XII

L’un des deux hôtels contigus, élevés au fond du jardin auquel donnait accès la cour de la Maison du bon Dieu avait pour locataire le duc CÉSAR DELLA SORGA, appartenant à l’une des plus anciennes familles de la Sicile, et proscrit par le gouvernement napolitain en commutation de la peine capitale prononcée contre lui lors de la découverte d’une conspiration dont il était l’un des chefs, ainsi que son frère aîné, POMPEO. – Celui-ci, condamné aussi à mort, subit aussi sa peine. CÉSAR, devenant alors chef de sa maison, prit le titre et le nom de duc della Sorga ; il avait, jusque-là, selon la tradition de famille, porté le titre et le nom de MARQUIS RICCI, qui devinrent ceux de son fils aîné OTTAVIO ; son second fils prenait le nom de COMTE FELIPPE.

Le duc César della Sorga, âgé de cinquante ans environ, maigre, nerveux, robuste encore, offrait le type méridional dans toute son énergie, mais non dans sa beauté. Son front, bas et proéminent, couronné d’une forêt de cheveux noirs à peiné grisonnants vers les tempes ; ses épais sourcils, ses yeux renfoncés dans leur orbite, vigoureusement cernés d’un cercle charbonné tranchant sur la teinte olivâtre de ses traits, donnaient de prime abord à sa physionomie un caractère de résolution et de dureté remarquable.

Le duc, seul dans son cabinet, venait de sonner. Bientôt parut son majordome, Bartolomeo, à peu près de même âge que le duc. Il le servait depuis trente ans, partageait les diverses chances de la vie de son maître, alors que celui-ci, pauvre cadet de famille, n’avait pas encore, par suite de la mort de son frère aîné, hérité des biens et des immenses domaines de sa maison.

— Bartolomeo, – dit le duc, – va trouver mon fils Felippe, et prie-le de venir me parler.

— Oui, monseigneur.

— La duchesse est-elle rentrée ?

— Non, monseigneur.

— À quelle heure est-elle sortie ?

— À neuf heures, pour se rendre à l’office du matin, selon l’habitude de madame la duchesse.

— Envoie-moi Felippe.

Le majordome sort. Le duc, resté seul, se promène lentement dans son cabinet, et se dit avec une sorte d’accablement, involontaire :

— Je ne suis pas superstitieux, cependant ce jour anniversaire de…

Mais, tressaillant, il s’interrompt et ajoute :

— Ce jour commence mal. Encore une discorde entre mes deux fils, eux que je voudrais voir, hélas ! si tendrement unis, ainsi qu’ils l’étaient autrefois… En vain je m’efforce de deviner la cause mystérieuse… je n’ose dire de l’aversion que mon second fils témoigne maintenant pour son frère aîné… que jadis il chérissait…

Et, tressaillant de nouveau, comme s’il eut répondu à une pensée secrète, le duc ajoute :

— Serait-il donc, de nos jours, ainsi que dans l’antiquité, des familles frappées d’une sorte de fatalité !

M. della Sorga tombe dans une rêverie profonde ; il en est tiré par l’arrivée de son fils cadet, le comte Felippe.

Ce jeune homme atteint à peine sa dix-huitième année ; petit, chétif, malingre, il est de plus bossu ; la déviation de sa taille a fait saillir l’une de ses épaules presque à la hauteur de son oreille gauche ; il incline de ce côté sa tête d’une grosseur démesurée pour sa stature rabougrie ; ses traits sont d’une laideur repoussante, presque sinistre ; sa maigreur, son teint étiolé, terreux, d’une pâleur bilieuse, annonce une constitution débile, maladive ; sa physionomie est à la fois sardonique, sournoise et atrabilaire.

Cependant il fut un temps où Felippe, si cruellement disgracié par la nature, faisait oublier ces disgrâces par la bonté de son cœur, par l’aménité de son caractère, et par une sorte d’adoration pour son frère aîné.

Les traits du duc, assombris jusqu’alors, semblent s’éclaircir à l’aspect de son fils qu’il idolâtre, car il ne se souvient que des excellentes qualités dont Felippe était doué naguères, et que sa laideur et sa difformité semblaient rendre plus touchantes encore ; mais, réfléchissant qu’il doit se montrer sévère, M. della Sorga refrène sa tendresse, fronce ses épais sourcils, et d’une voix rude il dit :

— Comte Felippe, asseyez-vous ; j’ai à causer sérieusement, très-sérieusement avec vous.

— J’écoute.

— L’objet de cet entretien, comte, n’est malheureusement pas nouveau, et déjà bien des fois j’ai dû vous faire entendre les reproches qu’il me faut encore vous adresser.

— Des reproches ! – répond le comte Felippe avec un accent d’impatience et d’aigreur. – À quel sujet ?

— Au sujet d’Ottavio.

Felippe, au nom de ce frère qu’il avait tant aimé, frémit, et sa laideur, déjà repoussante, devient hideuse. Il ne répond rien, baisse les yeux, appuie son coude droit sur son genou et porte à ses lèvres ses ongles qu’il ronge à vif, par un mouvement à la fois lent et convulsif.

— Comte, votre silence me prouve que vous m’avez compris, – poursuit le duc ; puis, d’un ton radouci : – Vous avez, je l’espère, honte, regret et remords de ce qui s’est passé hier soir entre vous et votre frère.

— Non, – répond brièvement, d’une voix âpre et dure, Felippe, continuant de ronger machinalement ses ongles qui commencent de saigner, – je n’ai ni honte, ni regret, ni remords.

— Malheureux enfant ! oubliez-vous donc que vous avez levé la main sur Ottavio ?

— Je recommencerais.

— Felippe !

— Je recommencerais !

— Osez !

— Vous le verrez.

— Mais c’est affreux ! mais l’on croirait que vous avez de la haine pour votre frère ?

— Vous en doutez ?

— Quoi ! vous l’avouez ! vous haïssez Ottavio ?

— Oui ! je le hais maintenant… oui !…

Le comte Felippe, en prononçant ces mots, relève audacieusement la tête, et attache sur son père un regard fixe dont l’expression étrange le fait frissonner ; mais voyant soudain les lèvres de son fils ensanglantées, car à force de ronger ses ongles avec un redoublement de rage muette, il a fait jaillir le sang de l’extrémité des phalanges, le duc s’imagine que ce sang afflue de la poitrine de Felippe, et changeant soudain de physionomie et d’accent, il s’écrie d’une voix palpitante de tendresse et les traits empreints d’angoisse :

— Grand Dieu ! mon pauvre enfant, tu craches le sang !

Et le duc ajoute d’une voix alarmée :

— En tâchant de contenir sa colère, il se sera brisé quelque vaisseau dans la poitrine ; cela, pour lui, peut être mortel ; il est si chétif !

— Si chétif, si difforme que je sois, je ne crache pas encore le sang ! – répond aigrement Felippe, en montrant l’extrémité de ses doigts rougis et à vif, – je rongeais mes ongles, voilà tout.

Le duc, afin de s’assurer du fait, prend la main de son fils, l’examine attentivement, et à mesure qu’il acquiert la certitude de la vérité, sa figure se rassérène, et murmure :

— Quel effroi tu m’as causé, cher enfant ; mon Dieu, je suis rassuré !

Ce disant, le duc della Sorga, les yeux humides de larmes, étreint son fils sur sa poitrine et l’embrasse avec effusion. En ce moment, la porte du cabinet s’ouvre et paraît le marquis Ottavio Ricci, frère aîné de Felippe et âgé de deux ans de plus que lui.

Si le duc della Sorga offrait le type méridional dans sa puissante énergie, Ottavio le réalisait dans sa divine beauté ; sa taille accomplie et au-dessus de la moyenne, svelte, élégante, robuste, décelait la vigueur et la souplesse ; son visage brun, à la fois mâle et charmant, encadré d’une barbe naissante d’un noir de jais, comme sa chevelure bouclée, réunissait la grâce juvénile de son âge à une expression remplie de franchise et de bienveillance ; l’aménité de son sourire, le radieux éclat de son regard pur comme son âme, complétaient l’ensemble de la physionomie d’Ottavio. Elle s’attendrit profondément, lorsqu’en entrant chez le duc, il le vit embrasser Felippe avec effusion, et il s’écria :

— Ah ! mon père, vous devancez mes vœux ; j’accourais vous demander le pardon de Felippe. Apprenant que vous l’aviez mandé près de vous, je craignais pour lui vos reproches au sujet de l’enfantillage survenu entre nous hier soir.

Ces mots, où se peignaient la mansuétude et la générosité d’Ottavio, causèrent au duc della Sorga la plus douce émotion, car il chérissait ses deux enfants, éprouvant peut-être cependant une sorte de préférence pour son second fils, que les disgrâces de sa personne rendaient digne de pitié.

— Viens m’embrasser, Ottavio, – dit le duc. – Il n’est pas de cœur meilleur, pas de cœur plus indulgent que le tien…

— L’indulgence est facile envers un frère qui m’aimait… qui m’aime encore si tendrement… je n’en doute pas… je n’en veux pas douter… – reprit le jeune homme, répondant à l’étreinte du duc, tandis que Felippe, muet, impassible, recommençait de ronger ses ongles ; mais son père, le prenant par le bras, lui dit affectueusement :

— Allons, cher enfant, embrasse ton frère ; que tout soit oublié !

— Non, – répond Felippe, se reculant et résistant, – jamais !

— Mon frère, écoute-moi, dit Ottavio d’une voix affectueuse, et tâchant de calmer par un regard la douleur que cause au duc l’endurcissement obstiné de Felippe, – quoique notre altercation d’hier soir n’ait été, je le répète, qu’un enfantillage, tous les torts sont de mon côté, j’en fais l’aveu ; pardonne-les moi, Felippe.

— C’est par trop de générosité ! – s’écrie le duc della Sorga ; – est-ce que ton frère…

— Mon frère a cédé à un emportement dont j’ai été cause sans le vouloir, il est vrai, mon père ; mais je devais m’apercevoir que Felippe était alors sous l’impression de l’un de ces accès d’humeur noire auxquels il est, hélas ! sujet depuis quelque temps… et dont nous ignorons les causes… En ces moments-là… tout le chagrine et l’irrite.

— Pouvais-tu supposer qu’il s’irriterait de ces mots dits par toi avec l’accent d’une inquiète sollicitude : – « Qu’as-tu donc, cher frère ? tu sembles bien soucieux, ce soir, » puisque tel a été le point de départ de cette altercation dont je suis navré.

— Mon père, il était présumable que Felippe, dans la disposition d’esprit où il se trouvait, accueillerait mes questions avec impatience. Retiré dans un coin du salon, il désirait sans doute rester à l’écart, et, au lieu de respecter son isolement, je suis au contraire allé, pour ainsi dire, le provoquer par une marque d’intérêt sincère mais inopportune, sans cela, notre discorde n’aurait pas eu lieu. Aussi, je te le répète, Felippe, – ajoute Ottavio, s’adressant à son frère et lui tendant la main, – j’ai eu tort, je l’avoue ; pardonne-le moi, je t’en prie, je t’en conjure.

— Mon enfant, tu entends ton frère, dit le duc della Sorga à Felippe, impassible, malgré les cordiales avances d’Ottavio ; – il regrette ; peut-il faire davantage ? Il regrette de n’avoir pas respecté cet isolement que, parfois, tu recherches pendant ces accès d’hypocondrie dont tu sembles atteint depuis quelque temps… Ainsi, que tout soit oublié, mes enfants ; si vous saviez combien je souffre de vos discords !

Et prenant les mains de Felippe et d’Ottavio, le duc ajouta :

— Chers enfants, ne redoublez pas l’amertume de notre exil par votre désunion ; c’est à toi surtout que je m’adresse, Felippe. Je t’en conjure, embrasse ton frère ; redeviens pour lui ce que tu étais autrefois.

— Jamais ! – répond Felippe d’une voix inflexible, au moment où la duchesse della Sorga entre dans le cabinet, suivie de Tranquillin.

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