XI

Tranquillin, en sortant de chez M. de Saint-Prosper, traverse le palier afin de se rendre chez mademoiselle Antonine Jourdan, locataire du deuxième appartement situé au troisième étage. L’intendant approchait la main du cordon de la sonnette, lorsque, voyant la porte s’ouvrir soudain de dedans en dehors, il s’efface machinalement le long de la muraille, se trouve ainsi masqué par le développement du battant de cette porte, et entend le bruit d’un baiser d’adieu, accompagné de ces mots prononcés par une voix d’homme :

— À demain, ma petite Antonine, compte sur ma promesse.

— Ne manque pas de venir avant midi, – répond la jeune fille ; – je sors à une heure pour mes leçons.

— Sois tranquille, je serai chez toi à l’heure dite – répète l’autre voix.

Tranquillin, inaperçu des personnes qui venaient d’échanger ces paroles, masqué qu’il était à leurs yeux par le battant de la porte, qui bientôt se referme, aperçoit alors un homme de cinquante ans environ, mais d’une tournure juvénile encore, descendre les degrés d’un pas alerte. Sa figure martiale, ses épaisses moustaches grises, et un ruban rouge noué à sa boutonnière, faisaient supposer que ce personnage appartenait à l’état militaire.

L’intendant n’avait pas été le seul témoin de cette scène d’adieux ; le commis Bachelard, chargé par le libraire de porter des livres dans un grenier, redescendait l’escalier du quatrième étage, lorsqu’il s’arrêta, remarquant au-dessous de lui Antonine Jourdan embrasser l’homme aux moustaches grises qu’elle avait reconduit jusqu’à sa porte en prenant congé de lui.

— Oh ! fameux !… quelle découverte !… fameux !… Quelle bonne aubaine ! Je ne l’ai pas cherchée, celle-là ! elle me tombe des nues ! Quelles délices ! quels cancans dans la Maison du bon Dieu !… – s’était dit Bachelard. – La chanteuse du troisième qui becquotte un vieux à moustaches. Elle le tutoie, la malheureuse !… Elle lui roucoule amoureusement de ne pas manquer de revenir demain ; et le vieux roquentin de répondre : « Sois tranquille, je viendrai ! » Ils se tutoient, ils s’embrassent ! Plus de doute, le vieux troupier fait des rentes à la jeune chanteuse !… Eh bien… c’est du propre !… Qu’est-ce qui aurait jamais cru une telle horreur ? Cette donzelle a l’air si honnête fille lorsqu’elle sort avec son carton à musique sous le bras, son parapluie et ses socques !… Et penser qu’à son âge… ce grison… C’est indigne ! Ah bien ! c’est le cas de le dire, qu’il y aura aujourd’hui du bruit dans Landerneau… Quels cancans ! la langue me démange. À qui vais-je octroyer la primeur de ma découverte ?… voyons… à qui ?… Ma foi… à tout le monde ; il n’y aura pas de jaloux…

Pendant que le commis regagnait son magasin, en se livrant à ces peu charitables réflexions, Tranquillin, presqu’aussitôt après la rentrée d’Antonine chez elle, avait sonné à sa porte, et était bientôt introduit par une femme de ménage dans le charmant petit salon où la jeune artiste, assise depuis un instant devant son piano, préludait à ses études par quelques gammes et par des vocalises, si légères, si mélodieuses, qu’elles semblaient s’échapper du gosier d’un rossignol.

Au-dessus du piano se voyait le daguerréotype d’un jeune homme d’une figure énergique, revêtu de l’uniforme de cavalier des chasseurs d’Afrique. Un autre portrait ; placé au fond du salon, représentait, de grandeur naturelle, une femme à cheveux gris, d’une figure remarquablement belle et vénérable.

Antonine atteignait alors sa vingt-deuxième année. Cheveux châtains, yeux bleus frangés de cils noirs, regard ferme et loyal, bouche riante et purpurine, aux dents éclatantes ; physionomie ouverte, enjouée ; figure plus expressive, plus attrayante que régulièrement jolie ; teint rose et blanc, taille charmante et pied d’enfant, tel est, en peu de mots, le signalement de la jeune artiste, à qui l’intendant disait en ce moment :

— Mademoiselle, j’ai l’honneur de vous présenter mes très-humbles respects et de vous demander pardon de la liberté que j’ai prise de…

— Je vous pardonne cette liberté, mon cher monsieur Tranquillin, – répond gaiement Antonine. – Mais, de grâce, pas de cérémonie entre nous ; soyez le bienvenu et causons.

— Je ne vous dérange point ?

— Au contraire, je suis enchantée de vous voir.

— Et quoi me vaut, mademoiselle, un si flatteur accueil ?

— Votre figure…

— Mademoiselle, je… ne sais… je… en vérité, je ne…

— Ne vous troublez pas, ne rougissez pas, mon bon monsieur Tranquillin ; ce n’est pas une déclaration que je vous adresse… N’allez pas croire cela au moins !…

— Juste ciel ! Ah ! mademoiselle, pour concevoir seulement l’ombre d’un soupçon si monstrueux, il faudrait que je fusse…

— Un monstre ! ce que vous n’êtes pas, tant s’en faut. Vous devez être, vous êtes, j’en suis certaine, le meilleur des hommes ; aussi l’aspect de votre bonne et honnête figure, toujours si placide, si bienveillante, me met, comme on dit vulgairement, du baume dans le sang. Voilà pourquoi je suis enchantée de vous voir. Donc, qu’avez-vous à me dire ce matin ?

— Mon honoré maître, de retour de voyage, donne aujourd’hui une soirée.

— Fort bien.

— Il aurait le plus vif désir que vous daignassiez charmer cette soirée par ces mélodieux… ces délicieux accents qui…

— Bon, bon ! il désire que je vienne chanter chez lui, n’est-ce pas ?

— Tel serait son plus vif espoir…

— J’irai, c’est convenu !… Veillez seulement à ce que le piano soit d’accord.

— Ah ! mademoiselle, que de bonté, surtout que de bonne grâce ! Tant d’autres se feraient prier…

— Me faire prier ! je serais donc ingrate ?… C’est bien le moins que je tâche d’être agréable à un propriétaire modèle, introuvable, grâce à qui je suis logée comme une princesse pour un prix très-modéré.

— Pardon, mademoiselle, je crois que nous ne nous entendons point…

— Comment cela ?

— Et d’abord, mademoiselle, je serais aux regrets, au désespoir, de blesser en quoi que ce fût votre délicatesse, soyez-en convaincue.

— Je le crois, de reste, mon bon monsieur Tranquillin. Mais rassurez-vous, je ne suis nullement susceptible, par cette raison que j’ai un excellent caractère… et j’ai un excellent caractère… par cette autre raison que je suis très-heureuse, et que, de plus… j’ai la conscience de mériter d’être heureuse. Je ne me ménage pas les compliments, vous le voyez.

— Ces compliments-là, mademoiselle, sont des vérités, d’éclatantes vérités.

— Je ne dis pas non ; j’aime mieux paraître glorieuse que de mentir par fausse modestie. Mais pour quel motif craindriez-vous de blesser ma délicatesse, mon bon monsieur Tranquillin ?

— M. Wolfrang, en espérant que vous voudriez bien vous faire entendre dans cette soirée, considérerait comme un véritable larcin de vous priver de la légitime rémunération de… de…

— En un mot, il tient, si je viens chanter chez lui, à me payer ?

— Ah ! mademoiselle, ce mot malséant… grossier…

— Comment, malséant… grossier ?… mais je ne trouve pas cela malséant du tout, moi, au contraire, puisque je vis des leçons de chant et des concerts que je donne.

— Et cela vous en honore davantage, ma chère demoiselle.

— Donc, si M. Wolfrang tient absolument à me payer, mon bon monsieur Tranquillin, je recevrai son argent, voilà tout. J’avais d’abord songé à me faire entendre chez lui par pure courtoisie, mais je trouve tout simple qu’il désire rémunérer mon chant, comme cela se fait habituellement.

— En ce cas, mademoiselle, – dit l’homme de confiance, tirant de sa poche un billet de cinq cents francs qu’il remit à la jeune artiste, – voici ce que mon honoré maître m’a chargé de vous offrir, ajoutant qu’il vous serait encore et toujours redevable de…

— Pas du tout ! c’est moi, au contraire, qui vous suis redevable de quatre cents francs, que je vais vous rendre, – répond Antonine en se levant et allant prendre dans le tiroir d’un meuble de salon vingt louis qu’elle rapporte en disant d’un air de triomphe enjoué :

— Ah !… ah !… vous le voyez, l’on a quelques économies, mon bon monsieur Tranquillin, et les artistes sont parfois bonnes ménagères ; n’est-ce pas ?… Je me suis, ainsi peu à peu amassé une petite dot, et je l’augmente chaque jour ; mais j’y pense, à propos de dot, est-ce que je ne vous ai pas encore présenté mon fiancé ?

— Non, mademoiselle, vous ne m’avez point fait jusqu’à cette heure cet honneur-là.

— Eh bien, vous allez le voir, – dit la jeune fille, faisant quelques pas ; – je suis certaine qu’il vous plaira… il est si gentil !…

— Comment, mademoiselle, il est ici…

— Certainement.

— Ici… chez vous ?…

— Je le crois bien, il ne me quitte jamais, – ajoute Antonine, – se dirigeant vers le piano, tandis que l’intendant répète, ébahi :

— Il ne vous quitte jamais !… il serait… céans ! céans !

— Mon Dieu, oui… je suis une drôle de fille, et je me compromets joliment, n’est-ce pas ?… – et décrochant de la boiserie le daguerréotype, la jeune artiste revient près de Tranquillin, puis, lui montrant le portrait, elle ajoute gaiement, avec une gentille révérence : – Je vous présente M. Albert Gérard, mon fiancé, sous-officier aux chasseurs d’Afrique. N’est-ce pas qu’il est beau ?

— Fort beau, mademoiselle. Quel mâle visage !

— Ah ! si l’on pouvait daguerréotyper l’âme, le cœur, ce serait bien autre chose, allez mon bon monsieur Tranquillin, et ce portrait-là vous paraîtrait bien supérieur à celui-ci !

— J’en suis persuadé, mademoiselle.

— Il n’a, ou plutôt il n’aurait qu’un défaut… mais… qui n’en a pas ?

— Et quel défaut… mademoiselle ?

— Il est jaloux, et sous l’impression de ce sentiment, son caractère d’une douceur extrême deviendrait d’une violence terrible…

— Que voulez-vous, ma chère demoiselle… j’ai ouï dire que lorsque l’on aimait… passionnément… l’on devenait… fût-on un agneau… un véritable tigre. Ainsi moi… par exemple… moi… si j’avais aimé… passionnément…

— Vous seriez devenu un tigre, mon bon monsieur Tranquillin !

— Dame !… il paraît… et c’est effrayant, savez-vous ?

— Heureusement Albert n’a jamais eu et n’aura jamais de sujet de jalousie… car je devrais dire qu’il serait jaloux… et non qu’il est jaloux…

— Et où se trouve-t-il actuellement votre fiancé, chère demoiselle ?

— Il est en Afrique où il achève son temps de service, ensuite nous devons nous marier ; voilà pourquoi j’amasse une petite dot, que M. Wolfrang vient d’augmenter de cent francs, et, à ce propos, voici l’argent qui vous revient sur le billet.

— Mais, mademoiselle, – répond l’intendant, refusant d’accepter les vingt-louis que lui offre la jeune artiste, – M. Wolfrang m’a chargé de vous remettre ce billet de cinq cents francs.

— Parfaitement ; mais, si, de cinq cents francs on retranche cent, restent quatre cents que voici ; – et Antonine ajoute en riant : – l’on sait, je vous prie de le croire, au moins ses quatre règles.

— Je ne puis, mademoiselle, recevoir ces vingt louis ; ils sont à vous…

— C’est une plaisanterie ; il serait par trop curieux qu’après avoir consenti à être payée par votre maître, moi qui comptais chanter pour rien chez lui, je lui fisse payer cette soirée quatre fois plus cher qu’à tout autre, puisque l’on me donne habituellement cent francs par concert.

— Cependant, mademoiselle…

— Oh ! ne craignez rien ; si jamais, à force d’étude et de travail, je parviens à obtenir la réputation des Grisi, des Pauline Viardot et autres illustres cantatrices à qui l’on donne cinq cents francs par soirée… je les recevrai bien, je vous en réponds, parce que je les aurai gagnés ; mais aujourd’hui je ne suis encore qu’une écolière, et je me trouve très-convenablement rétribuée moyennant cent francs. Donc, reprenez ces vingt louis.

— Mademoiselle, c’est absolument pour vous obéir, – dit Tranquillin, acceptant enfin les vingt louis ; – mais je serai terriblement grondé par M. Wolfrang, qui, d’ailleurs, croyez-le bien, serait désolé que son offre eût pu vous offenser.

— M’offenser ? pas le moins du monde. Son erreur, au contraire, très-flatteuse pour moi, évaluait mon talent à un prix beaucoup trop élevé ; je rétablis la proportion, voilà tout ; mais, j’y songe… savez-vous ce qu’il préfère, de la musique italienne ou de la musique allemande ?

— Je crois qu’il préfère la musique allemande.

— En ce cas, je chanterai quelques morceaux de Mozart, de Weber et de Beethoven. Aurons-nous un accompagnateur ?

— Je l’ignore.

— Peu importe ; je m’accompagne suffisamment moi-même. À quelle heure est ce concert ?

— À neuf heures, si cette heure vous convient, mademoiselle.

— À neuf heures donc. Je suis toujours très-exacte. Ainsi, au revoir, mon bon monsieur Tranquillin. Je vais étudier les morceaux que je me propose de chanter ce soir… avant de sortir pour aller donner mes leçons.

— Pardon, mademoiselle, je venais ici pour deux objets ; il me reste quelques mots à vous dire encore.

— De quoi s’agit-il ?

— D’une réclamation.

— De la part de qui ?

— De l’un de messieurs nos locataires ; mais je me hâte d’ajouter avec toute la déférence que je dois au susdit locataire, que sa réclamation me semble intempestive, et légèrement entachée d’exagération.

— Enfin, quelle est-elle, cette réclamation ?

— M. de Francheville, qui demeure ci-dessous, se plaint de ce que tant d’autres à sa place envieraient avec délices… avec transport ; en d’autres termes, il…

— … En d’autres termes… – reprend Antonine en riant ; – mon chant et mon piano le fatiguent et l’ennuient horriblement ce pauvre monsieur ?

— Ah ! mademoiselle, quel blasphème ! pouvez-vous supposer que…

— Je conçois à merveille que quelqu’un qui n’aime pas la musique trouve assommant ce tapage de piano et ces roulades auxquels je me livre dès le matin, car c’est singulier… j’aime surtout à chanter au point du jour… surtout lorsque le ciel est bien pur… et que le soleil le dore de ses premiers rayons… Ah ! j’ai toujours compris que les oiseaux ne soient jamais plus en voix qu’à l’aurore… il ne s’en suit pas que je doive être insupportable à mes voisins ; seulement, je regrette que ce monsieur ne se soit pas plaint plus tôt ; vous pouvez donc l’assurer que je choisirai pour mes études une heure moins matinale.

— Et vous qui aimez tant à chanter au soleil levant, chère demoiselle !

— Je ferai, je dois faire le sacrifice de mon goût au repos de mes voisins ; d’abord, parce qu’ils ont le droit de l’exiger ; et puis n’auraient-ils pas même ce droit-là… il ne faut jamais désobliger personne.

— Ah ! mademoiselle Antonine ! mademoiselle Antonine !

— Bon Dieu ! d’où vient cette exclamation, mon bon monsieur Tranquillin ?

— Quelle femme vous êtes !

— Comment ?

— Tant d’autres à votre place se récrieraient contre l’irritabilité de ce fâcheux voisin, ne se résigneraient qu’avec aigreur ou impatience à sacrifier à autrui leur convenance, tandis que vous, au contraire, vous vous soumettez à ces exigences avec tant de bonne grâce, avec tant de bonne humeur, que c’est un charme de vous voir et de vous entendre !

— Cela prouve que j’ai ce bon caractère, dont je vous ai parlé…

— Ah ! chère demoiselle ! Mais un pareil caractère est si rare !

— Tenez, monsieur Tranquillin, si vous croyez devoir accorder quelques louanges à mon caractère, adressez-les à celle à qui je dois le peu que je vaux, – dit Antonine Jourdan, dont l’enjouement fait place à une douce émotion ; et d’un regard attendri, elle désigne à l’intendant le portrait représentant une femme à cheveux gris ; puis elle ajoute : – C’est ma mère.

— La noble et vénérable figure ! – dit l’intendant ; et il reprend en hésitant : – Et… il y a longtemps que… vous avez… perdu madame votre digne mère, pauvre chère demoiselle ?

— Trois ans, – répond Antonine avec une sorte de sérénité ; – mais, non, je ne l’ai pas perdue, non, elle est toujours aussi présente à ma pensée en corps et en esprit, que son image est présente à mes yeux…

— Ah ! chère demoiselle, j’ai maintenant le secret de vos touchantes qualités.

— Eh bien, mon bon monsieur Tranquillin, répond Antonine, moitié émue, moitié souriante, – puisque vous avez mon secret, nous sommes, pour ainsi dire, de vieux amis… or, en cette qualité… permettez-moi d’agir avec vous sans façon.

— Parlez, ordonnez, chère demoiselle.

— L’heure de mes leçons est inexorable, elle va bientôt sonner ; il me reste à peu près le temps d’étudier les morceaux que je dois chanter ce soir… et…

— Parfaitement, chère demoiselle, – dit l’intendant en se levant ; – excusez-moi de vous faire perdre ainsi votre temps.

— C’est à moi de m’excuser de vous renvoyer ainsi ; mais, je vous le répète, l’heure de mes leçons est inexorable.

— Ah ! mademoiselle, vous ne pouviez me donner une preuve de votre plus cordiale estime… qu’en me mettant si gracieusement à la porte.

— Eh bien ! soyez donc satisfait, mon bon monsieur Tranquillin, répond Antonine Jourdan, revenant à sa gaîté habituelle. – Adieu… et au revoir, je l’espère.

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