XV

Pendant l’entretien de Wolfrang, de M. Dubousquet et du libraire, Francine, continuant de causer à demi-voix avec Sylvia, semblait surmonter son premier embarras, à en juger par son sourire confiant et par l’intérêt qu’elle paraissait apporter à la conversation, dont Sylvia faisait à peu près seule les frais. Aussi Wolfrang, désignant du regard les deux jeunes femmes, dit à M. Lambert :

— Voyez donc, monsieur : ne croirait-on pas que ces dames se connaissent depuis longtemps ?

— La même remarque me frappait, monsieur, et je vous l’avoue, ma surprise est grande, car la timidité de ma femme est excessive ; sa condition et ses habitudes l’ont toujours tenue éloignée, non-seulement du grand monde, cela va de soi, mais des modestes relations de société compatibles avec notre position.

— La promptitude des bons rapports de ces deux dames entre elles, monsieur, prouve que leur esprit et leur caractère se conviennent ; je désirerais vivement qu’il pût en être de même entre vous et moi.

— Franchement, monsieur, je le désirerais aussi ; la parfaite bonté de votre accueil envers ce pauvre M. Dubousquet et même envers son chien, m’a beaucoup touché. L’on considère généralement, dans la maison, notre voisin comme une espèce d’ours, de vieil égoïste. Je le juge autrement quoique je ne le connaisse pas… Il m’a toujours intéressé.

— Et de cet intérêt pour lui, que je partage d’ailleurs, quelle est la cause ?

— Son goût pour la solitude.

— Ainsi, vous pensez…

— Que pour vivre seul, il faut éprouver ou avoir éprouvé de grands chagrins, ou bien encore être doué d’une trempe d’esprit peu vulgaire. Voilà ce qui cause ma sympathie pour M. Dubousquet. Quant au reproche d’égoïsme qu’on lui adresse, il me semble absurde : l’égoïsme ne recherche jamais la solitude… au contraire.

— Pourquoi cela, de grâce ?

— Parce que l’égoïste a besoin de se rapprocher des hommes, ne fût-ce que pour les sacrifier à soi-même.

— C’est vrai ! – dit Wolfrang, frappé de la réflexion du libraire et de l’expression douce et grave de sa physionomie. Puis il ajoute :

— Je suis certain que le pire défaut que l’on puisse avoir à vos yeux est… l’égoïsme ?

— Oui, car la vertu que j’estime la première de toutes, est le dévouement, poussé, s’il le faut, jusqu’au sacrifice.

— Et pourtant…

— Achevez, monsieur :

— Je vais vous faire un aveu très-impertinent, monsieur Lambert, – reprend Wolfrang en souriant. – Je vous soupçonne, malgré votre aversion pour l’égoïsme, d’être légèrement entaché de ce défaut… Voyez l’audace de ma franchise ! Vous l’excusez ?

— Parfaitement, répond le libraire, souriant à son tour. Et pourquoi me soupçonnez-vous d’être légèrement égoïste ?

— Je me hâte d’ajouter qu’en vous ce n’est pas l’homme que je soupçonne de ce défaut, c’est le bibliomane. Non, pardon, cette expression implique une sorte de manie ; c’est le bibliophile, car vous l’êtes.

— Avec passion, avec acharnement, j’oserai dire avec férocité !

— Et moi qui osais à peine vous soupçonner d’égoïsme, vous vous avouez féroce. Eh bien ! si d’aventure vous rencontriez, je suppose, dans l’étalage poudreux d’un bouquiniste des quais, la première édition de Boccace, imprimée, si je ne trompe, en 1471, par Valdarfer…

— La date est exacte, – répond le libraire, assez surpris du savoir bibliographique de Wolfrang. – L’un des rares exemplaires de cette édition inestimable, a même été vendu en 1812, à Londres, lors du décès du duc de Roxburghe, la somme de…

— Cinquante-deux mille soixante et douze francs, si ma mémoire est fidèle.

— Très-fidèle, monsieur, – répond le libraire, regardant Wolfrang avec un nouvel étonnement ; – et ce livre incomparable n’a pas été payé trop cher.

— Donc, si d’aventure vous découvriez par hasard l’existence d’un pareil trésor, ou bien un exemplaire de la Bible, de Soncino, publiée en 1488, je crois ; ou, mieux encore, cette fameuse édition biblique où se trouve le texte hébreu de la Polyglotte d’Alcala, publiée, n’est-ce pas, à Amsterdam, en 1514 ?

— En 1514, par dom Marcel, – répond le libraire, dont la surprise allait croissant. – Comment, monsieur, vous connaissez ces éditions ?

— J’en connais bien d’autres, ma foi ! Et la splendide bible dite de Ben-Chaïm, éditée par lui avec tant de soin, à Venise, en 1525 ; et la bible de…

— Mais, monsieur, pour posséder, si jeune encore, un pareil savoir, vous avez donc été nourri dès votre enfance dans les bibliothèques ! – s’écrie ingénument le libraire, sentant d’ailleurs redoubler l’intérêt que lui inspirait Wolfrang en découvrant en lui un bibliophile. – Il n’est pas cent personnes à Paris qui sachent seulement l’existence de ces éditions qui vous sont si familières.

— Vous attachez trop d’importance à mon petit mérite, – répond Wolfrang, souriant avec modestie ; – mais, franchement, si vous aviez découvert, par hasard, quelqu’une des raretés dont les bibliophiles se montrent cent fois plus jaloux que l’avare ne l’est de ses écus, voyons, est-ce qu’à ce sujet… mais à ce sujet seulement, bien entendu… vous ne seriez pas d’un égoïsme tant soit peu féroce… ainsi que vous en conveniez tout à l’heure ?

— Je vais, monsieur, vous paraître bien orgueilleux, – dit M. Lambert, – mais vous faites appel à ma sincérité, je réponds à cet appel.

— Sans doute.

— Eh bien, je compte dans ma carrière de bibliophile un trait admirable, mais seulement admirable à notre point de vue à nous autres… car vous êtes des nôtres, monsieur Wolfrang, je n’en saurais douter maintenant, et je m’en félicite.

— C’est trop d’honneur pour moi ; mais le trait dont vous parlez ?

— Le voici : il y a dix ans de cela, furetant la boutique d’un pauvre marchand de bric-à-brac du quartier du Marais, qui, entre autres choses, vendait des parchemins à la livre, je découvre au milieu d’un tas de bouquins un exemplaire de la Bible de Soncino que vous citiez tout à l’heure ; jugez de mon émotion ! Non seulement ma trouvaille pouvait s’évaluer à sept ou-huit mille francs, détail secondaire, mais l’exemplaire, point capital, était, selon moi, unique en France, monsieur Wolfrang, unique en France !

— À ce souvenir, votre regard s’illumine encore, monsieur Lambert ; ah ! vous avez le feu sacré !

— Ce souvenir me rappelle, en effet, ma jeunesse ; j’étais alors dans toute l’effervescence de notre passion commune. Je demande au marchand de bric-à-brac combien il veut vendre cette Bible, il me répond : – quatre francs cinquante centimes.

— Ce sont de ces jours qui marquent dans la vie, n’est-ce pas, monsieur Lambert ?

— Ce sont les jours de gloire d’un bibliophile. Je paie donc les quatre francs cinquante centimes, et je prie le marchand de garder chez lui le livre jusqu’à mon retour ; j’étais pauvre, et petit libraire alors ; je cours chez mon escompteur pour le prier de m’avancer sept mille francs sur ma signature, afin de pouvoir acheter cette Bible.

— Pardon ! vous l’aviez, ce me semble, achetée quatre francs…

— Je l’avais payée, afin que le marchand ne la vendit à personne ; mais je me serais conduit comme un fripon en n’éclairant pas plus tard le pauvre homme sur la valeur réelle d’un livre qu’il me laissait pour moins de cent sous, et que je savais valoir, au plus bas prix, sept à huit mille francs, – répond simplement M. Lambert. – Accepter ce marché, eût été, de ma part, presqu’un vol !

— Ah ! monsieur, vous pouvez à bon droit vous vanter de ce trait de délicatesse bien rare, et…

— Comment ! vous croyez que c’est cela dont je me vante, monsieur Wolfrang ? N’avoir pas abusé de l’ignorance de ce marchand, afin de le larronner ! Allons, vous vous moquez !

— Mais ce trait… selon vous admirable… au point de vue d’un bibliophile ?

— Ce trait… modestie à part… le voici ; j’étais allé chez mon banquier dans l’espoir qu’il m’avancerait la somme nécessaire à l’acquisition de cette Bible de Soncino, il refuse… En lui était mon unique espoir, car je ne jouissais ailleurs d’aucun crédit. J’eus alors, je le confesse, une tentation odieuse, celle de ne pas retourner chez le marchand, de lui laisser mon argent et la Bible, le sachant assez honnête homme pour être incapable de vendre à personne le livre qui désormais m’appartenait. « Ainsi, ce trésor restera enfoui ; il m’échappe, mais il ne sera possédé par personne, » – disais-je, – avec cet égoïsme féroce auquel vous faisiez tout à l’heure allusion, monsieur. Mais bientôt la voix de la conscience se fit entendre, je me reprochai de vouloir ainsi frustrer ce brave homme d’une petite fortune, et soustraire à l’admiration des bibliophiles l’un des plus précieux spécimens de l’art typographique au quinzième siècle. J’allai à la Bibliothèque royale, je connaissais l’un de ses conservateurs chargé de l’acquisition des livres précieux, je l’instruisis de ma découverte, ajoutant que le propriétaire de cette Bible n’en ignorait pas la valeur. Je la fis, en effet, connaître au marchand. Il me rendit les quatre francs cinquante centimes que je lui avais remis. La Bibliothèque royale paya la Bible de Soncino sept mille cinq cents francs, et j’eus l’orgueilleuse satisfaction de penser que, grâce à moi, la France conservait ce trésor bibliographique.

— Et plus tard, un trésor de beauté, de grâce et de candeur devait vous récompenser de tant de délicatesse et d’un si grand sacrifice à la science, monsieur Lambert, – dit soudain la voix de Sylvia, depuis quelques moments silencieuse, et, ainsi que Francine Lambert, attentive à l’entretien de Wolfrang et du libraire. – Et maintenant, – ajoute Sylvia, – je ne m’étonne plus de l’émotion de votre aimable compagne, lorsqu’elle me disait : – Ah ! madame, c’est un cœur d’or que celui de mon mari !

— Vous nous écoutiez, j’en suis ravi ! – répond Wolfrang en se rapprochant de la causeuse où sont assises les deux jeunes femmes. – Avouez que ce qui surpasse peut-être encore la délicatesse exquise de cet acte, c’est la touchante modestie avec laquelle M. Lambert la raconte.

— Et le croiriez-vous, madame ? cet acte si honorable pour mon mari, je l’ignorais aussi, moi ! – ajoute naïvement Francine, toute glorieuse des louanges accordées au libraire. – Mais, en revanche, je sais d’autres actions de lui encore plus belles que celles-là ; oui, madame, encore plus belles que celle-là ; et si je vous racontais comment j’ai…

— Ma chère enfant… de grâce ! – dit M. Lambert en interrompant sa femme avec un accent de douce et paternelle autorité, – n’abusons pas de la bienveillance que monsieur et madame veulent bien nous témoigner.

— Je me tais, – mon ami… – dit Francine en rougissant et baissant les yeux ; – pardon, madame !

— Fi ! monsieur, vous la troublez, vous la rendez confuse, cette chère madame Lambert, – reprend Sylvia.

Et s’adressant gaiement à Francine :

— Il faut vous soustraire à cette tyrannie insupportable ! Venez un matin chez moi, et alors vous me direz sans contrainte tout le bien que vous pensez de ce méchant homme, ou plutôt, comme vos occupations peuvent vous retenir à votre magasin, et que moi je dispose librement de mon temps, j’irai vous trouver ; soyez tranquille, nous médirons à cœur-joie de ce vilain M. Lambert. Quoi ! il commet parfois, en sournois, les actions les plus nobles, les plus touchantes, et cet hypocrite ne veut pas souffrir qu’on le démasque ! Eh bien ! nous nous révoltons et nous le démasquerons, n’est-ce pas ?

— Oh ! oui, madame, quant à cela, je suis bien résolue à me révolter, – répond gaiement Francine, subissant de plus en plus le charme de Sylvia, et se sentant près d’elle tout à fait en confiance.

Puis s’adressant au libraire :

— Tu entends, mon ami, tu n’ignoreras pas du moins le complot ?

— En effet, chère enfant, il existe ici un complot, – répond M. Lambert à la fois souriant et ému ; – monsieur et madame Wolfrang ont comploté de s’affectionner, en quelques instants, par leur affabilité charmante, un pauvre bouquiniste et sa femme ; en un mot, de leur rendre aussi agréable que possible cette soirée, que nous redoutions fort, dans notre inexpérience du grand monde, et ma foi !… le complot a réussi au-delà de toute espérance.

Puis le libraire ajoute sérieusement :

— Ma chère Francine, remercions le hasard qui nous a fait connaître monsieur et madame Wolfrang.

— Le dieu Hasard recevra aussi nos remercîments, mon cher monsieur Lambert, – reprend Wolfrang, – car, je vous le dis en toute sincérité, Sylvia et moi, nous sommes enchantés de la circonstance qui nous rapproche ; nos relations deviendront suivies, laissez-moi le croire… Puis, je suis un peu votre confrère indigne, en bibliomanie…

— Indigne ! Ah ! monsieur, si j’en juge d’après le spécimen de votre savoir, vous pouvez rivaliser avec tous les libraires de la vieille roche, – répond ingénument M. Lambert, – et si vous m’honorez d’une visite, je soumettrai à votre appréciation quelques exemplaires hors ligne, soit dit sans vanité.

L’un des valets de chambre annonce en ce moment et successivement :

— Monsieur et madame Borel !

— Monsieur Alexis Borel !

— Monsieur de Saint-Prosper !

Sylvia s’étant levée de la causeuse, afin d’aller recevoir madame Borel, le libraire fait un signe à sa femme et se dispose à quitter le salon, mais Wolfrang devinant l’intention de M. Lambert :

— De grâce ! ne nous quittez pas encore, madame Lambert sera, j’en suis certain, ravie d’entendre mademoiselle Antonia Jourdan.

— Oh ! sans doute, monsieur, – répond Francine.

Mais soudain la jeune femme devient pourpre, s’interrompt, et, songeant à M. de Luxeuil, elle répond, osant à peine jeter les yeux sur son mari :

— Cependant… il est… déjà tard, et…

— Ah ! madame, il est à peine neuf heures et demie, reprend Wolfrang ; et, afin de vous décider peut-être à rester, j’ajouterai que Sylvia chantera ce soir, et que vous ne regretterez pas, je l’espère, de nous avoir accordé quelques instants de plus.

— Il nous est impossible de résister à une si aimable insistance, – répond le libraire ; – nous resterons donc, monsieur Wolfrang, et nous ferons de plus une action charitable, ajoute M. Lambert en souriant : – nous irons tenir un peu compagnie à ce pauvre M. Dubousquet qui, par sauvagerie, reste dans la bibliothèque, sur laquelle maintenant je serais curieux de jeter un coup d’œil ; ceci… rend un peu moins méritoire mon action envers notre voisin.

Le valet de chambre annonce en ce moment :

— Monsieur de Luxeuil !

À ce nom, madame Lambert tressaille, rougit d’abord ; puis, pâlissant légèrement, elle dit au libraire d’une voix altérée, en se dirigeant vers la bibliothèque :

— Viens, mon ami, allons tenir compagnie à ce pauvre M. Dubousquet.

M. Lambert n’a pas remarqué la soudaine émotion de Francine ; il entre avec elle dans la bibliothèque, tandis que Wolfrang va rejoindre Sylvia, afin de l’aider à faire aux nouveaux arrivants les honneurs du salon.

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