XXII

La députation de proscrits siciliens est introduite par Tranquillin dans le salon, pendant que les musiciens du dehors font entendre la musique de l’hymne patriotique :

Amour sacré de la patrie !

L’un des proscrits, chargé de porter la parole pour l’émigration, tient à la main un long écrin de maroquin noir qui semble devoir contenir une épée.

Le plus profond silence règne d’abord dans le salon ; tous les personnages se sont levés debout et forment plusieurs groupes.

M. de Luxeuil s’est placé derrière la duchesse della Sorga ; le duc semble profondément ému ; il fait quelques pas au-devant de la députation : l’un des proscrits, tenant l’écrin qui, alors ouvert, laisse apercevoir une épée à fourreau noir et à poignée de fer, d’une simplicité extrême, s’avance vers le duc della Sorga, et lui dit d’un accent pénétré :

« — Monsieur le duc, il y a aujourd’hui un an, la révolution devait éclater en Sicile, à votre voix et à celle de votre frère… Vous et lui étiez l’âme de cette révolution destinée à affranchir notre pays d’un joug odieux. Tendrement unis, vous n’aviez qu’un cœur.

» Les prodiges de patriotisme, l’infatigable activité, l’héroïque dévouement, les sacrifices de toute sorte, dont votre frère et vous, monsieur le duc, avez donné l’exemple pour organiser la résistance, préparer l’insurrection, à quoi bon les rappeler ici ? Ce souvenir est désormais impérissable dans le cœur des patriotes siciliens.

» Mais, hélas ! au moment même où vous et votre frère alliez relever le drapeau de l’indépendance nationale, la révolution était trahie ! La conspiration était dénoncée la veille du jour où elle devait éclater. Les traîtres sont restés ensevelis dans l’ombre de leur crime exécrable !

» Vous et votre frère, surpris pendant la nuit dans la maison d’où devait partir le signal de l’insurrection, vous avez été condamnés à mort, ainsi que tant d’autres de de nos amis. Les échafauds se sont dressés ; grand nombre de patriotes y sont montés ; vous deviez, vous et votre frère, y monter les derniers : lui seul y a porté sa tête.

» Le tyran, sachant votre adoration pour ce frère tant aimé, vous condamnait à survivre à ce martyr si cher à votre tendresse fraternelle.

» Banni de notre terre natale, ainsi que ceux d’entre nous qui ont pu échapper à la mort, vous avez, depuis, vécu dans l’exil : rude et austère école où vos deux fils apprennent à admirer, à vénérer davantage, s’il se peut, la grandeur de vos vertus civiques, qu’ils égaleront un jour.

» Ah ! de ce noble et digne exil, soyez-en consolé, monsieur le duc, si vous pouvez l’être, par l’attachement, par la reconnaissance de vos compatriotes, vos frères d’armes pendant la lutte, vos frères d’infortune après la défaite !

» Ceux qui, dans leur désespérance, défaillaient à la foi de notre sainte cause, vous les avez ranimés, réconfortés par de mâles et patriotiques paroles. Grâce à vous, ils oublient ou ils surmontent les douleurs du présent en songeant à l’avenir.

» Ceux à qui la misère pouvait rendre doublement cruelles les douleurs de la proscription, ont vu leurs besoins prévenus, grâce à votre sollicitude, toujours vigilante et paternelle.

» Ce n’était pas assez la main qui répandait ces bienfaits devait en doubler le prix. (S’adressant à la duchesse della Sorga.) Le modèle des mères et des épouses, voyant dans les proscrits une nouvelle famille, est pour leurs femmes une sœur, pour leurs enfants une mère. Bénie, soyez-vous, madame la duchesse ! (Le visage d’Ottavio se baigne de douces larmes.) Bénie, soyez-vous !

» Et maintenant, monsieur le duc, permettez-moi, au nom de l’émigration sicilienne, de vous offrir, comme gage de son attachement, de sa gratitude, de ses espérances, cette épée ! (Il la présente au duc della Sorga ; celui-ci la prend, s’incline, profondément ému, et la remet à Ottavio.) Cette épée, simple comme votre vie, trempée comme votre âme, et qui, au jour du réveil de la Sicile, nous guidera vaillamment au combat et à la conquête de l’indépendance ! »

LE DUC DELLA SORGA, aux proscrits, d’une voix grave et contenue. – Chers concitoyens, chers compatriotes, vous l’avez dit : l’exil, est une austère et rude école ; elle éprouve le courage, elle éprouve les convictions ; mais, vous l’avez dit aussi : l’exil a ses consolations, et parmi les plus douces, celle de réunir, de fondre en une seule famille, des hommes, jusqu’alors seulement liés par une foi commune. Ah ! croyez-le : de notre famille de proscrits, je m’honore d’être le chef, mes fils s’honorent de compter parmi ses membres, et ces actes dont vous voulez bien témoigner tant de gratitude à ma noble et bien aimée compagne, sont pour elle un devoir sacré. Vous l’avez dit encore : il me fallait survivre à mon frère Pompeo, cette âme de mon âme,(la voix du duc s’altère, les proscrits partagent son émotion) ; l’existence a d’abord été pour moi un supplice, une torture ; j’ai maudit la vie ; puis j’ai songé aux miens, à ma femme, si digne de mon affection et de mon respect, à mes enfants, que je devais consacrer au service de notre cause ; enfin j’ai songé à la patrie, retombée sous le joug qu’elle avait tenté de briser ; alors je n’ai plus maudit l’existence, j’ai senti la nécessité de vivre pour la patrie, pour notre cause, pour les miens et pour venger ta mémoire, ô mon frère ! ô Pompeo, immortel martyr ! Ah ! j’en jure Dieu ! cette épée, forgée dans l’exil, sera brisée, sanglante entre mes mains, ou la Sicile saura reconquérir un jour son indépendance !

Ces paroles, prononcées par le duc della Sorga, avec une chaleureuse énergie, impressionnent vivement les proscrits et les autres personnages, tandis qu’au dehors retentissent les fiers accords des hymnes patriotiques.

Le duc della Sorga s’avance vers ses compagnons d’exil, et leur serrant tour à tour les mains avec effusion, leur dit :

— Adieu et au revoir, chers compatriotes ! Cette soirée restera dans ma pensée, dans mon cœur, comme le plus doux et le plus glorieux souvenir de mon exil.

Le duc prend par le bras l’orateur de la députation, et sort du salon, suivi de ses compagnons d’exil, qu’il désire reconduire jusqu’au perron de l’hôtel.

Pendant cette scène, M. de Luxeuil s’est tenu à quelques pas derrière la duchesse, et voyant Ottavio, les yeux encore baignés de larmes, s’approcher de sa mère, rayonnant de fierté filiale, il lui dit :

— Ah ! monsieur, n’oubliez pas votre promesse ; madame la duchesse, en ce moment surtout, doit être prédisposée à la clémence ; j’ose espérer qu’elle me pardonnera les suites d’une erreur involontaire dont je suis confus et désolé.

— Vous dites vrai, monsieur ; ma mère eût-elle à se plaindre d’un tort réel de votre part, elle l’oublierait en cette circonstance, si glorieuse pour mon père et pour elle. Le bonheur rend si indulgent ! – répond Ottavio ; – je vais faire agréer vos excuses par ma mère.

Ottavio s’approche de la duchesse et lui parle à demi-voix, en lui désignant du regard M. de Luxeuil.

Madame della Sorga semble accueillir les explications de son fils avec l’expression d’une froide condescendance à l’égard du coupable en agitant machinalement son éventail ; puis elle répond aussi à demi-voix :

— Soit ! mon enfant, je ne veux rien te refuser ; je veux croire que ce monsieur est moins impertinent qu’il ne paraît l’être ; son erreur est, après tout, concevable et excusable ; mais il me déplaît souverainement. Néanmoins, puisque tu as compassion de lui…

La duchesse, s’adressant alors à M. de Luxeuil, qui s’est tenu respectueusement à l’écart :

— Un mot, monsieur, je vous prie.

Ottavio s’éloigne pour rejoindre le duc qui rentre en ce moment dans le salon, tandis que, s’adressant à M. de Luxeuil qui s’est approché d’elle et s’incline profondément, la duchesse lui dit sèchement et de façon à pouvoir être entendue de madame Borel et de Sylvia :

— Mon fils vient de m’apprendre, monsieur, que par suite d’une ressemblance assez extraordinaire, vous m’aviez confondue avec une autre personne ; je le crois sans peine. Ce n’est point envers moi ; j’imagine, que vous vous fussiez permis de vous comporter si familièrement ; je veux donc bien, monsieur, agréer vos explications.

Mais pendant que M. de Luxeuil, s’inclinant de nouveau, réitère ses excuses à la duchesse, celle-ci, jouant de son éventail qu’elle porte, à la hauteur de ses lèvres, abrite ainsi quelques mots rapidement jetés à voix basse qui ne peuvent arriver qu’à l’oreille de M. de Luxeuil ; puis elle ajoute tout haut, interrompant d’un mouvement d’éventail le jeune beau qui, sans discontinuer de parler, a parfaitement entendu les paroles murmurées par madame della Sorga : C’est bien, monsieur, je vous engage seulement désormais à vous garder des fausses ressemblances !

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