu’il a bon cœur.

— Enfin, que pensez-vous au juste de la maladie de Madeleine ? – reprenait M. de Luxeuil. – Vous croyiez que l’air de la campagne, le repos, le régime et un exercice modéré suffiraient à la rétablir ?

— Je l’ai cru d’abord, voilà pourquoi je vous avais engagé, monsieur, à envoyer Mademoiselle-Madeleine à Viroflay ; mais, la maladie, alors latente, a fait des progrès, et, si j’en crois mon diagnostic, qui m’a rarement trompé, elle est atteinte d’une péripneumonie à sa première période.

— Et cette maladie est grave ?

— Excessivement grave à sa seconde période ; mais à sa première période, elle offre des chances de guérison, et si, à ma visite de ce soir, l’état Mademoiselle-Madeleine ne s’est pas amélioré sensiblement, j’attaquerai énergiquement la maladie dans son siége, à l’aide de révulsifs : j’ordonnerai deux larges vésicatoires.

— Des vésicatoires ! – répète M. de Luxeuil avec une répugnance douloureuse, mêlée d’anxiété ; – mais elle ne voudra jamais les supporter, vos vésicatoires… et puis ces traces hideuses…

— Ces traces disparaîtront, et dans un mois il n’en restera plus vestige, – répond l’homme de l’art. – Quant à la résistance de Mademoiselle-Madeleine à l’application des vésicatoires, cette résistance serait facilement surmontée à l’aide du torche-nez, s’il fallait absolument recourir à cet expédient. – Sur ce, monsieur, je vous quitte, car je suis appelé, ce matin, chez lord Seymour, pour un cas de fracture fort grave.

— Qu’est-ce qu’il veut donc dire avec son torche-nez, M. le docteur ? – se demandait naïvement Tranquillin. – Après tout, c’est sans doute un terme de l’art.

M. de Luxeuil, reconduisant M. Bérard jusqu’à la porte extérieure de l’appartement, lui réitéra les recommandations les plus instantes au sujet de la santé de l’intéressante malade. Puis le jeune beau, tout attristé, revint dans le salon, et se rasseyant accablé, dit à l’homme d’affaires :

— Pardon, mon cher, mais j’étais, mais je suis encore d’une inquiétude mortelle…

— Au sujet de cette pauvre mademoiselle Madeleine ?

— Hélas, oui ! je suis d’une inquiétude… Mais encore une fois, pardon, mon cher.

— Monsieur, ne vous excusez point, de grâce, ne vous excusez point. Une pareille sensibilité fait l’éloge de vos sentiments, et je…

— Cette perte serait pour moi irréparable.

— Ah ! monsieur, ne prévoyez point un pareil malheur ; il y a tant de ressources dans la jeunesse, et…

— Enfin, mon cher, que vous dirai-je ? Madeleine franchissait de pied ferme un fossé de quinze pieds dont le revers était garni d’une haie de cinq pieds.

— Peste ! la gaillarde, quel jarret ! – s’écria Tranquillin, joignant les mains avec stupeur. – Est-il possible, monsieur ? cette pauvre mademoiselle Madeleine sautait… des fossés de… quinze pieds… Bonté divine !… quinze pieds !… Révérence parler, cela me paraît, je n’ose dire… incroyable, cependant, je…

— Comment ! mais il n’y a pas à douter de ce que j’affirme, mon cher, puisque ces sauts-là, c’est moi qui les lui ai fait faire.

— Quoi ! cette jeune demoiselle… Hum ! hum ! – reprit Tranquillin. – En vérité, monsieur, je ne sais où j’en suis…

— Ajoutez à cela qu’elle m’a coûté sept cents guinées à Londres, chez Tattersall, où je l’ai achetée lors de la vente des écuries de lord Clamorgan. Elle s’appelait alors Miss-Alicia, et n’avait que trois ans…

— Achetée… à l’âge… de trois ans… – balbutie Tranquillin, complétement abasourdi, – lors de la vente d’une écurie !

— Sans doute ! Madeleine, à cette époque, était encore pouliche.

— Une pouliche !… Ah ! mon Dieu !

— Eh bien ! mon cher, qu’avez-vous donc ? vous semblez effaré.

— Une pouliche ! Et moi qui croyais…

— Et une pouliche du premier sang, s’il vous plaît, fille de Ralph-Junior et de Lady-Burlese.

— Très-bien, monsieur ; pardonnez à ma simplicité…

— Petite-fille de Joseph II et de Fulvia.

— Je ne conteste point…

— Arrière-petite-fille de Comodor-Brown et de Duchesse. Lisez le Stud-Book, mon cher, lisez le Stud-Book.

— Je vous crois, monsieur, sur parole…

— Et ce qu’il y a de désolant, c’est qu’avant sa maladie, j’ai engagé Mademoiselle-Madeleine dans le prochain steeple-chase de la Croix-de-Berny ; or, si ma jument ne peut courir, je serai obligé de payer forfait, et j’ai, aux yeux des niais… l’inconvénient… mais selon moi, l’avantage d’être fort serré, mon cher, et de tenir beaucoup à l’argent, malgré ma fortune. Il n’y a pas, voyez-vous, de petites économies ; les pièces de dix sous font les pièces de vingt sous ? et celles-ci font les louis !

— Monsieur, les prodigues sont les fous ; économes sont les sages.

— Ce n’est déjà pas si bête, ce que vous dites là, mon cher. Mais revenons à notre entretien.

— Je suis, monsieur, tout à vos ordres ; je me permettrai seulement une petite observation. Excusez la liberté grande.

— Parlez, parlez.

— L’on attend la réponse de la lettre que vous venez de recevoir, monsieur ; et s’il vous plaisait de faire cette réponse, nous reprendrions ensuite notre entretien sans être interrompus.

— C’est vrai, j’oubliais cette lettre, – dit M. de Luxeuil, prenant l’enveloppe ; et avant de la décacheter, il ajoute :

— Ainsi… vous permettez, mon cher ?

— Ah ! monsieur, je vous en supplie, – répond Tranquillin. Et il se dit à part lui :

— Étais-je assez oison d’aller m’imaginer que ce jeune homme oubliait une grande dame pour une grisette ! Et cette dame, il l’oubliait pour qui ?… pour une pouliche ! Quel cheval que ce beau jeune homme-là ! Ce n’est point un cœur qui bat dans sa poitrine… que dis-je ?… dans son poitrail !

M. de Luxeuil a décacheté l’enveloppe, scellée d’un cachet largement armorié, d’où il tire une lettre de plusieurs feuillets, couverts d’une écriture très-fine ; il fait un geste d’épouvante à l’aspect de cette interminable missive, et se borne à jeter un regard nonchalant sur les dernières lignes de l’épître, qui doivent, selon lui, la résumer. Cette supposition ne l’a pas trompé, car il murmure à demi-voix en haussant les épaules :

— Quelle insupportable phraseuse !… huit pages de son écriture… (et quelle écriture !… des pattes de mouches microscopiques !…) le tout pour me dire qu’elle me conjure de renouer avec elle. Peuh ! Héloïse est abominablement phraseuse, c’est vrai, mais je ne lis pas ses lettres ; puis elle est très-jolie et pas gênante ; son mari est philosophe ; elle a une très-bonne loge à l’Opéra, où j’ai ma place ; de plus, elle possède un excellent cuisinier ; c’est toujours six francs de moins à dépenser lorsque je dîne chez elle, au lieu de dîner au club ; or, une économie de trois dîners par semaine, à six francs chacun, c’est soixante-douze francs par mois, cent quarante-quatre francs pour deux mois ; et… Tiens… mais j’y songe, tiens… c’est un peu plus que le prix d’une culotte de peau pour mon postillon à la Daumont ; et justement la sienne a bientôt besoin d’être renouvelée… Eh bien, Héloïse a eu, par ma foi ! une fameuse idée en m’écrivant… si à propos… Ce que c’est que l’amour, pourtant !

Après cette judicieuse réflexion, M. de Luxeuil, surtout frappé de sa dernière et triomphante considération à l’endroit de la culotte de son postillon, sonne son valet de chambre. Il entre, et son maître lui dit :

— Répondez que c’est bien, j’irai…

— Monsieur, c’est que…

— Quoi ?

— Madame Justine, qui a apporté la lettre et les fleurs, a ordre de ne revenir qu’avec une réponse écrite.

— Eh bien, madame Justine retournera sans réponse écrite, voilà tout. Encore une fois, dites que c’est bien et que j’irai.

— Il suffit, monsieur, – dit le serviteur en se retirant et laissant son maître avec Tranquillin.

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