VII

Le second appartement du deuxième étage était occupé par M. de Francheville, sous-secrétaire d’État d’un ministère.

Ce haut fonctionnaire, âgé de soixante ans environ, s’entretenait avec un petit vieillard alerte et sec, d’une physionomie matoise, portant des besicles d’or, et coiffé d’une perruque noire artistement frisée ; il avait nom : M. Morin, et disait en ce moment au fonctionnaire :

— Enfin, mon cher monsieur, pour aller droit au fait, votre ministre, alité depuis quelques jours, vous a-t-il donné, oui ou non, carte blanche au sujet de ladite fourniture ?

— Oui.

— Cette fourniture dépend donc absolument de vous ?

— Absolument ; le ministre signera l’acte que je lui soumettrai à ce sujet : c’est entendu entre nous.

— Cette signature, il peut la donner aujourd’hui ?

— Sans aucun doute.

— En ce cas, pourquoi n’acceptez-vous point mes offres purement et simplement ?

— Parce qu’il ne me paraît pas convenable de les accepter.

— Cependant, mon cher monsieur, cent vingt-deux mille francs en beaux billets de banque, et quittance générale de cent soixante et dix-huit mille livres que vous me devez ; total trois cent mille francs, c’est une somme.

— Évidemment, c’est une somme.

— Et une grosse somme, mon cher monsieur ; une fort grosse somme.

— C’est selon.

M. Morin jette par-dessus ses besicles un regard pénétrant sur le haut fonctionnaire, réfléchit pendant quelques instants, prend un crayon dans son portefeuille, fait quelques chiffres sur son carnet, semble les supputer, puis :

— Je vais jouer avec vous cartes sur table : La fourniture, acceptée par vous aux conditions que je propose, me produira, de bénéfice net, chiffre rond, huit cent mille francs.

— Et plus…

— Je vous affirme que…

— Votre bénéfice s’élèvera peut-être à un million… vous dis-je.

— Allons donc… monsieur de Francheville, un million !

— J’ai fait aussi mes calculs.

— Ah ! vous… avez fait… aussi… vos…

M. de Francheville hausse les épaules et jette à M. Morin un regard qui semble lui dire :

« Vous me prenez donc pour un imbécile ? »

Le fournisseur s’empresse donc d’ajouter :

— Après tout, c’est juste : il faut bien se rendre compte des choses. Eh bien ! voyons, partageons le gâteau !… Quatre cent mille francs pour vous, quatre cent mille francs pour moi : ça vous va-t-il ? Oh ! c’est à prendre ou à laisser ; je n’ajoute pas un centime.

— Nous verrons.

— Oh ! c’est tout vu… Et si vous refusez, j’ai ailleurs l’emploi certain de mes capitaux dans une opération plus avantageuse que celle-ci ; mais, je vous en préviens, je serai forcé de mettre en circulation les cent soixante-dix-huit mille francs d’obligations que vous m’avez souscrites en garantie des fonds que je vous ai prêtés depuis six mois environ ; car ces obligations, je les ai jusqu’à présent gardées en portefeuille, selon ma promesse ; or, il vous faudra me les rembourser intégralement, prenez garde !

— Une menace ?…

— Allons, mon cher monsieur de Francheville, ne nous fâchons point, nous y perdrions l’un et l’autre ; et, entre nous, vous seriez un ingrat… car l’intérêt dont je vous ai donné souvent des preuves…

— Oui… un intérêt… à huit pour cent… et quatre pour cent de commission !… telle est la preuve d’intérêt… que vous m’avez donnée… en me prêtant de l’argent à ce taux exorbitant… Ma gratitude, en effet, doit être extrême.

— Voyons, soyez juste : vous ne possédez pas un sou de fortune ; est-ce que personne autre que moi aurait consenti à vous faire des avances aussi considérables ?

— Vous saviez parfaitement que ma position me permettrait tôt ou tard de m’acquitter…

— Parbleu ! est-ce que sans cela je vous aurais prêté un liard ? Aussi, lors de votre premier emprunt m’avez-vous dit : « — Soyez sans inquiétude : je disposerai prochainement de plusieurs fournitures considérables, et nous nous entendrons. » – J’étais persuadé qu’en effet je pouvais, grâce à vous, faire un magnifique coup de filet ; mes seuls risques étaient votre mort ou un changement de ministère : mais, pour gagner beaucoup, il faut risquer beaucoup ; je vous ai donc d’abord avancé vingt mille francs puis vingt mille autres, et ainsi de suite, jusqu’à la concurrence de cent soixante et tant de mille francs, dont je suis à découvert… Vous m’avouerez que c’est raisonnable… et que si vous continuez d’aller ce train-là… Mais ceci vous regarde ; vous faites les choses en grand seigneur, et, entre nous, cette petite fille est fièrement heureuse de vous avoir ensorcelé.

— Monsieur Morin, assez sur ce sujet ; nous parlons d’affaires ; chaque chose en son temps…

— Soit. Eh bien ! acceptez-vous, oui ou non, deux cent vingt-deux mille francs écus, et quittance de vos obligations ; total quatre cent mille francs ?

— J’accepte, mais à une condition.

— Laquelle ?

— Vous allez écrire une lettre sous ma dictée.

— Dans quel but ?

— Écoutez-moi bien. Cette fourniture, le ministère ne peut vous l’accorder en votre nom, puisque vous êtes failli non réhabilité, ensuite de plusieurs banqueroutes assez véreuses.

— C’est évident, et Gobert sera en cette circonstance mon homme de paille : c’est un garçon raisonnable ; il dépose le cautionnement de deux cent mille francs exigé par le gouvernement, et l’affaire se conclut sous le nom de Gobert et compagnie.

— Fort bien. Voici donc ce que Gobert et compagnie auront à m’écrire ; prenez une plume, je vais vous dicter le modèle de cette lettre… Vous déchirerez le brouillon, et il n’y aura rien de fait, car cette lettre est de ma part une condition absolue.

— Quoi ! cette lettre ?

— M’est indispensable ; et sans elle, je vous le répète, il n’y aura rien de fait ; aucun motif ne me fera changer de résolution à ce sujet.

— Voyons donc cette lettre ; dictez, – répond M. Morin, prenant une plume et une feuille de papier, – j’écris…

« — Monsieur le sous-secrétaire d’État, » – dit M. de Francheville en dictant à M. Morin qui écrit. « — Veuillez être auprès de M. le ministre l’interprète de ma gratitude au sujet de la confiance dont il daigne m’honorer en m’accordant la fourniture que je sollicitais du gouvernement de Sa Majesté ; soyez convaincu, monsieur le sous-secrétaire d’État, que de cette confiance je me rendrai digne par la loyale et fidèle exécution des clauses de l’acte signé hier par M. le ministre. »

M. de Francheville s’interrompt, et s’adressant à M. Morin :

— Avez-vous écrit ?

— Oui ; mais, en vérité, je ne comprends pas à quoi peut vous servir cette lettre de remercîment.

— Attendez la fin et écrivez, – répond M. de Francheville ; et il continue ainsi sa dictée :

« — Je n’ignore pas, monsieur le sous-secrétaire d’État, que, chargé spécialement par M. le ministre de rédiger le cahier des charges et d’acquérir la certitude morale et matérielle que notre maison remplirait rigoureusement les obligations qui lui sont imposées, c’est surtout à votre intervention auprès de M. le ministre que je dois l’honneur d’être le soumissionnaire de ladite fourniture ; croyez, monsieur le sous-secrétaire, que vous n’avez pas obligé un ingrat. »

M. de Francheville s’adressant de nouveau à M. Morin :

— Avez-vous écrit ?

« — … Que vous n’avez pas obligé un ingrat. » – répète M. Morin en achevant d’écrire ces mots ; puis, se tournant vers le haut fonctionnaire :

— Que le diable m’emporte si je vois où vous voulez en venir ? Et sans cette lettre, dites-vous…

— Il n’y a rien de fait.

— C’est une énigme.

— Vous allez en savoir le mot. Poursuivez, je dicte.

— J’écoute.

M. de Francheville reprend ainsi :

« Après avoir longtemps et vainement cherché le moyen de vous témoigner ma reconnaissance autrement que par des paroles, monsieur le sous-secrétaire d’État, j’ai pensé que, sans offenser en rien votre délicatesse si connue, je pouvais vous rendre l’intermédiaire d’une œuvre équitable et généreuse en faveur de pauvres artisans, dont le modique salaire est souvent plus qu’insuffisant. »

— Comment ? quoi ? que signifie ? – dit M. Morin abasourdi, se retournant vers le haut fonctionnaire, – quels artisans ?

— Ne m’interrompez point, et écrivez, vous allez savoir ce dont il s’agit, – poursuit M. de Francheville.

Et il continue de dicter à M. Morin ce qui suit :

« Personne n’ignore, monsieur le sous-secrétaire d’État, qu’une fourniture aussi considérable que celle dont notre maison est chargée, ne puisse et ne doive, grâce à une bonne et intelligente gestion, rapporter quelques bénéfices honorables et avouables.

» J’évalue le chiffre certain de ces bénéfices à environ deux cent mille francs ; mon désir, et celui de ma maison, serait que la moitié de cette somme fut, sous le sceau du plus profond secret, en ce qui touche son origine, distribuée par vos mains, monsieur le secrétaire général, aux honnêtes artisans chargés de famille qui vous sembleraient méritants, et au fur et à mesure de leurs besoins.

» Ma maison acquitterait ainsi une dette envers l’humanité, et sa dette de reconnaissance envers vous, monsieur le secrétaire général, en vous mettant à même de satisfaire les nobles penchants de votre cœur, par la distribution de ces secours aux mal heureux.

» Une personne sûre vous remettra cette lettre, dans laquelle sont inclus cent mille francs en billets de banque.

— C’est donc cent mille francs de plus… que vous exigez ! – s’écrie M. Morin, s’interrompant d’écrire.

Et jetant la plume :

— En ce cas, je vous dis à mon tour : il n’y a rien de fait ; je ne consentirai jamais à vous accorder un centime au-delà des quatre cent mille francs convenus, et je…

— Je ne vous demande pas un centime de plus.

— Comment ? et ces cent mille francs applicables à de bonnes œuvres faites à nos dépens ?… Eh bien, elle est sur ma foi, fort commode, et surtout fort peu coûteuse, votre manière de pratiquer la charité ! »

— Vous êtes dans l’erreur : les cent mille francs dont il est question dans cette lettre, vous ne me les donnerez pas !

— Je ne vous les donnerai pas ?

— Non ; est-ce clair ?

— Fort clair ; mais le reste ne devient que plus obscur.

— Attendez…

— À quoi bon alors mentionner cette somme dans cette lettre ? Et puis, d’ailleurs, cette lettre même offre un danger que…

— Achevez d’abord d’écrire, vous ferez ensuite vos observations, je vous répondrai, tout s’éclaircira.

— Dieu le veuille, car, jusqu’à présent, c’est la bouteille à l’encre ! – Enfin, dictez, j’écris.

« Puis-je espérer, monsieur le sous-secrétaire d’État, – poursuivit M. de Francheville, – que vous n’interpréterez pas autrement qu’elle ne doit l’être, une démarche inspirée par la gratitude et par la connaissance de vos sentiments généreux.

» Si, cependant, contre toute prévision, cette offre de notre maison ne vous semblait pas acceptable, j’ose espérer qu’en la regardant comme non avenue, vous n’inculperiez pas du moins les bonnes intentions de celui qui a l’honneur de se dire, avec le plus profond respect, monsieur le sous-secrétaire d’État, votre très-humble et très-obéissant serviteur, etc. »

M. de Francheville ajoute, s’adressant à M. Morin :

— Est-ce écrit ?

— Oui. Et maintenant puis-je enfin savoir…

— Cette lettre, condition absolue de la concession de la fourniture, me sera remise par vous, (moins les cent mille francs qu’elle est supposée renfermer), ce matin, avant midi, ainsi que la somme en question, et tantôt, à trois heures, M. Gobert pourra se présenter à mon cabinet, au ministère : je lui remettrai la concession de la fourniture.

— D’abord, mon cher monsieur de Francheville, vous ne réfléchissez pas que cette lettre offre un inconvénient fort grave.

— Quel inconvénient ?

— Celui de contenir une espèce de tentative de corruption envers un fonctionnaire public, très-habilement déguisée, il est vrai ; mais il n’importe, cette tentative (je connais mon Code…) est passible de la police correctionnelle. Vous n’avez point, sans doute, mon cher monsieur, songé à cela ?

— J’y ai tellement songé, au contraire, qu’une heure après sa réception, cette lettre sera déposée par moi au parquet de M. le procureur du roi.

— Hein ! – fit M. Morin bondissant sur sa chaise et regardant M. de Francheville avec stupeur ; – plaît-il ?

— Je vous, dis que la lettre de M. Gobert sera déposée par moi au parquet de M. le procureur du roi une heure après que je l’aurai reçue ; c’est assez net, j’imagine ?

— Fort net, – répond le fournisseur encore suffoqué par la surprise, – fort net, en vérité !… Ce qui ne m’empêche pas d’être abasourdi, renversé, de la parfaite placidité avec laquelle vous nous demandez de vous fournir bénévolement la corde qui doit servir à nous pendre, en nous avertissant, non moins placidement, de l’usage que vous voulez faire de ladite corde. Morbleu ! c’est à n’y pas croire, et j’ai comme un éblouissement…

— Parce que, au lieu de regarder froidement au fond des choses, vous ne considérez que leur surface.

— Surface tant que vous voudrez ; il n’en est pas moins vrai que…

— Mais, encore une fois, ne vous arrêtez donc point aux apparences, – répondit M. de Francheville haussant les épaules ; – examinez donc le vrai des choses, et le vrai, le voici : Primo… point capital, cette tentative de corruption est faite, non pas avant, mais après l’obtention de la fourniture.

— D’accord… mais…

— Écoutez-moi bien, vous répondrez ensuite… Or, cette seule circonstance, sur laquelle j’attire votre attention, change complétement la nature du délit, si délit il y a… Remarquez bien ceci… ce n’est plus vouloir corrompre, puisque l’on a obtenu ce que l’on désire : c’est vouloir témoigner sa reconnaissance d’une façon blâmable, sans doute, aux yeux de la loi, mais au fond assez excusable. Enfin, la sincérité de l’offre, et ce qui touche le charitable emploi de la somme, peuvent être, sinon admis par le tribunal, du moins très-habilement soutenus devant lui par l’avocat de M. Gobert (rappelez-vous ceci au besoin), lequel avocat devra invoquer, à l’appui de la bonne foi de son client, mon renom si mérité d’homme charitable et généreux, bien que je ne possède d’autre fortune que mes appointements. Ainsi, quoi d’étonnant à ce que M. Gobert ait cru ne pouvoir mieux me prouver sa gratitude qu’en me fournissant les moyens de venir en aide à l’infortune, etc., etc., etc. Voyons ! commencez-vous à comprendre ?

— Je commence… Ah ! mon cher monsieur de Francheville…

— Eh bien ?

— Vous êtes d’une fière force !

— Je suis prudent ; j’ai souci de l’avenir et de ma bonne renommée, voilà tout. Il vous importe autant qu’à moi que cette affaire demeure secrète ; j’ai pris à cet effet toutes les précautions imaginables ; mais elles peuvent être déjouées par une circonstance imprévue : il peut transpirer que j’ai vendu cette fourniture ; les journaux hostiles au gouvernement du roi redoublent de violence depuis le déplorable procès que vous savez ; ils peuvent, je ne sais comment, être mis sur la voie de cette affaire, l’ébruiter…

— C’est impossible ! tout se passe entre vous et moi, à l’insu même de Gobert, mon homme de paille ; il ignore mes sacrifices pour obtenir cette fourniture. Mon intérêt… vous en convenez, vous répond de ma discrétion. Qui donc pourrait révéler nos arrangements ?

— Vous, par exemple !

— Comment ! vous me croyez capable d’une telle indignité ? est-ce qu’encore une fois mon intérêt ne vous répond pas de ma discrétion ?

— Mon cher monsieur Morin, en pareilles affaires, il faut toujours tabler sur ceci : – « Que notre complice est notre ennemi mortel et capable de se vendre lui-même, afin de se donner la satisfaction de nous perdre avec lui. »

— Me soupçonner de…

— J’ai besoin de faire mieux que vous soupçonner : il faut que je vous regarde comme mon ennemi implacable, et, partant de cette hypothèse, je me dis : – « Demain, M. Morin voudrait, au risque de se perdre, divulguer ce qui s’est passé entre nous, quelle créance obtiendraient ses affirmations ? » – Examinons : M. Morin est flétri par des faillites quasi-frauduleuses, M. Morin est ce que l’on appelle dans le monde des affaires, un homme taré, véreux.

— Hum ! le portrait n’est point précisément flatté.

— Nous ne sommes point ici pour échanger des madrigaux, mon cher monsieur Morin… ainsi je poursuis… ma supposition : – Vous m’accuseriez de vénalité ?… quelle créance obtiendraient vos affirmations ?… Aucune probablement, si l’on comparait l’accusateur à l’accusé… Car enfin, quelle est ma réputation, à moi ? excellente ; mon intégrité a été jusqu’à présent irréprochable, oui, irréprochable… – répète M. de Francheville en étouffant un soupir involontaire. – Mon nom, mes services administratifs sont environnés de l’estime générale. Enfin, lors de la fourniture en question, le soumissionnaire ayant tenté, non de me corrompre, – ma réputation d’honnête homme éloignait de lui la seule pensée de cette tentative – mais ayant voulu me témoigner sa gratitude, sincèrement peut-être, mais à la façon d’une âme peu délicate, j’ai été tellement blessé de ses offres, que je les ai déférées à la justice. Or, mon cher monsieur Morin, tout, sans doute, est possible, mais, je vous le répète, il est plus que probable que, si la question se posait ainsi entre vous et moi, vous seriez considéré comme un abominable diffamateur, car vous ne possédez pas une ligne de moi qui puisse me compromettre.

— Et vos obligations souscrites à mon profit ?

— Vous êtes un enfant…

— Cependant, ces obligations…

— Est-ce que vous ne me les rendrez pas si l’affaire se conclut ?

— C’est juste.

— Vous affirmeriez, je nierais, et je serais cru.

— Tout ceci est fort habile et fort profondément calculé, j’en conviens ; mais voulez-vous savoir toute ma pensée ?

— Certes !

— Tenez, mon cher monsieur de Francheville, et ceci soit dit à votre avantage, c’est pour la première fois de votre vie que vous prévariquez…

— Oui, – répond le haut fonctionnaire, étouffant un nouveau soupir, – c’est la première fois.

— Et sans cette diablesse de Cri-Cri

— Parlons affaires, monsieur Morin… parlons affaires…

— Soit. Eh bien ! novice en prévarications, vous vous exagérez le danger de la chose, vous recourez à un luxe de précautions et de combinaisons plus nuisibles qu’utiles, croyez-en un vieux routier.

— Trop de précautions ne nuisent jamais, au contraire ; aussi je tiens absolument à la lettre en question.

— Mais je vous en conjure, remarquez donc que si vous déposez la lettre au parquet, il y aura presque assurément des poursuites contre Gobert.

— Je l’espère bien, et pour ce, j’userai de toute mon influence personnelle et de celle du ministre.

— Et si Gobert est condamné ?

— Tant mieux !

— En vérité, vous êtes d’un sang-froid… incroyable.

— À quoi Gobert sera-t-il condamné ? à une peine très-légère, puisque, je vous le répète, sa tentative de corruption aura eu lieu, non pas avant, mais après la concession de la fourniture, circonstance qui réduit le délit presqu’à néant ; puis, je vous le répète, son avocat doit surtout plaider la bonne foi de son client, qui, sachant mon renom d’homme généreux et charitable, malgré mon manque de fortune, aura cru, bêtement sans doute, mais loyalement, me faire une offre acceptable. En définitive, tout se résumera donc pour Gobert… au pis-aller, car il est fort probable qu’il sera acquitté, vu ses honorables antécédents… tout se résumera, dis-je, en deux ou trois mois de prison ; or, que vous importe, après tout, qu’il aille en prison, puisque, de fait, vous avez la gestion de cette fourniture ?

— Évidemment, je me passerais très-facilement de Gobert ; mais il est douteux qu’il consente à écrire une lettre qui puisse l’amener sur les bancs de la police correctionnelle, l’exposer à quelques mois de prison ; il est, je vous l’ai dit, foncièrement honnête homme, mais ce n’est point un aigle.

— Justement. Ah çà ! vous n’avez donc pas lu ma lettre, quoique vous l’ayez écrite ?

— Qu’est-ce à dire ?

— Elle est justement dictée au point de vue d’un honnête homme d’un esprit un peu borné, tel que m’a paru M. Gobert lors de nos entrevues ; vous n’aurez donc qu’à le convaincre… (et rien ne vous sera plus aisé) que la fourniture obtenue, il serait convenable de me témoigner de votre gratitude en m’offrant cent mille francs à distribuer en bonnes œuvres, et que si je refuse cette offre, il n’en sera que cela. Rien ne pourra donc faire craindre à M. Gobert un procès correctionnel ; et, la condamnation échéant, vous direz à votre associé : « Qui se serait jamais attendu à ce qu’une proposition si honorable fût interprétée de la sorte ? Mais enfin, quelques mois de prison sont bientôt passés ; une pareille condamnation n’entache en rien votre honneur. »

— Tout cela est bel et bon ; mais si Gobert a le nez plus fin que nous ne le supposons et s’il se refuse à écrire la lettre ?

— En ce cas, mon cher monsieur Morin, je vous l’ai dit : il n’y a rien de fait.

— Et mes obligations, quand me seront-elles payées ?

— Lorsque se rencontrera l’occasion d’une autre fourniture ; mais cette occasion pourra ne pas se représenter de longtemps, je vous en préviens.

— Et jusque-là ?

— Vous attendrez. Vous avez trop de bon sens pour me mettre en demeure de vous payer ; vous savez que cela m’est radicalement impossible. Ferez-vous saisir une partie de mes appointements ? vous ne serez guère plus avancé.

— Maudite affaire !

— À qui la faute ? Il dépend de vous qu’elle succède à notre avantage à tous deux, moyennant cette lettre.

— Eh ! si cela ne tenait qu’à moi, vous l’auriez à l’instant.

— Vous ne me ferez pas croire qu’adroit comme vous l’êtes, vous n’obtiendrez pas cette lettre de Gobert, garçon borné, qui, de plus, vous doit tout.

— Enfin on verra, on tâchera ; mais, je vous le répète, le luxe de précautions…

— Ceci me regarde, mon cher monsieur Morin.

— Et tant d’argent dépensé pour qui ?… pour une petite coquine qui vous rira au nez lorsqu’elle aura mangé votre dernier sou.

— Non point. Je la tiendrai ferme et serrée.

— Ah ! que vous connaissez peu ces créatures-là ! Tenez, vous êtes novice en bien des choses, malgré vos soixante ans, mon pauvre monsieur de Francheville. Quand vous tiendrez une fille comme Cri-Cri, vous pourrez être aussi fier que si vous aviez déniché un merle blanc.

— J’ai mon projet, et s’il réussit, je vous déclare qu’elle sera, aussi longtemps que je le voudrai, soumise à mes moindres volontés.

— Et ce beau projet, quel est-il ?

— J’ai, pour l’accomplir, compté sur vous.

— Comment cela ?

— Oh ! rien de plus simple. Si notre affaire se conclut, vous me donnerez en compte une lettre de change de mille francs à trois mois.

— À votre ordre ?

— Non pas. Cette fille ignore mon vrai nom, ma demeure et les fonctions que j’occupe…

— Il est vrai : vous êtes, aux yeux de Cri-Cri, M. Duport, négociant marié et retiré des affaires. Je vous donnerai donc en compte une lettre de change de mille francs tirée sur mon correspondant de Nantes.

— Et écrite tout entière de votre main.

— Soit… Et vous dites qu’à l’aide de cette lettre de change, cette endiablée Cri-Cri

— Deviendra la plus soumise des femmes et restera dans ma dépendance absolue, m’eût-elle mangé, comme vous dites, jusqu’à mon dernier sou.

— Vous parlez sérieusement ?

— Très-sérieusement. Je vous dirai le reste en temps et lieu. Donc, pour nous résumer, si vous m’apportez ce matin, avant midi, la somme convenue, mes obligations et la lettre de Gobert, la concession de la fourniture sera signée à trois heures par le ministre ; mais à quatre heures, la lettre de Gobert sera déposée au parquet de M. le procureur du roi ; c’est à prendre ou à laisser.

Le domestique de M. de Francheville ayant en ce moment frappé à la porte, il entre et dit à son maître :

— L’homme de confiance du propriétaire désirerait parler à monsieur.

— Priez-le d’entrer.

Puis, se levant, M. de Francheville ajoute, s’adressant à M. Morin :

— Au revoir, mon cher monsieur.

— Ainsi, vous m’attendez jusqu’à midi ?

— Jusqu’à midi, mais pas plus tard, – répond le haut fonctionnaire à M. Morin, qui sort et se croise avec M. Tranquillin, lequel reste seul avec M. de Francheville.

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