X

M. de Saint-Prosper, occupait l’un des deux autres petits appartements situés au troisième étage de la Maison du bon Dieu. Ce locataire, âgé d’environ quarante ans, doué d’une physionomie remarquablement douce et placide, – était assis devant son bureau, et corrigeait les épreuves d’un prospectus entête duquel on lisait :

ŒUVRE D’ALIMENTATION

POUR LA PREMIÈRE ENFANCE.SOUSCRIPTION CHARITABLEOuverte sous la direction de M. de Saint-Prosper et sous le patronage de mesdames la marquise de Verteuil, – la comtesse de Montrichard, – la princesse de Luxen, – lady Harriett Wilson, – la baronne Van Heck, etc., etc.PRIX DE LA SOUSCRIPTION :

(En blanc)

Par mois.

Le chiffre du prix mensuel de cette souscription était l’objet des méditations actuelles de M. de Saint-Prosper ; ce prix, il l’avait d’abord porté à dix francs par mois, puis réduit à cinq francs, puis soudain élevé à vingt francs. Il allait se fixer à ce dernier chiffre et l’écrire sur l’épreuve, lorsqu’il hésita, jeta sa plume, en se disant :

— Non, c’est trop, c’était bon lorsque je ne voyais dans cette fondation qu’un… expédient… et un coup de filet… mais le succès dépasse toutes mes prévisions… Cette œuvre dont je ne soupçonnais pas la portée, a rencontré une sympathie si vive et si générale, que cela devient pour moi une affaire sérieuse… très-sérieuse… pécuniairement parlant. C’est une véritable poule aux œufs d’or… Sans parler de l’incroyable considération qui rejaillit sur moi, et à laquelle je suis d’autant plus sensible que jusqu’à présent… ce n’était pas précisément ce sentiment-là que j’inspirais. – Il faut donc que le chiffre de la cotisation soit normal… suffise à couvrir les frais de l’œuvre, et à m’assurer une large existence… Peut-être faut-il porter le chiffre à dix francs…

Et, pensif, M. de Saint-Prosper appuie son front entre ses deux mains.

Une jeune servante, assez jolie, mais d’une pâleur extrême, et qui semblait relever d’une longue maladie, desservait en silence un guéridon sur lequel venait de déjeuner M. de Saint-Prosper. Cette jeune fille, profondément triste et absorbée, paraissait obéir à une impulsion machinale, en se livrant aux divers soins de son service ; mais, tout à coup, son regard devient fixe, presque hagard, et se mouille bientôt de larmes. Cachant son visage dans son tablier, elle tombe assise sur une chaise, en poussant des sanglots déchirants.

À ce bruit, M. de Saint-Prosper se retourne brusquement ; il réprime un mouvement d’impatience qui lui échappe, se lève, et s’approchant de sa servante, il lui dit d’une voix onctueuse et pénétrante :

— Eh bien, eh bien, Toinette, qu’avez-vous encore ?

— Laissez-moi ! – répond la servante, redressant soudain la tête, et la dégageant ainsi des plis de son tablier ; puis, l’air presque égaré, elle répète :

— Laissez-moi !

— Toinette, – reprend M. de Saint-Prosper d’une voix plus onctueuse encore, – mon enfant, revenez à vous, calmez-vous !

— Ah ! vous êtes bien heureux, vous, d’être calme !

— C’est que je suis raisonnable, et vous ne l’êtes pas, Toinette.

— Avoir de la raison ! est-ce que je peux ?… non… Quand je pense à cela… voyez-vous… c’est plus fort que moi ! – balbutie la servante suffoquée par les larmes, – et elle ajoute avec un nouveau sanglot :

— J’en mourrai ! je vous dis que j’en mourrai ! Ah ! c’est plus tôt que j’aurais dû mourir ! Pourquoi ai-je quitté Lyon ! j’avais bien raison de vouloir rester près de ma mère. Mon Dieu… mon Dieu ! il y a donc un sort jeté sur… notre famille !

— Sachez donc, ma pauvre Toinette, vous résigner à ce qui est irréparable, – dit M. de Saint-Prosper avec l’accent du plus tendre intérêt ; – ayez donc du courage ! dites-vous donc que, hélas ! les plus grands chagrins ont forcément leur terme… et il en sera du… vôtre…

— Jamais celui-là n’aura de fin… non, jamais ! – murmure la servante, continuant de sangloter ; – je serais sous terre que je pleurerais encore !

— Mais, pauvre chère créature, songez donc…

— Tenez, vous me donnez le frisson avec votre voix douce ; laissez-moi ! vous me faites peur !

M. de Saint-Prosper entend sonner à la porte extérieure de l’appartement, et dit vivement à la jeune fille :

— On sonne, allez ouvrir la porte.

Mais se ravisant, M. de Saint-Prosper ajoute :

— J’irai moi-même ouvrir ; vous avez la figure bouleversée, inondée de larmes ; rentrez dans la cuisine en passant par ma chambre à coucher et par le couloir.

Ce disant, M. de Saint-Prosper quitte son cabinet, va ouvrir la porte à laquelle Tranquillin a sonné ; puis il l’introduit dans la pièce dont la servante éplorée vient de sortir.

— Bonjour, monsieur Tranquillin, – dit M. de Saint-Prosper, veuillez vous asseoir.

— Je suis confus de vous avoir donné la peine de m’ouvrir vous-même votre porte. Est-ce que votre servante est toujours malade ? Ce serait dommage : elle paraît être une excellente fille.

— Excellente fille, en effet ; mais elle entre en convalescence et se trouve encore bien faible ; tout à l’heure je l’ai engagée à aller se reposer.

— Je ne dérange point ?

— Pas du tout, mon cher monsieur Tranquillin ; – dites-moi maintenant à quoi je dois attribuer le plaisir de votre visite.

— Je suis chargé de la part de mon honoré maître…

— Est-ce qu’il est de retour à Paris ?

— Depuis cette nuit.

— En ce cas, je pourrais avoir l’honneur de le voir demain ?

— Aujourd’hui même, si vous y consentez.

— Certainement, et avec empressement !

— M. Wolfrang m’a chargé de venir vous prier de passer la soirée chez lui, ce soir, à huit heures.

— Vraiment ? Eh bien, cela se rencontre à merveille.

— À la bonne heure, – se disait l’intendant ; – avec celui-ci, mon invitation va comme sur des roulettes…

— Je désirais justement demander à M. Wolfrang quelques moments d’entretien, – reprend M. de Saint-Prosper, – afin d’obtenir de lui un petit service, si toutefois il n’y voit aucun empêchement.

— Monsieur Wolfrang sera, je n’en doute point, tout à votre service.

— Mais, pardon, il me faut vous adresser une question préliminaire : est-il marié ?

— Je ne saurais, monsieur, vous renseigner précisément là-dessus.

— Comment ! vous ignorez…

— Séparé depuis longtemps de M. Wolfrang, j’ignore s’il s’est marié durant ses voyages.

— Cependant, vous l’avez vu hier… ou ce matin ?

— Évidemment, puisqu’il m’a chargé d’une invitation pour vous.

— Eh bien, en ce cas, vous devez savoir si…

— Mon honoré maître ne m’a accordé que le temps nécessaire pour nous entretenir de ses affaires, et n’a point jugé à propos de me faire de confidences… si tant est qu’il en ait à me faire…

— Enfin, en admettant que M. Wolfrang soit marié, je voulais lui demander d’abord si madame Wolfrang consentirait à être l’une des-dames patronnesses de mon œuvre philanthropique, destinée à…

— … L’alimentation de la première enfance. Ah ! monsieur de Saint-Prosper, la noble et charitable idée que voilà !

— Ah ! vous êtes déjà instruit de ce projet ?

— Les journaux en ont fait mention, et tout le monde, dans le quartier, vous comble de bénédictions.

— Mon cher monsieur Tranquillin, vous exagérez…

— Point ! point ! vous êtes un saint Vincent de Paul, monsieur de Saint-Prosper.

— Allons, allons.

— Toutes les mères vous béniront !

— Ce serait ma plus douce récompense, reprend modestement M. de Saint-Prosper.

Et il ajoute d’un ton récitatif, semblant annoncer que, bien souvent déjà, il a prononcé, ou plutôt psalmodié ces paroles.

— C’est, voyez-vous, quelque chose de si profondément touchant, de si digne d’un tendre intérêt qu’une pauvre petite créature qui vient au monde, exposée à tant de périls, et si frêle, si délicate, qu’il suffit d’un souffle pour la briser ! Elle n’a de refuge que dans le sein maternel, où elle trouve la chaleur et la source de la vie. Mais, souvent, trop souvent, hélas ! la misère a glacé, tari le sein maternel.

— Ah ! monsieur, vous me navrez l’âme.

— Ou bien le lait vicié que la mère donne à son enfant devient meurtrier pour lui, ou bien enfin, d’autres causes, non moins fatales, amènent la mort de milliers de pauvres petites créatures ! C’est à ces maux affligeants que mon œuvre remédiera, je l’espère, grâce à un moyen simple, peu coûteux, que la charité peut mettre à la portée des plus pauvres, et surtout d’un succès infaillible.

— Et ce moyen, quel est-il ? car tout ceci m’intéresse au dernier point…

— Permettez-moi, mon cher monsieur Tranquillin, de réserver la primeur de cette découverte à madame Wolfrang, si elle daigne me faire l’honneur d’être l’une des patronnesses de mon œuvre.

— Œuvre sublime ! monsieur… Votre nom sera inscrit parmi ceux des bienfaiteurs de l’humanité ! Oui, et je le répète, au risque de blesser votre modestie, on dira saint Prosper, de même que l’on dit saint Vincent de Paul.

— Monsieur Tranquillin, ménagez-moi, de grâce !

— Si je vous admire, monsieur c’est votre faute et non la mienne ; mais il faut que vous ayez eu des enfants, et que vous les ayez idolâtrés, pour que la pensée d’une pareille fondation vous soit venue à l’esprit ?

— Je suis, vous le savez, célibataire.

— Sans doute, sans doute ; mais enfin, – hum !… hum !… – reprit Tranquillin avec un pudique embarras, – mais enfin, soit dit… sans inculper vos bonnes mœurs, – et elles sont exemplaires… – vous avez été jeune homme, et parfois… les jeunes gens… hum ! hum !… vous m’entendez bien ?… – Dame ! ça s’est vu…

— Jamais la Providence ne m’a accordé le bonheur d’être père… et je me dédommage de cette privation en cherchant à arracher à une mort presque certaine des milliers de pauvres enfants du peuple.

— Ah ! monsieur de saint Vincent de P…, non, monsieur de Saint-Prosper, quelle gloire pour cette maison d’avoir été le berceau de votre charitable projet ! Elle mérite maintenant, grâce à vous, d’être appelée, ainsi qu’on l’a baptisée dans le quartier, la Maison du bon Dieu.

— Le ciel m’a inspiré, voilà tout.

— Il n’inspire que des cœurs généreux comme le vôtre.

— Afin de couper court à des louanges dont je suis embarrassé, mon cher monsieur Tranquillin, je vais commettre une nouvelle indiscrétion. J’aurais encore une faveur à demander à M. Wolfrang.

— Laquelle, s’il vous plaît ?

— De me présenter à madame la duchesse della Sorga, qui habite avec sa famille l’hôtel du jardin.

— Rien de plus facile. Madame la duchesse, ainsi que les autres locataires de la maison, assistera, je l’espère, à la réunion de ce soir, et mon honoré maître pourra vous présenter à madame della Sorga.

— Je désirerais vivement la compter aussi parmi les dames patronnesses de mon œuvre, à laquelle plusieurs nobles étrangères ont déjà bien voulu s’intéresser.

— Si j’en juge d’après la piété notoire de madame la duchesse, qui sort à pied chaque matin afin de se rendre aux offices et de visiter ses pauvres, elle regardera comme un devoir de patronner votre œuvre.

— Ainsi, mon cher monsieur Tranquillin, vous voudrez bien être auprès de M. Wolfrang l’interprète de mes deux demandes.

— Assurément, – répondit Tranquillin en se levant ; – la réponse que mon honoré maître vous fera lui-même ce soir, sera, je n’en doute point, conforme à vos désirs ; et c’est, pénétré de cet espoir, monsieur, que j’ai l’honneur de vous présenter mes très-humbles civilités.

— À revoir, mon cher monsieur Tranquillin, – dit M. de Saint-Prosper, en accompagnant l’homme de confiance jusqu’à la porte de l’appartement. Près de cette porte s’élevait une cloison vitrée, en carreaux dépolis ; elle formait l’une des parois de la cuisine, où la servante s’était rendue par ordre de son maître. Celui-ci, prenant congé de Tranquillin, lui dit :

— À revoir, mon cher monsieur…

— Adieu, monsieur saint Vincent de P… ; non, je me trompe… eh bien, non ! je ne me trompe point, et je répète et j’articule tout haut, bien haut : Adieu, monsieur saint Vincent de Paul, car vous m’avez donné le droit de vous qualifier ainsi, vous, à qui tant de pauvres petits enfants devront la vie et…

Un cri déchirant, étouffé par un sanglot, se fit soudain entendre derrière la cloison vitrée, attenant à la cuisine, et auprès de laquelle se trouvait alors Tranquillin ; il s’interrompit, et tressaillant, dit à M. de Saint-Prosper :

— Ah ! mon Dieu ! quel cri douloureux !… il m’a été au cœur.

— C’est ma servante, – répond M. de Saint-Prosper avec un accent profondément apitoyé ; – la pauvre fille, à peine rétablie de sa longue maladie, est en proie depuis deux jours à une rage de dents si atroce, qu’elle la rend presque folle, tant elle souffre parfois.

— Vous me rassurez, mon cher monsieur, car, en vérité, ce cri m’avait fait frissonner jusque dans la moelle des os ! Du reste, je sais quel terrible mal c’est que le mal de dents ; et, pour calmer les tortures de cette pauvre fille, je vous recommande particulièrement le créosote Billard ; j’ai expérimenté ce spécifique, il est souverain.

— Le créosote Billard ? très-bien ; je n’oublierai pas votre recommandation et vous en remercie. À revoir donc, mon cher monsieur Tranquillin.

— À revoir, mon digne et vénérable monsieur. Veuillez ne pas oublier que l’on se réunit ce soir, chez mon honoré maître, à neuf heures.

— Je serai exact…

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