XVII

M. de Luxeuil sort de la bibliothèque, donnant galamment le bras à Francine Lambert. Confuse et tremblante, elle rougit beaucoup. Sans remarquer l’émotion qu’elle s’efforce de dissimuler, M. Lambert est contrarié d’avoir été distrait de l’examen de quelques livres curieux, faisant partie de la bibliothèque.

M. de Luxeuil s’empresse d’offrir à madame Lambert un fauteuil ; elle y prend place presque machinalement, tant elle est troublée. Ce siége est assez éloigné de la causeuse où sont assises madame Borel et Sylvia, pour que Francine, selon le calcul du jeune beau, puisse être témoin du manége qu’il médite.

Le libraire s’assied à côté d’Alexis Borel.

SYLVIA, à madame Lambert. – Nous rendons grâce, chère madame, à M. de Luxeuil, qui a eu la bonne pensée d’aller vous enlever à votre solitude, ainsi que M. Lambert.

MADAME LAMBERT, embarrassée. – Madame…

M. DE LUXEUIL, approchant du dossier de la causeuse une chaise basse, s’assied de façon à être très-près de Sylvia, qui lui tourne à demi le dos, et à laquelle il s’adresse de plus en plus d’un air conquérant. – J’ai été sur le point de vous appeler tout à l’heure à mon aide, madame.

SYLVIA. – Et à quel sujet, monsieur ?

M. DE LUXEUIL. – J’ai déterminé, sans trop de peine, M. et madame Lambert à venir nous rejoindre ici. Mais j’ai échoué, outrageusement échoué dans mes tentatives toujours philanthropiques auprès de ce digne monsieur qui a son chien sous sa chaise. Il eût fallu, pour vaincre la résistance de cet obstiné, votre présence à vous, madame (riant, et montrant ses belles dents) ; à vous, qui devez pouvoir tout ce que vous voulez.

SYLVIA, malignement. – Ah ! monsieur, si j’avais ce pouvoir… que de métamorphoses !

M. DE LUXEUIL, riant et montrant ses dents. – Voyons, c’est pour moi que vous dites cela, n’est-ce pas ?

SYLVIA, à madame Borel. – Je vous le demande, madame, ne serait-ce pas grand dommage de métamorphoser M. de Luxeuil !

MADAME BOREL, souriant. – En effet, nous ne pourrions que perdre à ce changement.

M. DE LUXEUIL, très-satisfait, continuant l’exhibition de ses dents, et lançant une œillade à Sylvia. – Je me contenterai donc, madame, de rester tel que je suis, puisque j’ai le bonheur de vous agréer de la sorte.

ALEXIS BOREL, à part. – Cet impudent a pris la réponse de madame Wolfrang pour un compliment.

MADAME LAMBERT, à part, avec une surprise pénible. – Comme M. de Luxeuil parle familièrement à madame Wolfrang ! Comme il la regarde ! Pourquoi est-il donc venu nous chercher alors, puisqu’il ne fait que s’occuper d’elle ?

WOLFRANG. – Maintenant, mesdames, si vous le permettez, je vais lire l’article concernant M. de Saint-Prosper.

M. DE SAINT-PROSPER. – S’il ne s’agissait que de mon humble personnalité, je supplierais M. Wolfrang de passer cet article sous silence ; mais je dois me résigner à l’entendre, parce qu’il traite d’une question que je crois digne de l’intérêt de ces dames ; toutefois, je proteste d’avance contre ce que cet article contient sans doute de beaucoup trop flatteur pour moi.

WOLFRANG. – Or, mesdames, je commence. (M. de Saint-Prosper prend une attitude pleine de modestie ; son coude est appuyé au bras de son fauteuil, son front penché sur sa main, et son regard fixé sur le parquet. – M. Wolfrang lit.) « Nous appelons de nouveau l’attention de nos lecteurs, et surtout de nos lectrices, sur une œuvre dont nous les avons déjà entretenus, et qui nous paraît devoir rendre de signalés services à l’une des classes les plus pauvres et les plus intéressantes de la société.

» L’énoncé seul de cette œuvre en indique la haute importance, et nous la transcrivons ici :

» Œuvre d’alimentation pour la première enfance. Souscription charitable ouverte sous la direction de M. de Saint-Prosper et sous le patronage de mesdames la marquise de Verteuil, la comtesse de Montrichard, – la princesse de Luxen, – lady Harriett Wilson, – la baronne Van Heck, etc., etc. – (Le prix de la cotisation mensuelle sera fixé ultérieurement.)

» Le nom de mesdames les patronnesses, le caractère personnel du fondateur de l’œuvre, prouvent, de prime-abord, combien elle est sérieuse. Quant à son but, dont nous avons déjà parlé dans le courant du mois passé, il est si éminemment philanthropique et d’une exécution si praticable, que plusieurs journaux étrangers, entre autres le Times et le Standard, en Angleterre, la Gazette officielle de Berlin, en Prusse ; le Journal de Vienne, en Autriche ; la Epoca, en Espagne ; Il Cattolico, en Italie, et enfin le Journal de New-York, aux États-Unis d’Amérique, ont spontanément rendu l’hommage le plus éclatant, le plus enthousiaste à l’œuvre de M. de Saint-Prosper ; œuvre qui doit, selon la voix unanime de la presse des deux mondes, placer son fondateur parmi les bienfaiteurs de l’humanité ; car ce grand homme de bien, ainsi que l’on disait au siècle dernier, ne se borne pas à… »

M. DE SAINT-PROSPER. – Monsieur, de grâce, il m’est vraiment impossible, malgré ma précédente résolution, de ne point vous supplier d’interrompre cette lecture.

WOLFRANG. – Ce n’est pas moi, monsieur, qui vous adresse ces louanges, c’est la voix des deux mondes.

SYLVIA, émue. – J’ignore, quels sont les moyens pratiques de votre œuvre, monsieur de Saint-Prosper, mais son but justifie le concert d’éloges qui s’élève en votre faveur. Ah ! monsieur, jouissez, avec un doux orgueil de la plus pure de toutes les gloires ; celle-là ne fait couler que des larmes d’attendrissement et de reconnaissance. Soyez fier, oh ! bien fier, monsieur : votre nom sera béni de toutes les mères.

ALEXIS BOREL, à part, et contemplant Sylvia avec adoration. – Qu’elle est belle ! mon Dieu ! qu’elle est belle et touchante !

M. DE LUXEUIL, à Sylvia, derrière laquelle il est resté assis. – Vous parliez tout à l’heure de métamorphoses ; eh bien, je vous vois d’ici, madame, métamorphosée en dame patronnesse de l’œuvre de M. de Saint-Prosper… et il n’en faut pas davantage pour la mettre à la mode…

MADAME LAMBERT, à part et navrée. – M. de Luxeuil n’a pas quitté des yeux madame Wolfrang ; il lui fait des compliments ; il n’a pas un regard pour moi. Ah ! pourquoi suis-je venue ici ?

M. BOREL, à Wolfrang. – De grâce, monsieur, veuillez continuer cette lecture, dût-elle blesser la modestie de M. de Saint-Prosper.

MADAME BOREL. – Nous avons le plus vif désir de connaître les moyens pratiques de l’alimentation de ces pauvres enfants.

M. LAMBERT, à part, et remarquant l’expression navrante des traits de sa femme. – Qu’a donc Francine ? Elle paraît souffrante.

M. DE SAINT-PROSPER, à Wolfrang. – Monsieur, ne prenez pas la peine de lire la fin de cet article, dont je suis véritablement confus ; et si ces dames le permettent, je vais en quelques mots les instruire de ce qu’elles désirent savoir.

SYLVIA. – À cette condition, et quoiqu’à regret, monsieur, nous consentons à renoncer au plaisir de vous entendre apprécier comme vous méritez qu’on le fasse.

M. DE SAINT-PROSPER, d’une voix douce, pénétrante, et répétant mot pour mot ce que le matin il a dit à Tranquillin à ce sujet. – Il m’a toujours semblé, mesdames, que rien n’était plus touchant ni plus digne d’un tendre intérêt qu’une pauvre petite créature venant au monde, exposée à tant de périls, si frêle, si délicate, qu’il suffit souvent d’un souffle pour la briser. Elle n’a de refuge que le sein maternel, où elle trouve la chaleur et l’existence. Mais souvent, trop souvent, hélas ! qu’arrive-t-il parmi les classes déshéritées ? La misère a tari le sein maternel, source de vie pour l’enfant, et c’est en vain que ses petites lèvres cherchent à aspirer le lait nourricier…

MADAME BOREL. – Ah ! monsieur, rien de plus vrai que votre douloureuse observation. Bien des fois, j’ai été témoin de ce fait désolant : une mère épuisée par les privations, se voyant incapable de nourrir son enfant. Il n’est pas, je crois, au monde, de douleur plus atroce que celle-là pour une femme.

SYLVIA, amèrement. – Et l’on se dit, l’on se croit vraiment très-malheureuse lorsque, revenant du bal, enveloppée de satin et de fourrures, bercée dans son carrosse, l’on s’avoue en frémissant que la toilette de madame une telle… éclipsait la vôtre !…

M. DE SAINT-PROSPER, à Sylvia. – Ce dont vous vous révoltez, madame, n’est pas endurcissement, c’est ignorance de maux dont l’on ne soupçonne pas même l’existence ; ainsi l’on ignore encore qu’une malheureuse mère que la détresse oblige à un travail incessant, est souvent en proie à une fièvre ardente. Alors son sang s’échauffe, ce n’est plus un lait salubre et vivifiant qu’elle donnera à son nouveau né, c’est un lait malsain, presque meurtrier.

MADAME BOREL. – Mon Dieu ! combien sont effrayantes les conséquences de la misère, lorsque l’on sonde cet abîme sans fond !

M. DE SAINT-PROSPER. – Que peut-elle faire, cette mère infortunée ? Quelles perplexités sont les siennes ! Elle sait qu’elle donne à son enfant un lait insalubre, et cependant elle est trop pauvre pour le mettre en nourrice. Essaiera-t-elle d’acheter du lait pour le nourrir ?

WOLFRANG. – Autre source empoisonnée, surtout à Paris.

MADAME BOREL. – Comment cela, monsieur ?

WOLFRANG. – Sans parler des falsifications malsaines qui corrompent le lait et échappent à la surveillance des magistrats, le plus grand nombre des vaches laitières qui appartiennent aux nourrisseurs de Paris chargés de l’approvisionnement de cette ville deviennent phtisiques par suite du régime de stabulation qu’on leur impose. Or, la phtisie se transmettant par ce lait empoisonné aux enfants qui n’ont d’autre nourriture, ils succombent tôt ou tard à une maladie mortelle, aspirée par eux, pour ainsi dire, dès leur naissance.

MADAME BOREL. – Ah ! c’est affreux !

M. DE SAINT-PROSPER, regardant Wolfrang avec un grand étonnement. – Mais, monsieur, vous vous êtes donc aussi occupé de physiologie et de médecine ? Vous avez donc, aussi approfondi la question d’alimentation des enfants ?

WOLFRANG. – Cette question ne saurait être mieux résolue que par vous, monsieur ; il me reste à m’excuser de vous avoir interrompu ; mon seul but était d’apporter une preuve de plus à l’appui de l’excessive importance de votre œuvre.

SYLVIA. – Hélas ! chaque pas que l’on fait dans cette voie douloureuse nous découvre un danger de plus pour ces malheureux enfants. Mais ces dangers, monsieur, comment espérez-vous les conjurer ?

M. DE SAINT-PROSPER. – Par un moyen fort simple peu coûteux, et d’un succès, je le crois, infaillible.

MADAME BOREL. – Et ce moyen ?

M. DE SAINT-PROSPER. – Il est unanimement reconnu par la science ; et, à ce propos, j’invoquerai maintenant l’autorité de M. Wolfrang, dont les savantes connaissances…

WOLFRANG. – De grâce, monsieur, continuez ; nous sommes impatients de vous entendre.

M. DE SAINT-PROSPER. – J’avais donc l’honneur de dire à ces dames qu’il est unanimement reconnu par la science que le lait de chèvre est, de tous, le plus salubre, le plus vivifiant, le plus riche en substance alimentaire ; et, de plus, que la chèvre est l’un des animaux qui demande le moins de soins et se nourrit le plus aisément et le plus économiquement possible…

MADAME BOREL, vivement. – Je comprends ; l’idée est excellente : vous établissez un ou plusieurs dépôts de chèvres dans chaque arrondissement.

M. DE SAINT-PROSPER. – Oui, madame, et, veuillez ne pas sourire de ce détail, car il a sa grande importance, la chèvre, animal grimpant par excellence, montera très-facilement les quatre ou cinq étages des maisons, afin d’aller offrir ses mamelles gonflées de lait à ses petits nourrissons ; l’on voit journellement dans les départements des Alpes, des enfants nourris par des chèvres ; elles se prêtent à cette nutrition, avec une douceur et une intelligence remarquables. Les médecins, consultés par moi, ont été d’avis qu’un enfant pouvait être parfaitement sustenté en tétant quatre fois par jour une chèvre pendant la durée de six à sept minutes, et qu’une chèvre suffirait au moins à l’alimentation de deux enfants. Vous le voyez, mesdames, rien de plus simple et de plus pratique que le moyen que j’indique ; il remédie à ces trois poignantes conséquences de la misère : une mère dont les privations ont tari le sein, – une mère qu’un travail incessant rend maladive et dont le lait vicié devient funeste à son enfant ; – enfin, et ainsi que l’a fait remarquer M. Wolfrang par son observation aussi profonde que savante, une mère trop pauvre pour placer son nouveau-né en nourrice, et ainsi réduite à le sustenter d’un lait presque toujours empoisonné par la phtisie qui se transmet ainsi à ces pauvres petites créatures. Un dernier mot, mesdames : le vif intérêt que vous daignez manifester pour cette fondation me fait espérer que, peut-être, vous voudrez bien me permettre d’inscrire vos noms parmi les dames patronnesses de mon œuvre ?

SYLVIA. – Pouvez-vous en douter, monsieur ? Contribuer à une œuvre pareille, c’est à la fois un devoir, un honneur et un plaisir, (Avec expansion). Merci, monsieur de Saint-Prosper, merci du fond du cœur d’avoir songé à moi pour patronner cette œuvre !

MADAME BOREL. – Je ne puis que répéter les paroles de madame, je ne saurais mieux exprimer ma propre pensée.

M. DE SAINT-PROSPER, d’un ton pénétré. – Je reçois, mesdames, et grâce à vous, ma plus douce, ma plus flatteuse récompense. (Il s’adresse à madame Lambert, profondément absorbée, qui, la tête baissée, le regard fixe, semble étrangère à ce qui se passe autour d’elle.) Puis-je aussi espérer que madame Lambert me permettra de l’inscrire parmi les dames patronnesses ?

M. LAMBERT, à M. de Saint-Prosper. – Monsieur, c’est trop d’honneur pour nous, notre nom est si obscur…

M. DE SAINT-PROSPER. – N’êtes-vous pas, monsieur, l’un des notables commerçants de notre quartier ? Puis j’oserai vous faire remarquer que le caractère même de cette œuvre est justement de fondre toutes les classes sociales dans un fraternel concours à un établissement humanitaire.

M. LAMBERT. – Cette raison, monsieur, doit vaincre mes scrupules, et puisque vous le désirez… (S’adressant à Francine, toujours absorbée). Ma chère amie, vous entendez la demande de M. de Saint-Prosper ?

MADAME LAMBERT, tressaillant à la voix de son mari, et sortant de sa rêverie. – Oui, mon ami.

M. DE LUXEUIL, à part. – Cette petite Lambert est si novice et si gauche, qu’elle finirait par éveiller les soupçons de son mari, car elle ne peut cacher la jalousie que lui causent mes assiduités auprès de Sylvia. L’épreuve a assez duré ; maintenant, passons à sa contre-partie à l’endroit de cette belle Sylvia, que j’ai décidément… empoignée ; un grain de jalousie la piquera et fera merveille.

M. DE SAINT-PROSPER, à Francine qui s’est remise de son trouble. – J’ai l’honneur de vous prier, madame, de me permettre d’inscrire votre nom parmi ceux des dames patronnesses de mon œuvre.

MADAME LAMBERT, interrogeant son mari avec embarras. – Monsieur, je ne sais si…

M. LAMBERT. – Ma chère amie, nous devons, ce me semble, accepter l’offre de monsieur.

MADAME LAMBERT, baissant les yeux. – En ce cas, mon ami, j’accepte.

MADAME BOREL, bas à Sylvia, lui indiquant Francine du regard. – Il est difficile d’être plus jolie que cette jeune femme. Quel air modeste !

SYLVIA, bas. – N’est-ce pas qu’elle est charmante, et que sa candeur égale sa beauté ?

MADAME BOREL, bas. – Elle paraît attristée.

SYLVIA, bas. – Son embarras est grand ; elle a peu l’habitude du monde et vit fort retirée, ainsi que son mari. Ah ! madame, quel excellent cœur que celui de M. Lambert !

MADAME BOREL. – Je le crois sans peine ; écoutez-le.

M. LAMBERT, vient de dire à M. de Saint-Prosper. – Je vous prie, monsieur, de vouloir bien nous inscrire, ma femme et moi, comme souscripteurs d’une somme annuelle de trois cents francs pour rétablissement de votre œuvre. Je regrette de ne pouvoir que faiblement témoigner de la profonde sympathie qu’elle nous inspire.

M. BOREL, tout bas à M. de Saint-Prosper. – Veuillez bien nous compter, ma femme, mon fils et moi comme souscripteurs annuels de la somme de six mille francs.

WOLFRANG, souriant. – Je gage que M. Borel, par un sentiment de parfaite délicatesse que tout le monde appréciera comme moi, dit tout bas le chiffre de sa souscription, parce que ce chiffre est considérable.

M. DE SAINT-PROSPER. – En effet, monsieur, ce chiffre est de…

M. BOREL, vivement à M. de Saint-Prosper. – Monsieur, de grâce, le secret est la seule condition que je mette à ce don.

M. DE SAINT-PROSPER. – Je me tais, monsieur.

ALEXIS BOREL, s’approchant de M. Saint-Prosper, et à demi-voix. – Vous voudrez bien me…

M. BOREL, à son fils. – C’est inutile, mon ami, j’ai souscrit pour toi, pour ta mère et pour moi.

ALEXIS BOREL, souriant. – Tu as souscrit pour la maison Borel et fils, soit, cher père, mais je désire souscrire personnellement. (Bas à Saint-Prosper ). Inscrivez-moi pour douze cents francs par an. (À part, et regardant Sylvia avec émotion). Faire le bien, c’est plaire, j’en suis certain, à cette adorable femme ! Je n’ose m’approcher d’elle, lui parler ! Ah ! que M. de Luxeuil est heureux d’être sot, fat et impudent ; il ose tout, lui !

WOLFRANG, à M. de Saint-Prosper. – Mon homme de confiance, M. Tranquillin, ira demain chez vous, monsieur, vous porter ma souscription.

M. DE LUXEUIL, à part. – Allons, il n’y a pas moyen de reculer, il va falloir s’exécuter, du moins en apparence, car le diable m’emporte si je donne un rouge liard pour ses moutards et ses chèvres ! (Haut). M. de Saint-Prosper, j’aurai le plaisir d’aller me faire inscrire demain, chez vous.

M. LAMBERT. – Nous oublions mon collègue en sauvagerie, notre exilé de la bibliothèque ; il sera, je n’en doute pas, très-heureux aussi de concourir à cette œuvre dont je vais lui faire part.

Le libraire quitte le salon et entre dans la bibliothèque, tandis que M. Wolfrang, M. Borel et Saint-Prosper échangent quelques paroles. – M. de Luxeuil, suivant du regard M. Lambert, se dit : – À merveille ! le mari s’en va ; sa présence me gênait ; cette petite a si peu d’usage ! (Il quitte la place qu’il occupait, assis derrière la causeuse où se tiennent Sylvia et madame Borel, et vient s’asseoir auprès de Francine ; elle tressaille et rougit.)

Alexis Borel y voyant vide la place naguère occupée par M. de Luxeuil, fait un effort sur lui-même, et s’approche timidement de la causeuse, se rassurant quelque peu en songeant qu’il a le prétexte de venir parler à sa mère, assise à côté de Sylvia ; et n’osant lever les yeux sur celle-ci, il dit à madame Borel.

— Quelle touchante idée que celle de M. de Saint-Prosper, n’est-ce pas, ma mère ?

MADAME BOREL, – Très-touchante, mon ami ; en outre, elle est heureusement praticable.

SYLVIA, gracieusement, à Alexis Borel. – Vous ne pouviez prouver plus généreusement que vous ne l’avez fait, monsieur Alexis, l’intérêt que cette œuvre vous inspire.

ALEXIS BOREL, ravi et rougissant. – Madame… c’est… si peu de chose !…

MADAME BOREL, à Sylvia, et souriant. – Je vous avouerai, madame, au risque de passer pour la plus orgueilleuse des mères, qu’Alexis est le meilleur garçon du monde, et si je vous citais de lui, madame, certains traits…

ALEXIS, confus. – Ah ! ma mère, ma mère !…

SYLVIA, gaiement, à madame Borel. – Il est capable de nous fuir pour échapper à vos louanges. (Indiquant du regard au jeune homme la chaise placée derrière la causeuse). Veuillez vous asseoir là, monsieur Alexis ; de la sorte, vous ne nous échapperez pas.

ALEXIS BOREL, s’asseyant, au comble de la joie. – Ah ! madame, que de bontés !

M. DE LUXEUIL, à part. – J’en étais sûr ; mon jeu produit son effet ; la belle Sylvia, jalouse de me voir la quitter pour venir m’occuper de la petite Lambert, fait asseoir auprès d’elle ce petit jeune homme, afin de me piquer à vif. C’est le chassé-croisé traditionnel ; tout va bien !

WOLFRANG, debout, adossé à la cheminée, reprend le journal. – Je vous rappellerai, mesdames, que par un heureux hasard, ce journal du soir s’occupe de plusieurs personnes que j’ai l’honneur d’avoir pour locataires ; ainsi, après avoir mentionné l’emprunt obtenu par M. Borel, la fondation philanthropique de M. de Saint-Prosper, ce journal contient encore deux articles concernant M. de Luxeuil et M. de Francheville, que nous aurons le plaisir de voir ce soir, je l’espère, et à qui, pour ma part, je serrerai la main avec autant de cordialité que de profonde estime, car ce journal cite de M. de Francheville un trait qui l’honore aux yeux des honnêtes gens ; mais, procédons par ordre, et permettez-moi, mesdames, de vous lire l’article relatif à M. de Luxeuil.

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