XVI

M. et madame Borel, leur fils Alexis, M. de Saint-Prosper et M. de Luxeuil ont été, à leur entrée dans le salon, accueillis de la façon la plus courtoise par Wolfrang et par Sylvia, auprès de qui est assise la femme du banquier. Celui-ci et son fils ont pris place sur des chaises, à côté l’un de l’autre, non loin de M. de Saint-Prosper, le fondateur de l’œuvre d’alimentation pour la première enfance.

M. de Luxeuil, après avoir été saluer la maîtresse de la maison, jette un regard curieux vers la bibliothèque, où il a vu entrer précipitamment madame Lambert dès qu’il a été annoncé dans le salon.

La tâche de Sylvia et de Wolfrang est difficile et lourde ; il leur faut engager et nouer un entretien général entre des personnes complétement étrangères les unes aux autres, et auxquelles ils sont tous deux inconnus.

Wolfrang, debout et adossé à la cheminée, sur le marbre de laquelle il prend l’un des journaux du soir, paraissant à cette époque, et dit au banquier :

— Monsieur Borel a-t-il lu le Messager de ce soir ?

M. BOREL. – Non, monsieur.

WOLFRANG. – Et vous, monsieur de Saint-Prosper, avez-vous lu ce journal ?

M. DE SAINT-PROSPER. – Non, monsieur.

WOLFRANG. – Et vous, monsieur de Luxeuil ?

M. DE LUXEUIL. – Pas davantage.

MADAME BOREL. – Qu’y a-t-il donc, monsieur, de si intéressant dans ce journal ?

WOLFRANG. – Un juste hommage rendu à ces trois messieurs que je viens d’avoir l’honneur de nommer, madame, et cet hommage s’étend aussi à vous.

MADAME BOREL, surprise. – À moi ? de grâce, expliquez-vous, monsieur.

WOLFRANG. – Me permettez-vous, madame, de lire le passage auquel je fais allusion ?

MADAME BOREL. – Certainement, monsieur.

WOLFRANG, lisant. – « Aujourd’hui a eu lieu au ministère des finances l’ouverture des soumissions cachetées déposées par les maisons de banque qui désiraient se rendre adjudicataires de l’emprunt ouvert par le Gouvernement. La maison Borel et fils, de Lyon, ayant offert les conditions les plus avantageuses à l’État, a été déclarée adjudicataire de l’emprunt. »

M. BOREL. – En effet, monsieur, mais…

WOLFRANG. – Mille pardons de vous interrompre, monsieur. Ces quelques lignes n’ont rapport qu’au fait, et je tiens surtout à lire les commentaires. (Wolfrang, lisant.) « Nous nous félicitons de voir la maison Borel et fils adjudicataire de cet emprunt considérable ; le chef de cette maison doit son immense fortune à sa haute intelligence des affaires, et, chose rare de notre temps, la délicatesse scrupuleuse, ombrageuse même dont il a toujours fait preuve…

M. BOREL, confus. – De grâce, monsieur, l’exagération de ces louanges…

SYLVIA, à madame Borel. – Pourquoi faut-il donc, madame, que le mérite le plus éminent manque toujours de cette assurance de soi-même qui, jamais, ne manque à la nullité ou au ridicule ? Pourquoi faut-il que des personnes ordinairement équitables comme M. Borel, deviennent soudain d’une iniquité flagrante lorsqu’il s’agit de rendre justice à qui ? à elles-mêmes.

MADAME BOREL, souriant, et à son mari. – Mon ami, vous entendez madame ? J’ajouterai, qu’au risque de vous déplaire, je partage tout à fait son avis…

ALEXIS BOREL. – Et je me joins à madame et à ma mère pour prier M. Wolfrang de continuer la lecture de cet article.

M. DE LUXEUIL. – Je demande aussi la continuation de la lecture (à part) afin que l’on arrive plus tôt à l’article qui me concerne. Que diable peut-on dire de moi dans ce journal ? Après tout, ce ne peut être que très-flatteur ; aussi je voudrais que cette petite Lambert fût présente et entendit la chose : cela lui monterait la tête encore davantage. (Regardant Sylvia.) Décidément, madame Wolfrang… est ce que j’ai rencontré au monde de plus ravissant. (Réfléchissant et se rengorgeant dans sa cravate.) On verra, on verra !

M. DE SAINT-PROSPER, à M. Borel – Ah ! monsieur, combien je suis heureux d’être le colocataire d’un homme tel que vous.

M. BOREL, confus. – Monsieur, en vérité…

M. DE SAINT-PROSPER, à part. – Quel souscripteur pour mon œuvre, que ce millionnaire !

WOLFRANG. – Puisque ces dames le désirent, je continue. (Lisant.) « Et, chose rare de notre temps, la délicatesse de M. Borel, scrupuleuse, ombrageuse même, dont il a toujours fait preuve dans ses opérations financières, est devenue proverbiale à Lyon. » Ajoutons enfin que M. Borel fait le plus généreux usage de sa fortune, et, pour peindre en un mot et d’un trait la digne compagne de M. Borel, nous dirons que les classes pauvres de Lyon l’ont surnommée : la bonne dame de charité. Ce surnom… »

MADAME BOREL, rougissant. – Monsieur, je vous en supplie…

SYLVIA, gaiement, à M. Borel – Voici, monsieur, le moment de vous venger !

M. BOREL, souriant. – Sans doute, et j’insiste à mon tour, afin que M. Wolfrang veuille bien achever la lecture de cet article.

ALEXIS BOREL. – Mon père fait ainsi le brave, parce qu’il n’a plus rien à craindre.

M. DE SAINT-PROSPER, avec enthousiasme. – La bonne dame de charité ! Ce surnom dit toute une vie de dévoûment à l’infortune ! (À madame Borel.) Ah ! madame ! ces pauvres gens dont vous êtes l’ange consolateur, s’acquittent envers vous en vous donnant tout ce qu’ils possèdent : leur cœur.

MADAME BOREL. – Aussi, monsieur, suis-je payée au centuple du peu que je fais pour eux par leur reconnaissance !

M. DE SAINT-PROSPER, à part. – Quelle succulente patronnesse pour mon œuvre !

M. DE LUXEUIL, à part. – Décidément, madame Wolfrang me fait l’œil ; voilà deux fois qu’elle me regarde… d’une manière… Quel dommage que la petite Lambert ne soit pas là ! Une pointe de jalousie serait pour elle un fier coup d’éperon et avancerait sérieusement mes affaires. J’irai tout à l’heure la chercher.

WOLFRANG, à madame Borel – Allons, madame, il faut vous résigner. (Il lit.) « … Et pour peindre en un mot et d’un trait, la digne compagne de M. Borel… »

MADAME BOREL. – Pardon, monsieur, vous avez déjà lu cela.

SYLVIA. – Que voulez-vous, madame, Wolfrang agit un peu comme ceux dont vous êtes la providence : il se plaît à répéter le bien que vous faites.

MADAME BOREL, demi-souriante et émue. – Tenez, madame, vous êtes très-dangereuse… vous finiriez par me faire aimer la louange ; je suis maintenant aux regrets d’avoir interrompu M. Wolfrang ; cela ne m’arrivera plus, et je le prie d’achever sa lecture.

ALEXIS BOREL, bas à son père, – Quel bon goût, quelle bonne grâce dans les moindres paroles de madame Wolfrang ! Quelle délicieuse jeune femme !

M. BOREL, bas à son fils. – Un ange ! un ange ! elle a dit à ta mère quelques mots dont j’ai été bien touché.

WOLFRANG. – Certain de ne pas être interrompu cette fois, je reprends et j’achève. (Il lit.) « … Et pour peindre en un mot et d’un trait la digne compagne de M. Borel, nous dirons que les classes pauvres de Lyon l’ont surnommée la bonne dame de charité. Ce surnom est plus que justifié, non seulement par les aumônes considérables que distribue madame Borel, mais surtout par l’assistance toute morale, par les consolations, par les conseils, par les encouragements qu’elle prodigue avec une sollicitude infatigable à ceux qu’elle secourt si généreusement. »

À ce moment, Sylvia, douée de trop de tact pour réitérer des louanges qui embarrasseraient madame Borel, la regarde avec attendrissement, et par un geste d’une soudaineté charmante, lui prend la main et la lui serre affectueusement. Cette nouvelle et discrète preuve de sympathie touche vivement la femme du banquier ; elle répond à la cordiale étreinte de la main de Sylvia.

Ce silencieux épisode, remarqué seulement d’Alexis Borel, n’a pas interrompu la lecture du journal que Wolfrang a ainsi terminée :

« Somme toute, en ces temps où l’on voit un si grand nombre de fortunes financières acquises par des moyens scandaleux, ou dont la source est souvent si impure, on est heureux de pouvoir citer l’exemple d’un homme qui ne doit ses richesses qu’à son intelligence, qu’à son travail, rehaussés, dignifiés par une éclatante probité. Tel est le chef de la maison de banque Borel et fils ; et tous ceux qui ont eu quelques relations avec cette maison savent que M. Alexis Borel est digne, à tous égards, de porter le nom de son père, nom si honorable et si universellement honoré. »

SYLVIA, très-gracieusement à Alexis Borel, qui a rougi de modestie. – Rassurez-vous, monsieur, nous ne commenterons pas la fin de cet article en ce qui vous concerne. N’a-t-il pas tout dit, en affirmant que vous étiez digne de porter le nom de monsieur votre père.

M. DE LUXEUIL, à part. – Elle est fièrement coquette, cette madame Wolfrang ! Elle me lance des œillades assassines, et elle débite des m’amours à ce petit jeune homme. Mais, décidément, je n’ai rien vu au monde de plus complet, de plus étourdissant que la beauté de madame Wolfrang, et je suis connaisseur ! Quel bras ! quelle main ! quel pied ! quelle taille ! quelle peau ! quelles dents ! quels yeux ! quels cheveux ! Enfin, elle a de la race jusqu’au bout des ongles, et fait en très-grande dame les honneurs de son salon. Cette conquête est digne de moi, et, grâce à la petite madame Lambert, je jouerai ici ce soir double jeu.

Pendant cet aparté du jeune beau, Wolfrang, s’adressant à madame Borel et à Sylvia, leur a dit :

— Ah ! mesdames, si ces têtus d’Athéniens avaient écouté les conseils de Xénophon, pourtant !

MADAME BOREL, ébahie, puis souriant. – Les Athéniens ? Xénophon ? et à quel propos ?

WOLFRANG. – À propos de la maison de banque de M. Borel.

M. BOREL, gaiement. – Et quel rapport, je vous prie, monsieur, peut-il exister entre ma maison, les Athéniens et Xénophon ?

M. DE LUXEUIL, enchanté du bon mot qu’il va dire, et montrant ses dents magnifiques. – Fameux cheval de course que Xénophon ! il a gagné le prix du Derby en 1829 ; il était fils de…

WOLFRANG. – Fils de sir Ralph par Incantator, et d’Ophelia par Ellen-Mare, et il appartenait à lord Yarborough ; mais ce n’est point précisément le même Xénophon dont j’avais l’honneur de parler à M. Borel.

M. DE LUXEUIL. – Je sais bien ; c’était une plaisanterie, mon cher monsieur. (À part.) Peste ! M. Wolfrang possède son Stud-Book sur le bout du doigt. Oh ! c’est un sportman ; évidemment c’est un véritable sportman.

ALEXIS BOREL, à part, regardant M. de Luxeuil. – Ce grand fat m’est insupportable. Quelle suffisance ! quel aplomb !

M. BOREL, à Wolfrang. – Vous avez, monsieur, piqué vivement notre curiosité au sujet de Xénophon et de ma maison de banque. (Gaiement). Nous vous sommons de satisfaire notre curiosité.

MADAME BOREL. – Sans doute ; il y aurait sans cela, monsieur, cruauté de votre part.

WOLFRANG, riant. – Il y aurait au contraire de ma part générosité à me taire, madame, à vous épargner ce qu’il y a de plus ennuyeux, de plus pesant au monde pour ceux qui la reçoivent, et de plus ridicule pour celui qui prétend la donner, à savoir, une manière de leçon d’histoire !

SYLVIA. – Il n’importe, Wolfrang, ce sera la punition de votre échappée au sujet de Xénophon, des Athéniens, que sais-je ?

WOLFRANG. – Soit, pour ma punition, et elle est cruelle… je vous ennuierai, mesdames. Vous savez qu’il n’existait pas de maisons de banque, ni chez les Romains, ni chez les Grecs ; ils déposaient leur argent, soit au temple de Delphes, soit à celui d’Olympie, sous la garde des prêtres de ces temples.

MADAME BOREL. – J’ignorais complétement ces faits historiques, monsieur, et je suis enchantée de les apprendre.

M. BOREL, très-attentif. – Et moi donc ! Ceci est pour moi, en ma qualité de financier, d’un extrême intérêt…

M. DE SAINT-PROSPER, à part. – Il paraît que M. Wolfrang est un savant en us.

WOLFRANG. – Or, le génie de Xénophon, ayant deviné l’immense levier que devait offrir l’établissement de ces maisons de banque dont M. Borel est, à cette heure, l’un des plus honorables représentants, comprenait déjà parfaitement, à cette époque, ce qui est aujourd’hui élémentaire en finances : « Que la banque de dépôt donne des billets et reçoit de l’argent, tandis que la banque d’escompte ou de circulation donne de l’argent et reçoit des billets. »

M. BOREL. – L’on ne saurait mieux préciser la question. (Bas, à son fils.) Il est étonnant qu’un homme du plus grand monde, à en juger par ses manières, se soit à ce point occupé de la science financière depuis l’antiquité jusqu’à nos jours.

WOLFRANG. – Xénophon proposa donc aux Athéniens de fonder une banque dont le capital eut été fourni par souscription ; l’idée fut accueillie avec enthousiasme, mais les prêtres du temple de Delphes, jusqu’alors seuls gardiens des dépôts d’argent, qu’il leur eût fallu remettre en d’autres mains, trouvèrent l’invention financière fort impertinente ; la déclarèrent audacieuse, subversive et impie au premier chef ; menacèrent les Athéniens de la colère des dieux s’ils s’avisaient d’écouter les conseils de Xénophon. Les imposteurs prévalurent sur l’homme de génie ; ses grands desseins avortèrent ; de sorte que, sans la jalouse cupidité de ces prêtres, la face du monde aurait changé depuis des milliers d’années, puisque des maisons de banque pareilles à celle de M. Borel, fonctionnant dès cette époque si reculée, auraient centuplé la production, l’industrie, le commerce, la richesse des états, grâce à la toute-puissance du crédit. Le crédit, selon moi, assure aux nations modernes sur l’antiquité, la même supériorité que l’usage des armes à feu donnait autrefois aux Européens sur les sauvages.

M. BOREL, enthousiasmé. – Monsieur, cet admirable axiome devrait être inscrit en lettres d’or au fronton de la Bourse ! car cet axiome résume la science financière.

WOLFRANG. – Malheureusement, il a été trop longtemps inconnu. Aussi n’est-ce qu’au moyen-âge, en 1171, je crois, que fut fondée à Venise la première banque de dépôt ; puis vint celle de Barcelone en 1349. Mais, pardon, mesdames, mille pardons, c’est assez, c’est déjà beaucoup trop d’érudition ; ma seule excuse est dans mon désir de convaincre M. Borel que je suis assez heureux pour apprécier à leur valeur les immenses services rendus aux États par une profession où il a conquis un rang si élevé.

MADAME BOREL. – Croyez-moi, monsieur, je vous suis très-reconnaissante de m’avoir fait, pour ainsi dire, en quelques mots, comprendre la haute importance de la profession de mon mari et de mon fils.

M. BOREL, à Wolfrang – Mais, monsieur, vous avez donc fait une étude spéciale de la science financière ?

M. DE SAINT-PROSPER. – Évidemment, M. Wolfrang est un profond économiste, et son savoir…

WOLFRANG. – Mon savoir, si j’avais le bonheur de posséder quelque savoir, je l’échangerais de grand cœur contre l’esprit si généreusement pratique dont vous avez fait preuve dans votre touchante fondation, monsieur de Saint-Prosper. Ce journal rend à votre œuvre un juste hommage. Ces dames, je n’en doute pas, partageront mes sentiments lorsqu’elles auront entendu ce qui suit. (Il s’apprête à lire.) Veuillez écouter, mesdames.

M. DE LUXEUIL. – Permettez-moi, monsieur, de vous interrompre ; nous agissons, je le déclare, en affreux égoïstes ! (Il rit et montre ses belles dents.) Nous parlons de bonnes œuvres, et nous n’avons pas la moindre charité…

SYLVIA. – Vraiment ! Et comment cela, monsieur ?

M. DE LUXEUIL, à part. – Quel regard !… elle est pincée. (Haut.) Nous nous promettons un grand plaisir d’entendre lire l’article de journal relatif à M. de Saint-Prosper, et M. et madame Lambert, que j’ai vus tout à l’heure entrer dans le salon voisin, seront étrangers à cette lecture ; je vais donc les chercher. (À Sylvia, d’un air vainqueur.) J’espère, madame, que moi aussi je suis un fameux philanthrope dans mon genre ?

SYLVIA, (souriant.) – Je me plais, monsieur, à vous croire parfait en tout genre.

M. DE LUXEUIL, à part. Elle m’agace ; décidément, elle en tient. (Haut.) Je vais donc, madame, remplir mon rôle philanthropique, et vous amener M. et madame Lambert. (Il entre dans la bibliothèque.)

ALEXIS BOREL, à part. Il est impossible d’être plus sot et plus impertinent que ce monsieur ; il regarde à chaque instant madame Wolfrang avec une effronterie sans pareille, et dont je rougis pour lui.

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