XIII

La duchesse della Sorga, quoiqu’elle atteignît sa quarantième année, conservait les restes d’une éclatante beauté ; son fils Ottavio était, abstraction faite de la virilité de ses traits, le vivant portrait de sa mère. Celle-ci, très-grande et d’une taille à laquelle un léger embonpoint donnait une sorte de majesté sans nuire aux rares perfections de ses formes, était vêtue avec une extrême simplicité, selon qu’il convenait pour ses sorties habituelles du matin, consacrées, disait-on, à aller aux offices, à visiter les pauvres et à porter des consolations aux proscrits siciliens. D’épais bandeaux de cheveux d’un noir bleuâtre encadraient le visage de madame della Sorga, visage d’une régularité antique et d’une pâleur mate, que faisaient surtout ressortir l’arc d’ébène de ses longs sourcils et le duvet brun qui estompait fortement ses lèvres, d’un vif incarnat et très-charnues. Cette particularité, ainsi que l’excessive dilatation de ses narines, palpitantes à la moindre émotion ; l’ardeur, parfois à peine contenue de son regard, eussent donné un caractère remarquablement passionné à sa physionomie, si elle n’eût été, pour ainsi dire, réfrigérée par une expression habituelle de rigidité hautaine, expression particulière aux personnes qui dissimulent avec une adroite hypocrisie leurs penchants pervers, ou qui, sincèrement, et non sans luttes pénibles, refrènent leurs passions, grâce à l’ascendant que l’esprit, soutenu d’une inflexible volonté peut exercer sur la matière.

Le duc della Sorga et Ottavio, à l’aspect de Tranquillin entrant sur les pas de la duchesse, surmontèrent la douloureuse impression que leur causait le vindicatif endurcissement du comte Felippe. Celui-ci, profitant de l’entrée de sa mère pour quitter le cabinet, disparut, en lançant à son frère un regard de haine, et à son père un regard de défi.

Ottavio, s’approchant avec empressement de la duchesse, lui baise la main en disant d’un ton rempli de tendre déférence :

— Je n’ai pu vous souhaiter le bonjour ce matin, ma mère ; déjà vous étiez absente ; Dieu, vos pauvres et nos compagnons d’exil vous en béniront davantage, car c’est pour leur consacrer quelques moments de plus que vous êtes sortie de meilleure heure que de coutume.

À ces mots qui peignent l’attachement et la vénération filiale d’Ottavio, la duchesse l’embrasse au front et répond :

— Bonjour, cher enfant ; je me suis agenouillée ce matin devant la sainte table, et j’ai dû en effet sortir plus tôt que d’habitude.

Pendant cet échange de quelques mots prononcés à demi-voix par Ottavio et par sa mère, Tranquillin, saluant profondément M. della Sorga, lui disait :

— Monsieur le duc, j’ai eu l’honneur d’instruire madame la duchesse de la mission dont j’étais chargé par mon maître. Madame la duchesse m’a fait observer qu’elle ne pouvait me donner de réponse avant de vous avoir consulté, et elle a daigné m’autoriser à l’accompagner ici, afin de savoir, monsieur le duc, quelle sera votre décision ?

— Ma chère Béatrice, – demande le duc à sa femme, – de quoi s’agit-il ?

— Le propriétaire de cet hôtel nous engage à venir passer aujourd’hui la soirée chez lui, – répliqué la duchesse. – J’ai répondu que les habitudes de retraite que nous avons prises depuis notre exil, ne nous permettent guère d’accepter d’invitation ; je ferai d’ailleurs, à cet égard, mon ami, ce qu’il vous conviendra.

— Madame vous a donné la véritable et seule raison qui nous empêche d’accepter une invitation à laquelle nous sommes, du reste, fort sensibles, monsieur Tranquillin, – dit le duc avec une froideur polie. – Veuillez être l’interprète de nos regrets auprès de M. Wolfrang.

M. della Sorga accompagne ces mots d’un mouvement de tête, espèce de salut protecteur et significatif, annonçant à l’intendant que de nouvelles instances au sujet de l’invitation seraient inutiles, et que l’entretien était terminé.

Tranquillin parut comprendre à demi-mot les intentions du duc, et s’inclina profondément devant lui.

— Je communiquerai votre refus, monsieur le duc, à mon honoré maître ; il n’avait d’ailleurs que hasardé timidement cette invitation, peut-être inconvenante, sentant bien la distance qui le séparait d’aussi grands personnages que monsieur le duc.

Et Tranquillin salua le duc.

— Que madame la duchesse…

Et Tranquillin salua la duchesse.

— Que monsieur le marquis…

Et Tranquillin salua Octavio.

— Que monsieur le comte…

Et Tranquillin, cherchant des yeux Felippe, dont il remarque seulement alors l’absence, salue en désespoir de cause la porte par laquelle le comte est sorti ; puis, ajoutant à toutes ces révérences une sorte de salut circulaire adressé aux personnes présentes, il ajouta avec un redoublement d’humilité, en gagnant la porte à reculons :

— J’ai l’honneur de présenter mes respectueuses civilités à la noble et illustre compagnie, en lui demandant, au nom de M. Wolfrang, pardon de la trop grande liberté qu’il s’est permis de prendre en osant adresser à vos respectables seigneuries une invitation… incongrue…

— Mon père, – avait dit tout bas Ottavio au duc, avec un accent de regret, pendant les évolutions révérencieuses de Tranquillin, – ce brave homme et son maître vont s’imaginer que tu refuses cette invitation par fierté.

— Loin de moi un orgueil si mal placé, mon enfant ; mais, en vérité, cette invitation est au moins singulière ; nous ne connaissons aucunement M. Wolfrang, et nous ne pouvons aller chez lui, – répond le duc.

Cependant, afin de mieux préciser son refus aux yeux de l’homme de confiance, M. della Sorga le rappelle au moment où celui-ci, redoublant ses révérences, gagne le plus lentement possible la porte à reculons.

— Monsieur Tranquillin, un mot, de grâce !

— Plaît-il, monsieur le duc ?

— Madame, moi et mes fils, nous serions aux regrets que M. Wolfrang pût supposer un instant qu’un sentiment de fierté que rien n’autorise, nous empêche de nous rendre à l’invitation qu’il veut bien nous faire, et à laquelle, je vous le répète, nous sommes très-sensibles ; mais je vous ai dit la cause de notre refus : nous vivons fort retirés depuis notre exil, et…

— Ah ! combien monsieur le duc est indulgent ! – s’écrie l’intendant, – que de bontés ! Vraiment ! c’est trop de bontés !

— De quelles bontés voulez-vous parler, monsieur Tranquillin ?

— Des vôtres, monsieur le duc ; n’êtes-vous pas assez bon pour daigner prendre la peine de donner un prétexte au refus que paraît mériter l’indiscrète invitation que mon honoré maître, sans penser à mal, je vous l’assure, s’était permis d’adresser à monsieur le duc et à sa noble famille ?

— Mais, je vous répète, monsieur Tranquillin, que…

— Point, point, monseigneur, je sens, comme je le dois, tout ce qu’il y a d’indulgence de votre part dans la façon si courtoise dont vous voulez bien colorer votre refus. Mon honoré maître sera profondément touché de votre procédé, monsieur le duc ; encore une fois, pardon de la trop grande liberté, pardon !

Et Tranquillin recommence à gagner la porte en saluant à reculons.

— Bonté divine ! M. Wolfrang ne se pardonnera jamais sa malheureuse outrecuidance. Oser inviter des seigneurs à passer la soirée chez lui !

— Vous le voyez, mon père, ce brave homme, dont l’esprit semble assez borné, va, malgré vos assurances, s’en aller persuadé que l’orgueil a dicté votre refus, – dit tout bas Ottavio.

Et s’adressant à la duchesse :

— Ma mère, pourquoi n’irions-nous pas à cette soirée, ne fût-ce qu’un instant ?

— Soit ! si ton père y consent, mon enfant.

— Il est, en vérité, des gens d’une susceptibilité bien ridicule !… – dit le duc à demi-voix à sa femme et à son fils. – L’anniversaire de ce jour est pour moi, vous le savez, un sujet de deuil. Mais enfin, puisque vous le voulez…

Le duc, appelant l’intendant, ajoute :

— Monsieur Tranquillin, écoutez-moi…

— Monseigneur !

— Puisque vous persistez à croire que la fierté seule…

— Je vous en conjure, monseigneur, veuillez ne point insister là-dessus, vous me rendez confus ! Quoi, vous prenez la peine de vous disculper encore ? c’est trop de bonté ! Mon honoré maître s’était simplement dit ceci : « — J’invite tous les locataires de la maison à une manière de petite réunion de famille, dois-je ou ne dois-je pas inviter monseigneur le duc et sa famille ? Si je ne l’invite point, il pourra se formaliser de ce manque de déférence envers lui ; si je l’invite, il pourra mêmement se formaliser de mon impertinente familiarité. » Ceci est malheureusement arrivé ; aussi je…

— Mais, mon cher monsieur, – dit impatiemment Ottavio allant vers Tranquillin, – si vous n’aviez, à deux reprises, interrompu mon père, vous sauriez que lui, ma mère, moi, et probablement mon frère, nous acceptons l’invitation de M. Wolfrang.

— Il serait vrai ! monseigneur ? – s’écrie l’homme de confiance. – Vous, et madame la duchesse, et monsieur le marquis, et monsieur le comte, vous daigneriez accepter ?

— Oui, oui ! cent fois, oui ! – répond le duc, – est-ce clair, monsieur l’intendant ?

— Ah ! monseigneur, combien M. Wolfrang sera heureux et flatté de vous recevoir, ainsi que votre illustre famille ! dit Tranquillin se confondant de nouveau en salutations. – Je me permettrai d’ajouter que l’on se réunit à neuf heures, si cette heure convient à l’illustre compagnie…

— À neuf heures, soit ! – répond le duc. Au revoir, monsieur Tranquillin.

— Je présente mes humbles civilités à l’illustre compagnie, – dit Tranquillin faisant sa dernière et sa plus belle révérence.

Puis, sortant du salon, il se dit d’un air joyeux :

— Allons ! mon honoré maître sera satisfait de son vieux serviteur. Tous nos locataires ont, bon gré, mal gré, couci-couci… cahin-caha, accepté l’invitation, et ils s’y rendront… c’est l’important !

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