XVIII

Pendant que Wolfrang annonçait ainsi la lecture de l’article du journal concernant M. de Luxeuil, celui-ci, profitant de l’attention que les autres personnages prêtaient aux paroles du maître de la maison, vers qui leurs regards étaient tournés, a dit tout bas à madame Lambert :

— Vous avez lu ma lettre ?

— Pour mon malheur, – a répondu Francine, tout bas aussi, d’une voix tremblante et les larmes aux yeux ; – laissez-moi, monsieur !

— Faisons la paix, jalouse, – a répondu effrontément le beau. – Ne voyez-vous pas que je donnais le change à votre mari en m’occupant de cette bégueule de Sylvia ? Elle n’est que belle, vous êtes ravissante.

À cette fadeur, Francine, levant ses grands yeux bleus encore humides et où brille une lueur d’espérance, a regardé furtivement M. de Luxeuil, et il a ajouté :

— Sylvia est furieuse de me voir près de vous ; je vous adore.

— S’il était vrai ! – a murmuré madame Lambert, le visage pourpre, la poitrine gonflée, au moment où Wolfrang, debout devant la cheminée, lisait ce qui suit :

« L’on annonce dans le monde élégant une solennité hippique qui doit avoir lieu jeudi prochain à la Croix-de-Berny, et qui préoccupe vivement nos sportmen. Il s’agit d’un steeple-chase (course au clocher) entre deux des plus brillants gentlemen riders (gentilshommes qui montent leurs chevaux.) M. de Noirmont et M. de Luxeuil. Le premier de ces deux messieurs montera le célèbre Sultan-Visapour, et la non moins célèbre Mademoiselle-Madeleine sera montée par M. de Luxeuil. Des paris considérables sont engagés pour cette course, qui offrira des obstacles véritablement formidables, entre autres, la rivière de Bièvre, large de vingt pieds, que les deux concurrents devront franchir trois fois.

MADAME LAMBERT, à part. – Grand Dieu ! c’est effrayant, faut-il qu’IL soit courageux !

WOLFRANG, lisant. – « De plus, trois haies de cinq pieds chacune ; enfin, et celui-là est le plus redoutable des obstacles, un mur en pierres sèches de plus de cinq pieds d’élévation. »

MADAME LAMBERT, à part. – C’est à se tuer cent fois, mon Dieu ! Ah ! si M. de Luxeuil m’aimait, il me promettrait de ne pas ainsi risquer sa vie !

WOLFRANG, lisant. – « Jusqu’à présent, les paris ouverts sont en proportion de trois contre un en faveur de Mademoiselle-Madeleine, non-seulement à cause de la renommée bien connue de cette victorieuse jument, mais parce qu’elle sera montée par son propriétaire, M. de Luxeuil, l’un des princes de notre jeunesse dorée, si connu dans la fashion parisienne et sur le turf (champ de course) par la vigueur, le sang-froid et l’intrépidité dont il a fait preuve dans différentes courses très-périlleuses. En effet, selon les juges les plus compétents, en ce qui touche l’art équestre, M. de Luxeuil, cavalier raffiné, joint une rare solidité à une exquise élégance. »

M. DE LUXEUIL. – Allons, allons, ce monsieur exagère ; je monte parfaitement bien à cheval, voilà tout…

WOLFRANG. – Vous êtes, monsieur, trop modeste, en vérité.

M. DE LUXEUIL. – Non, d’honneur, je serais moins bon cavalier, je le dirais avec la même sincérité…

WOLFRANG, lisant. – « Nous avons, l’an passé, lors des courses de haies de Chantilly, lesquelles ont occasionné des accidents si graves parmi les gentlemen riders qui y prenaient part, nous avons, disons-nous, été personnellement témoins de l’espèce d’ovation dont M. de Luxeuil, vainqueur de cette course, a été l’objet de la part de la foule enthousiasmée ; nous le voyons encore, vêtu de sa casaque de soie orange, coiffé de sa toque de velours noir, arriver seul et distançant de bien loin ses rivaux, dont plusieurs étaient désarçonnés ou grièvement blessés ; nous voyons encore, disons-nous, M. de Luxeuil franchir la dernière haie avec autant de hardiesse que d’aisance et de grâce, et saluant de la main, avec une courtoisie chevaleresque, la fine fleur de nos élégantes et de nos femmes à la mode placées dans les tribunes ; elles applaudissaient avec transport, ou agitaient leurs mouchoirs, acclamant l’heureux vainqueur, que bien des beaux yeux suivaient d’un regard charmé. »

M. DE LUXEUIL, avec un aplomb imperturbable. – Ici le journaliste rentre dans le vrai, il n’exagère plus, je lui rends justice ; ç’a été, comme il dit, une véritable ovation. Que voulez-vous ? ce n’est pas ma faute à moi, moi, c’est la faute à ces dames.

WOLFRANG. – Ah ! monsieur, soyez-leur du moins indulgent. (Il lit.) « Il est donc à croire, si l’on en juge d’après les proportions des paris, que le prochain steeple-chase de la Croix-de-Berny sera pour M. de Luxeuil l’occasion d’un nouveau triomphe. »

MADAME LAMBERT, à part, après avoir constamment attaché son regard ravi sur M. de Luxeuil. – Et il m’aime, lui, dont l’on vante publiquement la grâce et le courage ; lui, l’un des princes de la jeunesse élégante ; lui, l’idole de tant de belles dames du grand monde qui l’applaudissaient avec enthousiasme ! IL m’aime, moi, pauvre petite boutiquière ! Ah ! si je pouvais le croire, combien je serais fière ! (Tressaillant et s’attristant) Et pourtant… tromper mon mari… Ah ! je serais bien coupable ! Non, je ne veux pas, je ne dois pas aimer M. de Luxeuil, je serais trop malheureuse. Mon Dieu ! voilà qu’il regarde cette madame Wolfrang… Oh ! que je souffre !

ALEXIS BOREL, à part. – Ce fat insolent n’a pas sourcillé devant cet article louangeur ; il n’en a interrompu la lecture que pour confirmer ces éloges accordés à son incomparable mérite. Je n’ai pas osé lever les yeux sur madame Wolfrang, de crainte de lire sur ses traits son admiration pour ce centaure. Hélas ! peut-être elle partage l’enthousiasme de ces belles dames des tribunes qui, à Chantilly, applaudissaient avec transport cet heureux vainqueur.

WOLFRANG, après avoir déposé le journal, sur la cheminée, s’adressant à M. de Luxeuil. – Je partage, monsieur, l’espoir de l’auteur de cet article : le prochain steeple-chase de la Croix-de-Berny sera pour vous l’occasion d’un nouveau triomphe.

M. DE LUXEUIL. – Si cela ne dépendait que de moi, je dirais tout bonnement oui, parce que je suis excellent homme de cheval, et que je me connais…

SYLVIA. – Heureusement pour vous, monsieur, car il y a tant d’inconvénients à ignorer son propre mérite : cela rend d’une défiance…

M. DE LUXEUIL. – … Des plus fâcheuses. On hésite, on recule devant les obstacles, tandis que moi, me connaissant comme je me connais, j’arrive devant un obstacle, persuadé que je le franchirai, et je le franchis ; mais, par malheur Mademoiselle-Madeleine est gravement indisposée.

SYLVIA. – Vraiment, cette pauvre demoiselle ?… (S’adressant à madame Borel.) – Ne trouvez-vous pas, madame, quelque chose de délicat et de touchant dans la nouvelle coutume de MM. les hommes de cheval, comme ils s’intitulent. Ils donnent à des bêtes le nom de madame ou de mademoiselle ? Transporter ces formules du langage dans l’écurie où ces messieurs vivent journellement en si étroite communion de goûts et de pensées avec ces dames et ces demoiselles à quatre pieds, me paraît un acte d’équité dont je suis véritablement attendrie…

ALEXIS BOREL, à part. – Bravo ! Quelle fine et mordante ironie à l’adresse de l’homme-cheval, car la particule de est de trop.

M. DE LUXEUIL, à part. – Elle est furieuse de jalousie, elle veut me piquer, tout va bien ; allons… ça mord… ça mord ! (Haut et montrant ses belles dents.) – Et que trouvez-vous donc, madame, de si attendrissant dans notre coutume de donner à nos juments le nom de madame et de mademoiselle ?

SYLVIA. – Comment, monsieur, n’est-ce point un acte de conscience et d’équité des plus touchants que d’accorder le titre de madame et de mademoiselle à celles-là qui sont vos compagnes habituelles, qui ont la plus grande part dans votre vie, qui sont votre joie, votre orgueil, qui causent enfin vos plus vives et souvent vos seules émotions ? Mais vous seriez d’abominables ingrats, messieurs les hommes de cheval… si vous n’éleviez pas vos compagnes jusqu’à vous en les traitant en égales !

M. DE LUXEUIL, à part, et frappé d’une idée subite. – Je parie qu’elle est jalouse de Mademoiselle-Madeleine ! D’honneur, ces choses-là n’arrivent qu’à moi !

MADAME BOREL, riant, et à Sylvia. – Je partage de tous points, chère madame, votre juste admiration pour l’équité dont font preuve ces messieurs.

SYLVIA. – Aussi, je demanderai à M. de Luxeuil, avec un redoublement d’intérêt, des nouvelles de Mademoiselle-Madeleine, car je l’ai malheureusement interrompu au moment où il allait nous informer de la santé de cette chère créature…

MADAME LAMBERT, à part. – Quel esprit méchant elle a, cette madame Wolfrang ! C’est peut-être qu’elle en veut à M. de Luxeuil de ce qu’il l’a quittée pour venir s’asseoir près de moi… Oh ! s’il en était ainsi, combien je serais glorieuse de la rendre jalouse !

M. DE LUXEUIL, à Sylvia. – Puisque vous voulez bien, madame, vous intéresser à la santé de Mademoiselle-Madeleine, je vous dirai (d’un ton doctoral) qu’elle est atteinte d’une péripneumonie au premier degré.

SYLVIA. – Bon Dieu ! à en juger par son nom terrible, ce doit être une bien redoutable maladie que celle-là ?

M. DE LUXEUIL. – Certes, madame, lorsque la maladie n’est pas soignée à temps ; mais je conserve bon espoir ; j’ai envoyé Mademoiselle-Madeleine à Viroflay. Mon vétérinaire va deux ou trois fois par jour la visiter, car la fièvre, l’insomnie l’épuisent : elle est si nerveuse !

MADAME LAMBERT, à part. – Comme il a bon cœur ! Quel intérêt il témoigne à ce pauvre animal !

SYLVIA, à madame Borel. – Madame, vous entendez, Mademoiselle-Madeleine est nerveuse !

MADAME BOREL, souriant. – Elle a peut-être des vapeurs.

SYLVIA. – Voyons, monsieur de Luxeuil, soyez sincère, vous aurez, malgré tout votre esprit, malgré votre parfait savoir-vivre, et bien involontairement, sans doute, blessé peut-être, par un léger manque de tact ou d’égard, par un mot brusque, par un regard moins tendre, que sais-je ? vous aurez blessé, dis-je, la sensibilité de cette pauvre demoiselle ; les personnes nerveuses sont toujours si impressionnables !

M. DE LUXEUIL, très-vexé, et riant d’un rire forcé. – Charmant ! charmant ! charmant !

WOLFRANG, à part. – Les sarcasmes de Sylvia finiront par intimider ce maître sot, malgré son formidable aplomb, et nous ne jouirons plus de son outrecuidance dans toute sa plénitude ; venons à son secours. (Haut.) – Ne vous y trompez pas, mesdames, M. de Luxeuil dit le mot vrai : nerveuse, en parlant de Mademoiselle-Madeleine. La fameuse Cornelia, mère du célèbre Éclipse, qui, sans avoir jamais été touchée de la cravache ou de l’éperon, a gagné vingt-trois courses dont le gain s’est élevé à plus d’un million…

M. BOREL, riant. – Quel habile financier que cet Éclipse !

M. DE SAINT-PROSPER, dont l’œil brille de convoitise. – Plus d’un million ! plus d’un million !

SYLVIA, à Wolfrang. – Eh bien ! cette illustre Cornelia ?

WOLFRANG. – Elle était douée d’une telle intelligence, elle était si nerveuse, ainsi que le disait M. de Luxeuil de Mademoiselle-Madeleine, qu’après ses débuts sur le turf, elle devina l’an suivant, au régime particulier, en un mot, à l’entraînement auquel on la soumettait, afin de la préparer à la course, qu’elle devait bientôt courir encore ; alors, l’ardente préoccupation et l’impatience de cette lutte prochaine, impressionnèrent si vivement Cornelia, qu’en proie à une agitation incessante, elle perdit l’appétit, le sommeil, enfin dépérit à ce point, que l’on dut renoncer à continuer de l’entraîner. La cessation de ce régime mettant fin à ses préoccupations, elle recouvra la santé ; or, chose inouïe, malgré le défaut d’entraînement : condition indispensable à tout cheval de course, Cornelia, néanmoins, battit toujours ses rivaux.

M. BOREL. – C’est incroyable d’intelligence, et, pour ainsi dire, de raisonnement chez un animal !

WOLFRANG. – D’où il suit, mesdames, que M. de Luxeuil est parfaitement dans le vrai, lorsqu’il parle de l’agitation de Mademoiselle-Madeleine ; mais, espérons qu’elle sera bientôt en état de poursuivre le cours de ses succès.

M. DE LUXEUIL, à part. – Décidément, ce M. Wolfrang est un sportman très-distingué. (Haut, à Sylvia.) – Eh bien, madame, avais-je tort de dire que Mademoiselle-Madeleine était nerveuse ? Vous regretterez, je l’espère, de vous être moquée de moi à ce sujet ; et, pour pénitence, vous viendrez à la Croix-de-Berny, n’est-ce pas ?

WOLFRANG. – C’est une excellente idée ; qu’en pensez-vous, Sylvia ?

SYLVIA, à madame Borel. – Vous plairait-il, madame, d’être de cette partie ?

MADAME BOREL. – Avec le plus grand plaisir ; mais, surtout, afin de jouir de votre agréable compagnie, madame ; car je l’avoue, les courses m’intéressent assez peu.

M. BOREL. – Et moi, je serais enchanté d’assister, pour la première fois, à une course au clocher.

M. DE LUXEUIL. – Je me charge de faire réserver des places pour ces dames au premier rang des tribunes. (À Sylvia, presque familièrement.) – Ainsi, vous venez, c’est convenu ?

MADAME LAMBERT, à part, avec angoisse. – Mon Dieu ! comme IL la regarde encore ! comme il est galant pour elle !

ALEXIS BOREL. – Si madame Wolfrang se rend à cette course, je n’irai certes pas pour assister au triomphe de ce fat.

SYLVIA, à madame Lambert avec une gracieuse affabilité. – Chère madame, je vous offre une place dans ma voiture pour aller à cette course.

MADAME LAMBERT, rougissant. – Madame, je…

SYLVIA. – Oh ! j’obtiendrai, je n’en doute pas, l’agrément de M. Lambert. Justement, le voici. (S’adressant au libraire qui sort de la bibliothèque, où sont restés M. Dubousquet et Bonhomme.) – Mon cher monsieur Lambert, venez ici, près de moi : j’ai une grâce à vous demander…

Alexis Borel, quittant la place qu’il occupait derrière la causeuse où sont assises madame Borel et Sylvia, qui s’entretient avec le libraire, va rejoindre M. Borel, Wolfrang et M. de Saint-Prosper, groupés devant la cheminée.

M. de Luxeuil profite de l’inattention générale pour dire tout bas à Francine :

— Vous viendrez à la Croix-de-Berny ?

— Pour risquer de vous voir tuer ? non ! non ! – murmura madame Lambert d’une voix altérée. Et puis, je…

— Bah ! quel enfantillage ! – répond le beau, interrompant Francine ; – je veux que vous veniez, moi, si vous m’aimez.

— Et vous, si vous m’aimiez, vous renonceriez à cette course.

— J’y consens, – dit M. de Luxeuil, – mais à une condition.

— Laquelle ? – demanda timidement Francine, – dites-la-moi ?

— Je vous la dirai tout à l’heure, dès que j’en trouverai l’occasion, ange de ma vie ! – répond M. de Luxeuil.

Et son regard empourpre le visage de la jeune femme, à qui Sylvia s’adresse en ce moment, en lui disant :

— J’étais assurée d’avance, ma chère madame, d’obtenir le consentement de M. Lambert. Il est donc convenu que nous irons ensemble à la Croix-de-Berny.

M. LAMBERT, à sa femme dont il remarque l’embarras. – Je sais, ma chère enfant, que de tels plaisirs ne conviennent guère à des personnes de notre modeste condition ; mais madame a insisté avec tant de bienveillance ! (Souriant avec bonté.) Puis, une fois n’est pas coutume ; et vous avez d’ailleurs si peu de distractions, que je vous verrai avec plaisir, je vous l’assure, accepter l’honneur que madame veut bien vous faire en vous emmenant avec elle.

MADAME LAMBERT, à part. – Ah ! tant de bonté de mon mari me navre ! (Haut, avec embarras.) Je suis très-reconnaissante à madame de son… obligeante invitation ; et, puisque vous le désirez, mon ami…

WOLFRANG, à Sylvia. – M. Lambert n’avait pas trop présumé de la générosité de notre sauvage exilé. (Montrant du regard la porte de la bibliothèque où est resté M. Dubousquet.) Il attend l’heure du concert en feuilletant obstinément des albums, et il a souscrit à l’œuvre de M. de Saint-Prosper pour une somme annuelle de trois cents francs, m’a dit M. Lambert.

M. DE SAINT-PROSPER. – Je vais aller le remercier de…

M. LAMBERT. – De grâce ! n’y allez pas ; il est si timide, que vous l’embarrasseriez. Je me charge de vos remercîments, moi qui l’ai un peu apprivoisé.

WOLFRANG, regardant la pendule. – Il est neuf heures passées ; peut-être n’aurons-nous pas le plaisir de voir ce soir M. de Francheville ; toutefois, mesdames, si nous devons être privés de sa présence, vous le connaîtrez du moins moralement… Veuillez, à ce sujet, m’accorder quelques minutes d’attention, et écouter cet article de journal relatif à M. de Francheville. Je vous ferai remarquer que c’est un journal de l’opposition qui parle, et que M. de Francheville est fonctionnaire public. (Wolfrang lisant.) « L’on nous a souvent reproché, ainsi qu’aux autres organes de la presse indépendante de faire au ministère une opposition systématique ; nous sommes heureux de rencontrer une fois de plus l’occasion de démentir cette allégation par un fait.

» Certes, nous nous sommes toujours élevés avec véhémence contre la corruption ; certes, nous avons stigmatisé, comme nous devions le faire, le scandale de ces pots-de-vin, honteux trafic dont ne bénéficient que trop souvent des hommes dont la position rend leur convoitise doublement criminelle : nous n’avons pas besoin de rappeler le procès intenté dernièrement devant la Cour des Pairs à un ministre et à ses complices.

» Mais, par cela même que cette odieuse vénalité nous a toujours semblé mériter la flétrissure la plus infamante, l’intégrité chez un fonctionnaire public a d’autant plus droit à nos respects, à nos hommages, que des exemples contraires se sont malheureusement produits sous le gouvernement du roi Louis-Philippe ; ces respects, ces hommages, nous les accordons hautement et sans restriction à l’un de nos adversaires politiques les plus déclarés, M. de Francheville, secrétaire du ministre. »

M. de Francheville, au moment où son nom est prononcé, paraît au seuil de la porte du salon, et il fait signe au domestique qui le précède de ne point l’annoncer, semblant vouloir, par courtoisie, attendre pour se présenter au maître de la maison qu’il ait achevé une lecture à laquelle les personnes prêtent une vive attention. Néanmoins, surpris et contrarié de trouver en nombreuse compagnie le propriétaire auquel il venait se plaindre de l’impertinence de Tranquillin, M. de Francheville, à qui l’assistance tourne le dos, n’a été aperçu que de Wolfrang. Celui-ci, feignant de ne pas avoir vu le nouvel arrivant, a ainsi poursuivi sa lecture :

« Ce soir à quatre heures, M. de Francheville a déposé au parquet de M. le procureur du roi, une plainte en tentative de corruption, contre la maison Gobert et compagnie, adjudicataire d’une fourniture considérable, par arrêté ministériel de ce jour.

» Voici les faits, nous les tenons de source certaine : M. de Francheville, chargé par le ministre de son département de l’adjudication de la fourniture dont il est question, l’a accordée, après mûr examen, à la maison Gobert qui lui semblait offrir toutes les garanties désirables pour la sincère exécution de ses engagements envers l’état, et aujourd’hui, à trois heures, a été signé, nous le répétons, par le ministre, l’arrêté qui adjugeait cette fourniture à la maison Gobert et compagnie. Le représentant de cette maison, jugeant malheureusement M. de Francheville, d’après d’ignominieux exemples, dont un procès fameux a récemment dévoilé l’infamie, eut la coupable pensée de vouloir témoigner de sa reconnaissance envers ce fonctionnaire en lui envoyant, dans une lettre, cent mille francs en billets de banque. »

M. DE SAINT-PROSPER, le regard brillant. – Cent mille francs ! cent mille francs !

M. LAMBERT, avec ironie. – Voilà du moins un fournisseur qui sait vivre.

M. DE LUXEUIL, montrant ses belles dents, et enchanté de son bon mot. – Les petits cadeaux entretiennent les fournitures ! hé ! hé !

MADAME LAMBERT, à part. – Comme il est spirituel !

ALEXIS BOREL, indigné. – C’était à jeter par la fenêtre la maison Gobert et compagnie.

M. BOREL. – Cette offre seule constituait un sanglant outrage envers M. de Francheville.

WOLFRANG, à M. Borel. – Vous devez penser ainsi, monsieur, vous, l’homme intègre jusqu’au scrupule le plus ombrageux ; mais ce M. Gobert, de qui la conscience est fort élastique apparemment, aura considéré son offre outrageante comme un procédé fort délicat. Les coquins ont une délicatesse à eux, une probité à eux.

SYLVIA, à madame Borel à demi-voix. – Voyez donc, chère madame, comme M. Borel semble péniblement affecté au seul récit d’une infamie ! Je ne m’en étonne pas. Cet amer ressentiment des indignités est la pierre de touche des nobles âmes.

MADAME BOREL. – Aussi, jugez, madame, des froissements continuels dont mon mari a journellement à souffrir dans le monde des affaires, malheureusement si peu scrupuleux… sauf exception.

M. DE FRANCHEVILLE, toujours à l’écart et inaperçu au fond du salon, et à part : – Je ne regrette pas, tant s’en faut, la lecture de cet article ; j’ajournerai donc mes réclamations à l’endroit de mes voisins et de cet insolent intendant ; mais je ne sais si je dois ou non, interrompre cette lecture dont je suis l’objet. Attendons encore. (Avisant la porte de la bibliothèque ouverte à deux pas de lui.) Entrons là, car ma position finirait par devenir ridicule.

M. de Francheville, sans qu’on le remarque, entre dans la bibliothèque.

ALEXIS BOREL. – Ce que je ne comprends pas, c’est que M. de Francheville, jouissant probablement d’un juste renom de probité, ait pu seulement être l’objet d’une si honteuse tentative de corruption.

WOLFRANG. – Votre observation est fort juste ; aussi la maison Gobert, connaissant l’intègre réputation de M. de Francheville, s’est bien gardée de lui offrir ce pot-de-vin avant la signature de l’adjudication, ce qui, du reste, au point de vue judiciaire, atténue de beaucoup la gravité de cette tentative de corruption.

M. BOREL. – Évidemment.

WOLFRANG. – Et encore, la maison Gobert, sans doute convaincue de la probité de ce haut fonctionnaire, n’a point osé lui offrir brutalement cette rémunération de cent mille francs.

M. DE SAINT-PROSPER. – Cent mille francs ! c’est considérable. Et comment donc s’y est prise la maison Gobert pour dissimuler dans cette offre ce qu’il y avait d’offensant pour M. de Francheville ?

WOLFRANG. – Les dernières lignes de cet article sont fort explicites à ce sujet. Je reprends. (Lisant.) « La maison Gobert eut la coupable pensée de vouloir témoigner de sa reconnaissance envers M. de Francheville, en lui envoyant dans une lettre cent mille francs en billets de banque. Mais telle était la haute réputation de probité de M. de Francheville (notre impartialité nous commande de rendre justice à nos adversaires politiques), que la maison Gobert, ayant vaguement conscience de l’indignité qu’elle commettait, et supposant la possibilité d’un refus de la part de l’intègre fonctionnaire, lui adressait cette somme considérable en le priant de l’employer en bonnes œuvres, sous le sceau d’un profond secret, sachant combien il était charitable, n’ayant d’autre fortune que les émoluments de sa place. »

M. DE SAINT-PROSPER, à part. – Encore un souscripteur pour mon œuvre.

WOLFRANG, lisant. – « De sorte que si M. de Francheville, nous le reconnaissons à sa louange, eût été d’une intégrité douteuse, il pouvait accepter ce don, sous le prétexte honorable qu’on lui fournissait, et disposer de cette somme à son gré ; mais il n’en a pas été ainsi, disons-le avec une satisfaction profonde, car cet exemple de haute probité donné par l’un de nos adversaires politiques, d’autant plus méritant, nous le répétons, qu’il ne possède aucune fortune, nous console des turpitudes contre lesquelles la conscience du pays s’est dernièrement soulevée avec tant d’énergie et d’indignation.

» M. de Francheville a fait, en cette circonstance, ce que devait faire un honnête homme outragé : il a déféré aux tribunaux l’indigne tentative de corruption dont il avait été l’objet. Puisse ce noble et salutaire exemple… »

Wolfrang est interrompu par M. de Francheville, qui sort précipitamment de la bibliothèque, va droit à Wolfrang, et d’une voix altérée s’écrie :

— Monsieur, votre religion a été odieusement surprise : vous recevez chez vous un forçat libéré !

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