XX

Sylvia, montrant un tact parfait et son usage du meilleur monde par la façon dont elle accueille madame della Sorga et mademoiselle Antonine Jourdan, l’artiste renommée, a témoigné à la première, en l’invitant à se placer près d’elle, une déférence commandée beaucoup moins par le titre que par l’âge de la duchesse ; puis, très-gracieusement affable pour la jeune cantatrice, de qui la physionomie ouverte et avenante lui a plu tout d’abord, Sylvia l’a engagée à s’asseoir aussi près d’elle sur un fauteuil voisin de la causeuse ; la jeune femme se trouve ainsi entre les deux nouvelles venues.

Madame Borel s’est rapprochée de madame Lambert, dont la candeur l’intéresse, et échange quelques mots avec elle. Le libraire, profondément attristé d’apprendre l’infamie de M. Dubousquet, pour lequel il avait ressenti jusqu’alors une vague sympathie, se tient un peu à l’écart, silencieux et pensif.

M. de Saint-Prosper cause avec M. Borel et son fils ; celui-ci, dans le généreux enthousiasme de son âge, jette de temps à autre un regard admiratif sur le duc della Sorga, le noble proscrit, le grand patriote sicilien, qui a failli payer de sa tête son dévouement à l’indépendance de sa patrie.

Wolfrang s’entretient avec le duc et son fils, le marquis Ottavio.

Enfin, M. de Luxeuil, accoudé à l’angle de la cheminée, en face de la causeuse où Sylvia est assise près de mademoiselle Antonine Jourdan et de madame della Sorga, les a d’abord examinées assez effrontément l’une et l’autre en connaisseur (que l’on nous pardonne cette impertinence, empruntée au vocabulaire de notre personnage) ; puis, toute son attention s’est concentrée sur la duchesse, et il est frappé de son admirable taille et de sa beauté fière et passionnée, encore si remarquable, malgré qu’elle atteigne sa quarantième année.

Soit hasard ou volonté, les yeux de madame della Sorga, qui s’entretient avec Sylvia, ont deux fois rencontré, sans le fuir, le regard de M. de Luxeuil ; ce glorieux et bel animal, dont l’audacieuse présomption peut seule égaler la sottise, se croit dès lors assuré d’une nouvelle conquête, et se dit à par soi :

— Et de trois !… dans la soirée… Francine Lambert, Sylvia et la duchesse della Sorga.

Si bête, si révoltante que semble une pareille outrecuidance, elle ne semblera pourtant pas exorbitante à ceux-là qui, ayant expérimenté la vie, ont été témoins, hélas ! des succès prodigieux, incompréhensibles, écœurants, que peut obtenir auprès de certaines femmes un homme beau, jeune, verni d’élégance, entreprenant, rompu au monde, façonné au manége de la galanterie vulgaire, lorsque cet homme, sans nulle valeur morale ni intellectuelle, est doué de cette suprême infatuation de soi-même où il puise l’inflexible conviction qu’il ne saurait rencontrer de cruelles.

Or, chose étrange, presque inexplicable, il suffit toujours qu’un homme soit invinciblement pénétré de cette insolente conviction pour qu’il puisse l’imposer aux femmes.

Enfin, lorsque complétement dénué de cœur, ne cherchant dans l’amour qu’un passe-temps ou un plaisir grossier, cet homme, par un froid et cruel calcul, – tactique triviale, mais d’un effet certain, – réussit à mettre ouvertement en jeu la jalousie de la femme, – qu’il s’agisse d’une affection sincère, d’un caprice ou d’un écart de l’imagination, – cet homme est presque assuré du succès, parce qu’il agit sur le sentiment le plus vivace, le plus inexorable du caractère féminin, – l’amour-propre, – l’amour-propre qui a perdu plus de femmes que l’amour.

Ainsi, madame Lambert, à qui la jalousie donne en pénétration ce qui lui manque en intelligence, a bientôt deviné, senti, à son cruel serrement de cœur, en remarquant l’expression triomphante des regards de M. de Luxeuil, qu’il considère comme probable la conquête de la duchesse della Sorga.

Or, à la douleur de cette sensation se joint inévitablement chez Francine une involontaire admiration pour l’audace de ce conquérant, qui semble ne pas douter de séduire de prime saut une si grande dame ; et de cette séduction, Francine elle-même ne doute malheureusement point. Elle a bien été séduite elle-même : pourquoi donc la duchesse ne serait-elle pas à son tour séduite par M. de Luxeuil ?

Les pressentiments de Francine la mettaient sur la voie de la vérité. Madame della Sorga, d’abord éblouie de la perfection des traits de Wolfrang, observa bientôt que cette beauté physique était moins remarquable encore que la beauté morale que semblaient réfléchir ses traits accomplis. La profondeur et l’éclat du regard de Wolfrang, la finesse de son sourire révélaient une intelligence supérieure ; son attitude, ses manières, empreintes de courtoisie et de dignité, attiraient et imposaient tout ensemble ; enfin, à son aspect, la duchesse della Sorga se sentit intimidée, pour la première fois de sa vie peut-être, et se sentit en défiance d’elle-même. Il n’en était pas ainsi au sujet de M. de Luxeuil ; sa beauté, pour ainsi dire animale, frappa singulièrement madame della Sorga ; mais lorsqu’il lui arriva de le contempler, elle le fit avec autant d’aisance et sans plus d’embarras que si elle eût contemplé une très-belle bête.

Le duc della Sorga, après avoir causé quelques instants avec Wolfrang, s’approcha de Sylvia et lui dit :

— Pardon ! madame, d’avoir négligé, oublié jusqu’ici de vous exprimer, au nom de mon second fils, le comte Felippe, ses regrets de ne pouvoir se rendre à votre aimable invitation ; il est un peu souffrant.

SYLVIA. – Je suis fâchée, monsieur le duc, qu’une pareille cause nous prive du plaisir de recevoir monsieur votre fils. (À la duchesse.) – Cette indisposition n’a rien de grave, je l’espère, madame ?

LA DUCHESSE. – Non, madame : une migraine nerveuse.

SYLVIA. – Puisqu’il en est ainsi, il est dommage, madame, que monsieur votre fils ne soit pas venu ce soir, malgré sa légère indisposition : (souriant) nous l’eussions guéri.

LA DUCHESSE. – Comment cela, madame ?

SYLVIA, se tournant vers Antonine Jourdan. – Mademoiselle Antonine Jourdan, dont la renommée de cantatrice ne vous est sans doute pas inconnue, eût, certainement, par le charme de sa voix et de son talent, guéri monsieur votre fils. Ne cite-t-on pas des prodiges, à propos de l’action de la musique, sur les maladies nerveuses.

ALEXIS BOREL, à part, contemplant Sylvia. – Quel aimable esprit ! Toujours un mot gracieux à adresser à chacun, excepté à ce fat de M. de Luxeuil. Dieu merci ! elle s’est moquée de lui.

LA DUCHESSE, à Sylvia. – Maintenant, madame, je partage vos regrets, car je ne doute pas de l’attrait de la voix de mademoiselle, dont le renom est, en effet, venu jusqu’à moi.

ANTONINE JOURDAN. – C’est un honneur auquel j’étais loin de m’attendre, madame la duchesse. (Puis, s’adressant gaiement à Sylvia.) Je voudrais vous croire, madame, en ce qui touche l’influence que vous supposez à ma voix ; mais, hélas ! jusqu’ici, cette influence s’est bornée à endormir parfois les gens au concert, ou, pis encore, à troubler le sommeil de mes voisins, ainsi que cela me sera peut-être arrivé, à propos de M. de Francheville, qui a le malheur de demeurer au-dessous de chez moi, et, en ce cas, je lui adresserai sincèrement mes excuses.

M. DE FRANCHEVILLE, souriant avec embarras. – Ah ! mademoiselle, je me féliciterais, au contraire, d’avoir la bonne fortune de vous entendre.

MADAME LAMBERT, à part, surprenant encore les yeux de M. de Luxeuil effrontément attachés sur la duchesse. – Mon Dieu ! comme IL la regarde encore celle-là ! il me semble qu’elle le regarde aussi en ce moment.

LA DUCHESSE, après un nouveau coup d’œil à M. de Luxeuil, et à part. – Il est réellement fort beau, mais d’une beauté sans conséquence. Quelle différence avec ce Wolfrang ! Je ne sais pourquoi je me sens troublée à sa vue… Il m’inspire presque de la crainte…

WOLFRANG, à la duchesse. – Madame, avez-vous lu aujourd’hui le journal du soir ?

LA DUCHESSE, étonnée. – Oui, monsieur, nous recevons le Messager.

WOLFRANG. – Justement. Eh bien ! madame la duchesse, bien que plusieurs de ces messieurs aient l’honneur de vous voir pour la première fois, vous les connaissez à merveille, je dirai plus, vous éprouvez pour eux toute la sympathie qu’ils méritent.

LA DUCHESSE, de plus en plus surprise. – En vérité, monsieur, je ne vous comprends pas.

WOLFRANG, souriant. – Il me suffira, madame, de vous citer certains noms pour que vous soyez tout à fait de mon avis. (Désignant M. Borel et Alexis.) MM. Borel père et fils, banquiers à Lyon ; (puis indiquant madame Borel) ; madame Borel.

LA DUCHESSE, à madame Borel. – J’ai lu en effet, ce soir, les éloges si justement accordés à ces deux messieurs, madame ; vous devez être une bien heureuse épouse et une bien heureuse mère.

MADAME BOREL. – C’est vrai, madame, et vous ne pouviez rien me dire de plus flatteur pour mon mari et pour mon fils.

WOLFRANG. – M. de Saint-Prosper. (Saint-Prosper salue profondément.)

LA DUCHESSE. – Ah ! monsieur, combien je me félicite de cette occasion de vous dire à quel point j’admire la pensée qui vous a inspiré votre œuvre si éminemment charitable !

SYLVIA. – Et vous êtes en ceci, madame la duchesse, meilleur juge que personne, ainsi que madame Borel. Elle est bénie à Lyon comme vous l’êtes à Paris. (Souriant.) C’est une collègue.

M. DE SAINT-PROSPER, s’inclinant de nouveau. – L’approbation si flatteuse que daigne donner madame la duchesse à mon œuvre est à la fois une récompense et un encouragement.

LA DUCHESSE DELLA SORGA. – Encouragement bien mérité, monsieur.

M. DE SAINT-PROSPER. – Puis-je espérer, en ce cas, que madame la duchesse voudra bien me permettre de l’inscrire parmi les dames patronnesses de cette fondation ?

LA DUCHESSE. – Certainement, monsieur, avec le plus grand plaisir.

M. DE SAINT-PROSPER. – Je vous rends grâce de tant de bontés, madame la duchesse.

ANTONINE JOURDAN. – Monsieur de Saint-Prosper, moi qui ne puis prétendre à être dame patronnesse de votre œuvre, dont j’ai entendu parler dans la maison…

SYLVIA. – Et pourquoi donc, mademoiselle, ne seriez-vous pas dame patronnesse, ainsi que moi, ainsi que madame Borel et madame Lambert, que j’ai l’honneur de vous présenter ? (Indiquant Francine, confuse.) Nous nous connaissons seulement depuis ce soir, madame Lambert et moi, et nous éprouvons tant de sympathie l’une pour l’autre que nous sommes déjà de vieilles amies.

MADAME LAMBERT, rougit, baisse les yeux, et balbutie : – Madame… vous êtes trop bonne… et… (à part.) Quel supplice ! tout le monde me regarde, je ne sais que répondre ; j’ai l’air d’une sotte aux yeux de M. de Luxeuil.

M. DE LUXEUIL, à part. – La duchesse a très-grand air ; elle est encore superbe, et malgré son âge, ou à cause de son âge, quelle femme charmante ce doit être ! Tout à l’heure, lorsqu’elle m’a fait de l’œil, ses narines se dilataient. Quelles lionnes que ces Italiennes sur le retour ! Allons, encore une d’amorcée !… ne la perdons pas de vue !

LE MARQUIS OTTAVIO, à part, observant M. de Luxeuil. – Il me semble que ce jeune homme, dont les yeux ne quittent pas ma mère, ne la regarde pas avec le respect qu’on lui doit, et dont personne ne s’est jamais départi envers elle !

ANTONINE JOURDAN, à Sylvia. – J’avais grande envie de connaître madame Lambert, que je vois chaque jour en passant devant son magasin, et je vous remercie, madame, de prévenir ainsi mon désir ; mais vous me demandiez tout à l’heure pourquoi je ne serais pas aussi dame patronnesse de l’œuvre de M. de Saint-Prosper ?

SYLVIA. – Sans doute ; pourquoi pas ?

ANTONINE JOURDAN. – Oh ! pour mille raisons, madame.

SYLVIA. – Mais encore ?

ANTONINE JOURDAN, gaiement. – D’abord, je suis demoiselle… et ne saurais prétendre au rang parmi les dames patronnesses, mais j’apporterai mieux que mon patronage à M. de Saint-Prosper, et s’il y consent, j’organiserai un concert au profit de son œuvre.

M. DE SAINT-PROSPER. – Ah ! mademoiselle, que de remercîments !

ANTONINE JOURDAN. – C’est moi, monsieur, qui vous devrai des remercîments ; je suis sûre qu’en pensant au but de ce concert, je n’aurai jamais été mieux en voix.

WOLFRANG, à la duchesse. – Permettez-moi, madame, d’achever de vous présenter ces messieurs. (Désignant M. de Luxeuil, qui s’approche de la duchesse avec une aisance cavalière.) M. de Luxeuil, l’un de nos plus célèbres sportmen, si souvent vainqueur sur le terrain des courses.

LE DUC DELLA SORGA. – J’ai lu, en effet, ce soir, que des paris considérables étaient engagés en faveur d’une jument appartenant à M. de Luxeuil.

LA DUCHESSE, à part. – L’obstination des regards de ce sot et beau garçon finirait par attirer l’attention de mon fils, qui l’observe ; mettons terme à ceci…

M. DE LUXEUIL, s’inclinant devant la duchesse. – Madame…

LA DUCHESSE, répondant avec une raideur glaciale au salut de M. de Luxeuil. – Je ne saurais suffisamment apprécier le mérite de monsieur ; je n’ai jamais compris quel intérêt l’on trouvait à une course de chevaux. (À Sylvia.) Et vous, madame ?

SYLVIA, souriant. – Moi, madame, j’éprouve une grande compassion pour les pauvres bêtes qui saignent sous l’éperon et font seules la réputation de leur maître.

ALEXIS BOREL, à part. – Bravo ! ce fat reçoit aussi de la duchesse la leçon qu’il mérite par son impertinence !

M. DE LUXEUIL, d’abord interloqué de l’accueil de la duchesse , et à part. – Elle m’a fait de l’œil… et elle m’accueille d’une façon qui sent l’insolence ? cela n’est pas naturel ; il y a quelque chose là-dessous. (Haut, et avec un aplomb imperturbable, cherchant à rencontrer le regard de la duchesse.) – Voyez de quoi vous êtes capable, madame la duchesse ! J’aimais passionnément les courses, eh bien ! puisqu’elles n’ont aucun attrait pour vous, je commence à croire que ma passion n’avait pas le sens commun. (Il rit et montre ses dents.)

LE MARQUIS OTTAVEO, à part. – La familiarité de cet homme envers ma mère est audacieuse.

MADAME LAMBERT, à part. – Je me trompais, cette grande dame n’a pas fait attention à M. de Luxeuil. Et pourtant cela m’étonne.

LA DUCHESSE DELLA SORGA, à M. de Luxeuil, avec une hauteur écrasante. – Il m’est souverainement indifférent que monsieur ?… (À Sylvia.) Pardon, madame, le nom ?…

SYLVIA. – De Luxeuil.

LA DUCHESSE DELLA SORGA. – Que M. de Luxeuil renonce ou ne renonce point à son goût pour les courses de chevaux. Il aurait dû comprendre cela, et il le comprend à cette heure, j’imagine ?…

LE MARQUIS OTTAVIO, à part. – Ma digne mère a fait justice de cet impertinent.

Aux dures et hautaines paroles de la duchesse a succédé un instant de silence.

M. de Luxeuil, s’efforçant de deviner la cause de la dure réponse de madame della Sorga, a rencontré, à deux reprises, le regard d’Ottavio attaché sur lui avec une fixité si expressive, que le beau, frappé d’une idée soudaine, se dit, triomphant :

— Au diable le fils ! je l’oubliais. Je devine tout maintenant ; il aura surpris mes œillades ou celles de sa mère, et pour le dérouter, elle me traite comme un pleutre ! Changeons de batteries ; ayons l’air penaud, déconfit, et observons…

Ce pensant, M. de Luxeuil s’incline devant la duchesse, et prenant une physionomie confuse, embarrassée, il balbutie :

— Je serais désolé que madame la duchesse pût me supposer capable de…

LA DUCHESSE, d’une voix altière. – C’est bien, monsieur, c’est bien. (S’adressant à Wolfrang.) Vous aviez parfaitement raison, monsieur. Grâce à ce journal du soir, je me trouvais déjà en pays de connaissance avec M. Borel et M. de Saint-Prosper, quoique j’aie le plaisir de les voir ce soir pour la première fois.

WOLFRANG. – Il me reste, madame, à avoir l’honneur de vous présenter une autre excellente connaissance (indiquant M. de Francheville) qu’il me suffira de vous nommer : M. de Francheville.

LA DUCHESSE, à ce dernier, qui s’incline. – Ah ! monsieur, quel noble et généreux exemple vous avez donné en ces malheureux temps de corruption et de vénalité !

M. DE FRANCHEVILLE. – Permettez-moi de vous assurer, madame la duchesse, que les actes déplorables qui ont eu dernièrement un si scandaleux retentissement, sont exceptionnels dans le gouvernement du roi que j’ai l’honneur de servir. L’immense majorité des fonctionnaires publics eût agi comme moi.

LE DUC DELLA SORGA, à M. de Francheville. – Nous devons vous croire, monsieur ; mais en attendant que la délicatesse et l’intégrité de vos collègues se manifestent d’une manière aussi éclatante que la vôtre, vous nous permettrez d’estimer à toute sa valeur l’exemple que vous donnez.

LE MARQUIS OTTAVIO, à Francheville. – Savez-vous, monsieur, quels ont été les premiers mots de ma mère après la lecture de l’article du journal qui vous concerne ?

M. DE FRANCHEVILLE. – Non, monsieur… mais je n’ignore plus maintenant… tout ce que je puis attendre de la bienveillance de madame la duchesse.

LE MARQUIS OTTAVIO. – Enfin, – s’est écriée ma mère, – voilà un parfait galant homme ! (Gravement et avec un accent de profonde vénération filiale.) Si vous aviez le bonheur de connaître ma mère, monsieur, vous regarderiez ces paroles comme le plus digne éloge que vous puissiez recevoir.

M. DE FRANCHEVILLE. – Monsieur, croyez-le, je sens tout ce qu’elles ont de flatteur pour moi.

M. LAMBERT, d’une voix pénétrée, à M. de Francheville. – Monsieur, je n’ai pas l’avantage d’être connu de vous, bien que nous habitions la même maison. Je suis un homme obscur (tendant la main à M. de Francheville) ; permettez-moi cependant d’avoir l’honneur de vous serrer la main, au nom de la confraternité qui existe entre honnêtes gens, quel que soit leur rang.

M. DE FRANCHEVILLE, répondant à l’étreinte cordiale du libraire. – Monsieur, je suis plus touché que je ne saurais vous le dire de cette marque de sympathie.

ANTONINE JOURDAN, gaiement et avec charme, tendant à son tour sa main à M. de Francheville. – Mon cher voisin, je veux aussi, moi, avoir le plaisir de serrer la main de celui que madame la duchesse a si dignement qualifié de parfait galant homme. (Souriant.) Vous me pardonnerez, n’est-ce pas, mes roulades trop matinales ? Je respecterai désormais le sommeil du juste… c’est le cas ou jamais de le dire.

M. DE FRANCHEVILLE. – Ah ! mademoiselle, je suis désolé que M. Tranquillin ait été assez indiscret pour…

ANTONINE JOURDAN, riant. – Chut ! mon cher voisin, c’est notre secret.

MADAME BOREL, à la duchesse. – Madame, puisque vous avez habité Naples, pourriez-vous me donner des nouvelles de l’une de vos compatriotes, que j’ai vue, il y a quelques années, à Lyon, et qui était alors belle comme le jour… madame la comtesse Morosini ?

LA DUCHESSE DELLA SORGA. – Ah ! de grâce, madame, ne prononcez pas le nom de cette misérable créature !

MADAME BOREL. – Bon Dieu, madame que lui est-il donc arrivé ?

LA DUCHESSE DELLA SORGA. – Elle a indignement trahi ses devoirs d’épouse… Son mari, la surprenant en flagrant délit… l’a tuée !

MADAME BOREL. – Ah ! la malheureuse femme !

LA DUCHESSE DELLA SORGA. – La plaignez-vous donc, madame ?

MADAME BOREL. – Certainement, car elle pouvait revenir à une conduite meilleure… expier sa faute… tandis que la mort…

LA DUCHESSE DELLA SORGA. – La mort… cette créature la méritait, madame… non pas la mort furtivement donnée… mais reçue au grand jour de la place publique !

SYLVIA. – Tant de rigueur de votre part me surprend, madame. Vous avez tant droit à vous montrer indulgente…

LA DUCHESSE DELLA SORGA. – L’indulgence en pareil cas est coupable faiblesse, madame… J’ai toujours, quant à moi, regretté la législation antique qui condamnait la femme adultère à être lapidée… Il n’est pas de supplice assez cruel pour un crime, dont l’unique excuse est plus honteuse, plus abominable encore, que le crime lui-même…

MADAME LAMBERT, à part. – Ah ! cette dame, me fait trembler.

LE MARQUIS OTTAVIO, à part. – La rigide et implacable vertu de ma mère les étonne… Ah ! c’est qu’elle seule, peut-être, a le droit de se montrer inflexible.

MADAME BOREL, à la duchesse. – Quoi madame… vous verriez lapider sans pitié une infortunée… qui…

SYLVIA, vivement. – Non, non, j’en appelle au cœur de madame la duchesse… elle dirait, comme Jésus de Nazareth, « Que celui-là qui n’a pas péché lui jette la première pierre… »

LA DUCHESSE DELLA SORGA, avec véhémence. – Cette première pierre… je la jetterais, madame !…

M. DE LUXEUIL, à part. – Peste ! que de vertu sauvage ! Serait-elle sincère ? Mais alors ses œillades ?… c’est à n’y rien comprendre…

Soudain, les préludes harmonieux d’une aubade provenant du jardin contigu aux deux hôtels, attirent l’attention générale, et suspendent la conservation ; les invités se regardent entre eux, attribuant cette sérénade inattendue à une surprise que leur ménageait le maître de la maison.

En ce moment, Tranquillin paraît au seuil du salon, et, après ses révérences accoutumées, se dirige vers Wolfrang. Celui-ci se retire pendant un instant à l’écart dans un coin du salon et prête l’oreille à ce que lui dit tout bas son intendant, d’un air aussi affairé que surpris.

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