XIX

À ces mots adressés à Wolfrang d’une voix indignée par M. de Francheville : « — Monsieur, votre religion a été indignement surprise ; vous recevez chez vous un forçat libéré ! » tous les personnages se sont levés avec stupeur, se regardant interdits, et un moment de profond silence règne dans le salon.

WOLFRANG, à M. de Francheville. – Monsieur, daignez, de grâce, vous expliquer ; ce que vous m’apprenez là me confond.

M. DE FRANCHEVILLE, plus calme, et s’inclinant devant Sylvia, pâle et tremblante. – Je regrette profondément, madame, et vous supplie de m’excuser de n’avoir pu maîtriser ma première émotion ; j’aurais instruit confidentiellement M. Wolfrang de ma pénible découverte, afin de vous épargner, madame, ainsi qu’aux personnes qui ont l’honneur d’être réunies chez vous, l’éclat d’un pareil scandale ; mais il m’a été malheureusement impossible de me dominer, ce dont je vous réitère mes excuses.

SYLVIA. – Je comprends, monsieur, que vous n’ayez pu surmonter une indignation si naturelle à une âme élevée, car à l’instant même nous lisions… (S’interrompant à un geste de modestie de M. de Francheville.) – Mais, je vous en prie, monsieur, instruisez-nous de ce qui est arrivé ?

M. LAMBERT, à part, et consterné. – M. de Francheville est précipitamment sorti de la bibliothèque où il se trouvait seul avec M. Dubousquet. Ainsi, ce malheureux serait un repris de justice ! Ah ! c’est horrible !… Fiez-vous donc aux sympathies !

M. DE LUXEUIL, profitant de l’inattention générale, et bas à Francine. – Vous l’avez vu, je n’ai plus regardé ni dit un mot à madame Wolfrang ; m’accorderez-vous demain ce que je vous ai demandé tout à l’heure, pendant que personne ne nous observait ?

MADAME LAMBERT, pourpre et le sein oppressé. – Jamais ! Taisez-vous ; c’est indigne !…

Durant ces divers apartés, M. de Francheville disait à Sylvia :

— Tout à l’heure, madame, j’ai eu l’honneur de me présenter ici, inaperçu des personnes de votre société, au moment où M. Wolfrang, lisant à haute voix, captivait l’attention générale ; aussi, désirant ne distraire ni déranger personne, j’ai cru convenable de rester à l’écart jusqu’à la fin de cette lecture ; mais, lorsqu’au bout d’un instant je m’aperçus qu’elle me concernait, j’ai préféré, par un sentiment que vous concevez, madame, entrer dans cette bibliothèque. Un homme s’y trouvait seul, le visage penché sur des albums, qu’il feuilletait…

SYLVIA, rappelant ses souvenirs, d’abord troublés par l’émotion. – Mais, en effet, M. Dubousquet, l’un des locataires de cette maison… (Avec stupeur.) Mon Dieu ! c’est lui !

M. DE FRANCHEVILLE. – Oui, madame, tel est le nom de ce misérable, Amédée Dubousquet.

M. BOREL, pâlissant et à part. – Qu’entends-je ! Cet homme est à Paris !… Il demeure ici ?

M. DE SAINT-PROSPER, à part. – Dubousquet ! Mais le nom de famille de ma servante Antoinette est Dubousquet. Seraient-ils parents ?… (Tressaillant.) Ah ! pour mille raisons, je craindrais cette parenté…

WOLFRANG, à M. de Francheville. – Quoi ! monsieur, ce forçat libéré ?…

M. DE FRANCHEVILLE. – Est Amédée Dubousquet, condamné pour vol et tentative de meurtre, à perpétuité… sans circonstances atténuantes, en raison de l’audace et du cynisme effrayants dont le misérable a fait preuve pendant les débats, auxquels j’assistais… Aussi doit-il être évadé du bagne ou gracié…

M. DE LUXEUIL. – Eh bien ! c’est un joli voisin que nous avons là, parole d’honneur !

M. DE SAINT-PROSPER. – Et moi qui demeure au même étage que ce bandit !

M. LAMBERT. – Ah ! le malheureux !… Ainsi s’explique son isolement, sa sauvagerie, sa timidité ; il n’avait d’ami… que son chien !

MADAME BOREL, à son mari. – Mais, mon ami, ce nom de Dubousquet ne nous est pas, ce me semble, inconnu ?

ALEXIS BOREL. – Ma mère a raison. Ne te rappelles-tu pas, mon père, cette tentative de vol commise chez toi, alors que j’étais encore enfant ?

M. BOREL, dominant son trouble. – Oui, oui, ce doit être… ce misérable. Ah ! je l’avoue, une pareille rencontre est pénible ; j’en suis vraiment bouleversé.

MADAME BOREL. – Ton émotion est bien concevable, mon ami… Retrouver ici ce malfaiteur !

M. DE FRANCHEVILLE, à M. Borel, après l’avoir attentivement regardé. – N’est-ce pas à M. Borel que j’ai l’honneur de parler ?

M. BOREL. – Oui, monsieur.

M. DE FRANCHEVILLE. – Je croyais, en effet, monsieur, vaguement vous reconnaître ; je me trouvais à Lyon, où vous habitiez lors du procès criminel de ce Dubousquet ; je remplissais alors les fonctions de secrétaire-général de la préfecture, et je faisais partie du jury devant lequel a comparu cet homme. Votre déposition, monsieur, a été pour lui accablante, car il avait fracturé nuitamment votre coffre et blessé grièvement l’un de vos domestiques, qui, éveillé par le bruit, voulait arrêter le voleur.

M. BOREL. – Oui, monsieur, ces détails sont malheureusement vrais ; ces faits se sont passés à Lyon à cette époque.

M. DE SAINT-PROSPER, à part. – Ce Dubousquet doit être parent de ma servante, car il est de Lyon, et elle est native de cette ville.

M. DE LUXEUIL, d’un air crâne. – Ah çà ! il faut jeter ce vieux gredin à la porte, et de ceci, moi, je me charge.

MADAME LAMBERT, à part, – Est-il courageux ! mon Dieu ! Si ce malfaiteur était armé ! (Timidement, à son mari.) Mon ami, si ce forçat libéré allait résister ?

M. LAMBERT. – Ah ! le malheureux ! loin de songer à résister, doit être plus mort que vif, et défaillant, sans doute.

M. DE LUXEUIL, se dirigeant vers la porte de la bibliothèque. – Nous allons voir ça : et si ce gredin-là ose élever la voix, je le…

WOLFRANG, à M. de Luxeuil. – Pardon, monsieur, c’est à moi de m’occuper de ce triste devoir.

Wolfrang, ce disant, entre dans la bibliothèque, au milieu du plus profond silence des personnes présentes ; tous les regards sont attentivement fixés sur la porte de la pièce voisine, où est entré Wolfrang.

L’on n’entend rien d’abord, puis l’on distingue un sanglot étouffé, auquel répond, un léger gémissement poussé par le chien du repris de justice.

Au bout de quelques instants, Wolfrang sort de la bibliothèque, soutenant par le bras M. Dubousquet. Son visage livide, décomposé, inondé de larmes, est penché sur sa poitrine ; il est si faible qu’il peut à peine, malgré le compatissant appui que lui prête Wolfrang, traîner ses pas défaillants ; son chien le suit, se dressant de temps à autre sur ses pattes de derrière pour lécher la main inerte et glacée de son maître.

Le repris de justice a déjà parcouru la moitié du salon au milieu du profond silence des témoins de cette scène, lorsque le valet de chambre annonce successivement :

— M. le duc et madame la duchesse della Sorga ! M. le marquis Ottavio Ricci ! Mademoiselle Antonine Jourdan !

Ces différents personnages, à peine entrés dans le salon, s’arrêtent et se groupent, frappés de surprise, à la vue de Wolfrang, soutenant et conduisant jusqu’à la porte, cet homme aux traits bouleversés, chancelant, et que son chien suit, l’oreille et la queue basses, paraissant partager l’opprobre de son maître.

Wolfrang disparaît un moment dans le salon d’attente avec le forçat libéré ; puis, rentrant seul et s’inclinant devant la duchesse della Sorga, il lui dit :

— Je vous demande mille pardons, madame la duchesse, de ne vous avoir pas plus tôt présenté mes respects ; mais la personne que je viens de reconduire s’étant soudain trouvée atteinte d’un grand malaise, je n’ai pu l’abandonner ; ce motif excusera, je l’espère, à vos yeux, madame la duchesse, mon hommage un peu tardif.

LA DUCHESSE, à part, après un rapide coup d’œil jeté sur Wolfrang. – Quelle admirable figure ! (Haut, et très-dignement). – Le motif que vous invoquez, monsieur, est trop louable pour que je ne l’apprécie pas ainsi qu’il le mérite.

Sylvia s’avance à son tour, afin de faire les honneurs de son salon à la duchesse della Sorga et à Antonine Jourdan, tandis que les autres personnages, témoins de la découverte de M. de Francheville, au sujet de M. Dubousquet, le repris de justice, comprennent et approuvent la réticence du maître de la maison à l’endroit de cette découverte, circonstance pénible que, par convenance, il désire cacher aux nouveaux arrivants, désirant ne point attrister la fin de cette soirée.

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