XXI

Pendant que Tranquillin s’entretient à voix basse avec son maître, la conversation générale reste suspendue. Divers groupes se forment dans le salon.

Sylvia, la duchesse, madame Borel et Antonine causent entre elles.

Francine Lambert, quoique placée près d’elles, ne prend pas part à leur entretien. Elle reste absorbée, se demandant, sans pouvoir deviner cette énigme, comment la duchesse, dont elle a plusieurs fois surpris le regard fixé sur M. de Luxeuil avec une expression dont elle se sentait navrée, a pu cependant le traiter avec un mépris si hautain, et, dans son farouche rigorisme, regretter que les femmes adultères ne fussent point lapidées. – Or, par une contradiction plus apparente que réelle, et quoiqu’elle souffrit cruellement de la jalousie que lui causait M. de Luxeuil, en paraissant s’occuper de ces deux belles dames, Francine eût peut-être non moins souffert dans son amour-propre, si M. de Luxeuil leur avait paru indifférent, car elles auraient ainsi semblé dire : « – Fi ! ce beau garçon ne peut prétendre qu’à tourner la tête d’une boutiquière. »

En d’autres termes, le comble des désirs de Francine Lambert eût été de voir ces deux grandes dames éprises comme elle de M. de Luxeuil, dut-elle d’abord atrocement souffrir de ses galanteries envers ses rivales, à la condition qu’elles lui seraient plus tard sacrifiées, à elle, modeste boutiquière.

La jeune femme fut arrachée à ses réflexions par la voix de son mari, lui disant tout bas :

— Je remarque que depuis une heure environ, vous paraissez plus souffrante, chère enfant ?

— En effet, mon ami, je ne sais si c’est l’embarras ou le malaise que j’éprouve à me trouver pour la première fois de ma vie dans un si grand monde, mais j’ai une violente migraine.

— Voulez-vous que nous nous retirions ?

— Je ferai ce que vous voudrez, mon ami.

— M. et madame Wolfrang nous ont accueillis avec tant de bienveillance qu’ils accepteront nos excuses.

— Sans doute… Mais ce serait peut-être les blesser que de nous en aller avant la fin de la soirée.

— Alors, chère enfant, prenez courage et patience. Voici dix heures ; cette réception ne saurait se prolonger beaucoup maintenant.

— Du reste, si vous le voulez, mon ami, nous partirons…

— Quant à moi, je le désirerais, chère enfant ; je suis encore sous l’impression de cette cruelle découverte au sujet de ce malheureux qui m’intéressait vivement. Juste ciel ! un repris de justice !… Je suis atterré !…

— En ce cas, André, si cela vous contrarie de rester… allons-nous-en.

— Non, tâchez, mon enfant, de prendre encore un peu sur vous, car, malgré votre migraine… nous oublions que mademoiselle Antonine Jourdan et madame Wolfrang doivent chanter : il serait impoli à nous de nous retirer à présent. En attendant le concert, je retourne dans la bibliothèque achever d’examiner quelques livres curieux ; cela me distraira de la tristesse que me cause ce fâcheux événement dont je vous parlais, – répond le libraire, se dirigeant vers la pièce voisine du salon.

Pendant cet entretien de M. Lambert et de Francine, M. de Luxeuil, remarquant que, de la place où elle, est assise, la duchesse della Sorga, sur laquelle il n’a plus levé les yeux, peut l’apercevoir, s’approche du marquis Ottavio, en ce moment isolé, puis, s’adressant à lui avec un embarras simulé :

— Monsieur, permettez-moi de vous adresser une question… peut-être indiscrète.

— Soit, monsieur, – répond sèchement Ottavio, jusqu’alors, surtout, choqué de l’inconvenance des regards que M. de Luxeuil avait d’abord si effrontément jetés sur la duchesse ; – je vous écoute.

— Est-ce qu’il y a environ dix-huit mois, madame la duchesse n’assistait pas aux régates du Havre ?

— Non, monsieur.

— Pardon, vous êtes bien certain que…

— Je vous répète, monsieur, que ma mère ne pouvait assister à une fête au Havre il y a dix-huit mois, puisqu’à cette époque nous habitions encore la Sicile.

— En ce cas, monsieur, la ressemblance est extraordinaire.

— Quelle ressemblance ?

— Celle de madame la duchesse avec une dame dont j’ignorais le nom.

— Enfin, où voulez-vous en venir, monsieur ?

— En deux mots, le voici : J’avais eu l’honneur de causer assez longtemps, pendant ces régates du Havre, avec la personne dont j’ai l’honneur de vous parler, monsieur, me trouvant par hasard placé près d’elle ; aussi, croyant tout à l’heure reconnaître cette dame dans madame votre mère, j’ai pensé pouvoir m’autoriser du précédent auquel je viens de faire allusion, et je me suis permis de parler trop familièrement, je le crains, à madame la duchesse della Sorga. S’il en était ainsi, je vous supplierais, monsieur, d’offrir mes profondes excuses à madame votre mère, et d’avoir la bonté de lui faire connaître la cause de ma regrettable méprise.

— De grand cœur, monsieur, – répond avec la candeur de son âge et de sa loyauté, Ottavio, dupe de l’impudent mensonge de M. de Luxeuil, et heureux de croire que l’on n’avait point osé manquer à sa mère, qu’il idolâtrait autant qu’il la vénérait.

Aussi, plein de foi dans les explications de M. de Luxeuil, après tout, plausibles, Ottavio, d’abord froid et sévère, revint peu à peu à son habituelle bienveillance, car il attribuait et devait attribuer, à la surprise d’une rencontre inattendue, la persistance des regards dont le jeune beau avait d’abord poursuivi la duchesse.

Celle-ci, en causant avec madame Borel et Sylvia, cherchait à deviner l’objet de l’entretien de M. de Luxeuil avec Ottavio ; elle épiait furtivement de sa place, l’expression, les traits de son fils ; aussi, lorsqu’elle les vit peu à peu se détendre et reprendre leur affabilité accoutumée, madame della Sorga fut bientôt sur la voie de ce qui se passait entre les deux jeunes gens ; elle ne douta plus de la réalité, grâce à un regard rapide et expressif que lui lança M. de Luxeuil, profitant de l’inattention d’Ottavio à qui Alexis Borel venait d’adresser la parole.

— J’ai compris, – se dit la duchesse, – M. de Luxeuil, quoique sot, ne manque pas d’une certaine adresse.

Et ce pensant, elle continuait son entretien avec ses voisines, sans que son visage de marbre trahît l’ombre de ses impressions secrètes, car l’hypocrisie de cette femme égalait son audace et sa profonde perversité.

— Monsieur, – avait dit timidement Alexis Borel à Ottavio, en s’approchant de lui, – j’aurais une grâce à vous demander.

— Parlez, monsieur, – répondit Ottavio avec courtoisie, – je suis à vos ordres.

M. de Luxeuil, semblant s’éloigner alors par discrétion, dit à Ottavio en le quittant :

— Vous voudrez bien, monsieur, vous rappeler votre aimable promesse, au sujet de madame votre mère ?

— Je serai trop heureux, monsieur, de la remplir, – répond Ottavio à M. de Luxeuil. Ce dernier s’incline, et, remarquant l’absence du libraire, il va s’asseoir à côté de madame Lambert, en se disant :

— Tout va bien ; je suis fièrement roué ; madame della Sorga m’a compris. Quelles crânes commères que ces Italiennes ! elles vont vite, elles ont raison : c’est toujours la cour préliminaire qu’on leur fait qui compromet les femmes. – Je comprends maintenant la véhémente sortie de la duchesse contre les infortunées coupables d’adultère… qu’elle voudrait, dit-elle, voir lapider… elle déroute ainsi les soupçons… son mari et son benêt de fils la croient d’une vertu sauvage… c’est très-adroit.

M. de Luxeuil s’adressant alors à demi-voix à Francine Lambert, et de façon à n’être entendu que d’elle :

— Quelle algarade vous m’avez attirée de la part de cette insolente duchesse.

— Moi ?

— Parbleu ! ces grandes dames, dès qu’elles entrent dans un salon, se figurent toujours que l’on ne doit s’occuper que d’elles ; aussi, me voyant ne m’occuper que de vous…

— Osez-vous dire cela ? Vous la regardiez constamment ; je vous ai bien vu.

— C’était pour la comparer à vous, bel ange aux yeux bleus. Mais, quelle différence ! combien votre jeune beauté éclipsait sa vieille noblesse. Et puis, je n’ai pas de mérite à vous préférer à elle : je vous aime tant !

— Ah ! si je pouvais vous croire !…

— Je saurais bien vous persuader de mon amour, chère adorée, si, demain, vous m’accordiez ce rendez-vous que…

— Taisez-vous ! éloignez-vous ! elle nous regarde.

En effet, la duchesse della Sorga, tout en continuant, impassible, son entretien avec ses voisines, observait furtivement M. de Luxeuil ; et l’indigne épouse se disait en ce moment :

— À merveille ! afin de dérouter tout à fait les soupçons d’Ottavio, M. de Luxeuil s’occupe de cette petite bourgeoise ; il a du manége, de l’habitude du monde… Serait-il discret ?

Pendant que M. de Luxeuil échangeait quelques paroles avec Francine Lambert, Alexis Borel, après avoir dit à Ottavio qu’il sollicitait de lui une grâce, et reçu du jeune marquis la réponse la plus courtoise, reprit :

— Monsieur, j’ai lu dans les journaux et suivi avec le plus vif intérêt les événements de la révolution sicilienne dans laquelle votre illustre père a joué un rôle admirable par son patriotisme et son courage. Il est resté pour moi le type accompli du grand citoyen, combattant pour la liberté, pour l’indépendance de son pays.

— Ah ! monsieur, – répond Ottavio avec expansion, combien je suis sensible à vos paroles ! Ces éloges, mon père en est digne ; je le dis avec un légitime orgueil filial.

— Eh bien, monsieur, la grâce que je sollicite de vous, c’est d’être présenté à monsieur votre père. Ce serait le meilleur, le plus honorable souvenir de ma vie.

— Ah ! monsieur, – répond Ottavio, – l’un de mes meilleurs souvenirs, à moi, sera de me rappeler avec reconnaissance que mon père, proscrit, a trouvé en France des preuves de sympathie aussi touchantes que la vôtre.

Puis, cherchant des yeux le duc della Sorga, et le voyant causer avec Sylvia, le jeune homme ajoute :

— Dès que mon père aura cessé de s’entretenir avec madame Wolfrang, je m’empresserai de vous présenter à lui.

— Mille remercîments, monsieur, j’attendrai, – répond Alexis Borel, et souriant, il ajoute : – Ne serait-ce pas d’ailleurs une cruauté de distraire M. le duc della Sorga de sa conversation avec madame Wolfrang ?

— Il est vrai. Quelle aimable personne, sans parler de son éblouissante beauté !

— N’est-ce pas, monsieur ! – dit vivement Alexis Borel. – N’est-ce pas que cette dame est ravissante ? Que de bon goût ! que d’esprit !

— Oh ! sans doute ; et puis, s’il faut vous l’avouer, ce qui m’a tout d’abord séduit en elle, c’est son accueil plein de grâce et de déférence pour ma mère.

Et Ottavio, de plus en plus confiant envers Alexis, adolescent de son âge, ajoute avec une adorable expression de tendresse filiale :

— C’est que voyez-vous, j’aime tant ma mère !

— Mieux que personne, je comprends ce sentiment, moi qui aime tant la mienne !

— Elles se valent toutes deux par la bonté, par la charité, a dit madame Wolfrang… – Faire éloge de ma mère, c’est donc faire, j’en suis certain, l’éloge de la vôtre, monsieur Alexis ; aussi, je n’y mets nulle réserve, – ajoute Ottavio en souriant. – Ah ! si vous saviez combien elle est digne de mon amour, de mon respect ! je ressens pour elle une sorte d’idolâtrie ; elle est pour moi la meilleure des mères, et cependant l’élévation de son caractère, ses vertus, m’imposent tellement, que, chez moi, la vénération l’emporte peut-être encore sur la tendresse.

Et au moment où son fils abusé parlait d’elle en ces termes, cette femme, dont la dissimulation égalait la perversité, contemplait à la dérobée M. de Luxeuil. Il s’était un moment éloigné de madame Lambert, mais il venait de se rapprocher d’elle depuis quelques instants et l’entretenait tout bas.

— Eh bien, oui, – répondait la jeune femme d’une voix éteinte, presque inintelligible, – si je le puis… j’irai…

Mais Francine reprend soudain, toujours à voix basse :

— Non… non… jamais… n’y comptez pas !…

Ces diverses conversations séparées, presque simultanées, duraient depuis cinq minutes à peine, pendant que Tranquillin s’entretenait à l’écart avec Wolfrang.

Les accords harmonieux de la sérénade, succédant à son prélude, retentissaient alors dans le jardin de l’hôtel, non loin des fenêtres du salon.

— C’est bien, – reprend Wolfrang à l’intendant. – Vas, et introduis ici ces messieurs.

Tranquillin sort, et son maître, s’adressant à haute voix au duc della Sorga, avec un accent qui attire l’attention générale :

— Monsieur le duc, une députation de proscrits siciliens s’étant tout à l’heure rendue à votre hôtel, afin de vous présenter leurs hommages, au nom de la proscription, en ce jour anniversaire de la révolution de Sicile, et de vous donner une aubade, j’ai pris sur moi, et vous ne me blâmerez pas, j’ose l’espérer, de faire introduire ici vos dignes compagnons d’exil. Les voici.

Share on Twitter Share on Facebook