VI

M. de Luxeuil, après le départ de son valet de chambre, dit à Tranquillin :

— Pour revenir à notre entretien, mon cher, les écuries de cette maison et leurs dépendances sont tellement confortables, avantage presque introuvable à Paris, où les propriétaires lésinent toujours sur le terrain, tandis qu’au contraire M. Vol… Volfan… comment l’appelez-vous au juste ?

— Wolfrang.

— Tandis que M. Wolfrang fait les choses en grand seigneur et en amateur, car il doit avoir… ou avoir eu la passion des chevaux, sans quoi il n’eut pas construit de pareilles écuries. L’on y remarque une entente des moindres détails du service, qui annoncent une expérience consommée.

— Mon honoré maître a possédé les plus beaux chevaux du monde.

— En ce cas, c’est évidemment un homme comme il faut ; nous nous entendrons à merveille, et il m’accordera ce que je désire absolument, à savoir un bail d’au moins neuf ans.

— Monsieur…

— Je lui paierai, s’il le veut, une année d’avance.

— Monsieur, permettez, je…

— Ah ! c’est que, voyez-vous, moi, mon cher, je sais un homme d’ordre et parfaitement réglé. Je tiens mes livres de recettes et de dépenses par doit et avoir. Oh ! je n’ai rien de commun avec ces benêts qui mangent leur blé en herbe, se ruinent pour des drôlesses qui se moquent d’eux, ou par des parasites qui vivent à leurs crochets.

— Je ne doute point, monsieur, que vous soyez le personnage ordonné que vous dites, mais…

— Mes revenus se montent à cinquante-trois mille sept cents francs, sur lesquels, bon an mal an, je mets de côté cinq à six cents louis…

— L’épargne est, monsieur, une très-sage coutume, mais je…

— Il n’est personne de plus économe que moi : ma toilette et mon écurie sont mon seul luxe. J’engage mes chevaux dans des courses dont je peux gagner le prix, mais je ne fais jamais de paris. Je n’ai de ma vie touché à une carte ni prêté un louis à quelqu’un. J’ai, entre autres, la réputation méritée d’être inflexible comme un roc au sujet de ces billets de loterie à vingt francs dont l’on est aujourd’hui poursuivi, et qui soutirent aux niais cinquante ou soixante louis par an. Or, savez-vous que c’est une somme, mon cher, soixante louis ?

— Certainement monsieur… c’est douze cents francs… mais…

— Justement les gages de mon valet de chambre… enfin les femmes ne me coûtent rien, bien entendu ; je suis très-sobre : je déjeune comme vous voyez : deux œufs frais et une tasse de thé ; je dîne à mon club pour six francs ; je suis donc ce qu’on appelle un jeune homme excessivement rangé. Je vous dis tout cela pour vous convaincre, mon cher, que votre maître ne peut trouver un locataire qui lui offre plus de garanties, plus de solvabilité que moi, et qui, après tout, fasse mieux honneur aux écuries de la maison par la beauté de ses chevaux, par l’élégance de ses attelages. Est-ce que cela n’est pas très à considérer.

— Certainement, mon honoré maître se félicite, se glorifie de voir ses écuries si noblement occupées par un locataire qui…

— En ce cas, c’est convenu, mon cher : un bail de neuf ans, avec paiement d’une année d’avance, dont je déduirai l’escompte à cinq pour cent, ainsi que cela se pratique lors de tout paiement comptant.

— Monsieur, permettez…

— Oh ! je connais les affaires ; vous m’apporterez demain matin le projet de bail.

— Mais, monsieur… encore une fois…

— Je l’examinerai attentivement, parce que, voyez-vous, mon cher, j’ai fait mon droit : cela me procure l’avantage de n’être jamais dindonné. Donc, si le bail me semble bien et dûment libellé, je le recopierai tout entier de ma main…

— Vous n’aurez point cette peine… car…

— Ce n’est pas une peine, c’est une excellente précaution contre le danger de certaines clauses entortillées ou subreptices qui, trop souvent, vous échappent à la simple lecture des yeux, tandis qu’en recopiant le tout de sa main, et à tête reposée, l’on n’est jamais dupe d’une surprise. Mon cher, à demain matin, à dix heures.

— Pardon, monsieur, mais…

— À neuf heures, si vous le préférez.

— Ce n’est point de l’heure qu’il s’agit, monsieur, mais du bail ; je n’ai pouvoir ni de le conclure, ni même de le promettre ; il est indispensable que vous preniez la peine de vous entendre à ce sujet avec M. Wolfrang.

— Eh ! que ne disiez-vous cela tout de suite ! je le verrai votre maître, aujourd’hui même.

— C’est ce dont il osait se flatter, vu l’invitation que je suis chargé, monsieur, de vous faire de sa part.

— Une invitation… à quoi ?

— À passer la soirée aujourd’hui chez lui.

— Chez M. Vol… Vol…

— Wolfrang.

— Et pourquoi diable veut-il que j’aille passer la soirée chez lui ?

— Mais, monsieur, à seule fin d’avoir l’honneur de vous recevoir, ainsi que messieurs les autres locataires et mesdames les locatrices, invitées pareillement.

— Ah ! – fit M. de Luxeuil, en songeant à la femme du libraire. – Ah ! mesdames les locatrices seront aussi de la fête ?

— Elles en seront le plus bel ornement, – répond Tranquillin avec un accent de courtoisie chevaleresque ; – j’ai déjà la promesse de madame et de M. Lambert, le libraire, ainsi que celle de madame et de M. Borel le banquier ; je me flatte d’obtenir aussi la promesse de mademoiselle Antonine Jourdan, locatrice du troisième étage, et aussi la promesse de madame la duchesse della Sorga, qui occupe l’hôtel du jardin avec sa famille.

— Dites donc, mon cher, savez-vous qu’elle est jolie comme un ange, la petite femme du libraire ?

— Fort jolie, en effet, est madame Lambert, monsieur… Fort jolie assurément !

— Où diable ce vieux hibou de libraire a-t-il déniché cette charmante créature ?

— Révérence parler, monsieur, le terme de vieux hibou… me paraît…

— Qu’est-ce que ce ménage-là ? qu’est-ce qui se passe là-dedans ? vous devez savoir cela, vous, mon cher ? Allons, voyons, contez-moi la chose ?

— De vrai, je ne saurais, monsieur, rien du tout vous conter là-dessus, vu que j’en ignore absolument.

— Bah ! bah ! elle doit avoir un amant, cette petite femme-là.

— Ah ! monsieur, fi ! fi !

— Comment, fi ? Mais elle est ravissante, cette petite Lambert ; vous faites diantrement le dégoûté, mon cher.

— Ne prenant point la coupable liberté de me sentir ragoûté par la beauté de madame notre estimable locatrice, je ne saurais, à fortiori, faire le dégoûté.

— Peste ! vous êtes un fin logicien, mon cher !

— Je hasarde ceci selon mon petit raisonnement.

— Et qu’est-ce que cette mam’selle Antonine Jourdan qui demeure au troisième ? je l’ai rencontrée deux ou trois fois dans l’escalier ; elle m’a paru gentillette ?

— Mademoiselle notre locatrice du troisième est élève du Conservatoire ; elle chante dans les concerts de salon ; aussi M. Wolfrang espère-t-il qu’elle voudra bien se faire entendre ce soir chez lui.

— Est-ce que c’est sage, cette chanteuse-là ?

— Je me plais à croire, pour la dignité de la maison de mon honoré maître, que chacune de mesdames les locatrices en général, et mademoiselle Antonine en particulier, offrent l’exemple de toutes les vertus de leur sexe.

— Ah çà, dites donc, mon cher ?

— Plaît-il, monsieur ?

— Vous devez avoir concouru pour le prix Monthyon, vous ?

— En mon âme et conscience, monsieur, jamais !

— Vraiment ?

— Au grand jamais !

— C’est surprenant.

— Il en est cependant, monsieur, ainsi que j’ai l’honneur de vous le dire, et…

Tranquillin est interrompu par le bruit croissant d’une altercation élevée dans la pièce voisine, entre le valet de chambre de M. de Luxeuil et une femme qui semble absolument vouloir forcer la consigne, ainsi que l’on en peut juger par le dialogue que l’on entend du salon où se tiennent le jeune beau et Tranquillin.

— J’assure à madame que monsieur est absent.

— Ça n’est pas vrai, le portier m’a dit que Luxeuil était chez lui.

— Mais, j’assure à madame que…

— Je me fiche pas mal de vos assurances ! je veux entrer, et, foi de Cri-Cri, j’entrerai !

À ces mots, la portière du salon se soulève, et une très-jeune et fort jolie femme, à la physionomie remarquablement effrontée, se précipite dans l’appartement, et s’adressant impétueusement à M. de Luxeuil :

— Ah ! tu me fais fermer la porte, à moi, Cri-Cri ! la troisième fois que je viens ici ?

— Mais ma chère…

— Et tu crois que ça va se passer en douceur ?

— En vérité, mademoiselle, ce tapage est indécent, – dit M. de Luxeuil, contraignant à peine son dépit, – il est inconcevable que vous prétendiez…

— De quoi ? de quoi ? Ah çà, tu crois donc que lorsqu’on a pour amant de cœur un pingre de ton acabit…

— Mademoiselle !

— Oui, un pingre !… Est-ce que tu m’as seulement jamais offert un bouquet de vingt francs, un souper ou une loge de spectacle ?

— C’est intolérable… et je…

— C’est donc bien le moins que je puisse te voir à ma guise, et quand ça me passe par la tête ?

— Tenez… – décidément, vous êtes folle, ma petite, – dit M. de Luxeuil, s’efforçant de sourire, mais de plus en plus courroucé ; puis faisant à Tranquillin signe de le suivre, en se dirigeant vers la pièce voisine, il dit à mademoiselle Cri-Cri :

— Attendez-moi là.

— T’attendre ? Ah çà, est-ce que je suis ta servante, dis donc ? Tiens, ne me pousse pas à bout, sinon je vas tout casser ici !

Mademoiselle Cri-Cri, voulant passer de la parole à l’action, court vers la cheminée, afin d’y saisir une paire de pincettes, à l’aide desquelles elle se propose d’instrumenter ; M. de Luxeuil, tremblant dans son avarice pour une magnifique garniture de porcelaine de vieux Sèvres dont est ornée la cheminée, et dont il serait obligé de payer les dégâts, s’élance vers mademoiselle Cri-Cri, afin de mettre obstacle à ses intentions dévastatrices ; et d’une voix suffoquée par le dépit et la colère, s’adressant à M. Tranquillin en tâchant de prendre un ton plaisant :

— Avez-vous jamais vu pareil petit démon, hein, mon cher ? Vous direz à M. Wolfrang que je le verrai ce soir chez lui, et nous causerons du bail.

— J’ai l’honneur d’être, monsieur et madame, votre très-humble serviteur, – répond Tranquillin en saluant révérencieusement la compagnie, et quittant le salon où il entend les éclats de voix de mademoiselle Cri-Cri, que M. de Luxeuil s’efforce d’apaiser, en lui disant avec l’accent le plus caressant et le plus amoureux :

— Voyons, mon petit Cri-Cri chéri, calme-toi, je te recevrai tant que tu voudras ; mais, pas de folies : je suis logé ici en garni, et c’est moi qui paierais la casse, diable !

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