XXIII

Le duc della Sorga, à sa rentrée dans le salon, a été l’objet de l’attention et du respectueux intérêt de tous les personnages.

Il est bientôt rejoint par Ottavio, qui, lui présentant Alexis Borel, lui dit :

— Mon père, voici l’un de vos plus fervents admirateurs ; cette admiration est une des causes de la vive sympathie que m’inspire déjà M. Alexis.

LE DUC DELLA SORGA, avec affabilité, à Alexis. – Monsieur, je suis toujours heureux de voir des jeunes gens de votre âge prendre vivement à cœur les sentiments patriotiques et élevés : ce sont ces sentiments et non pas moi que vous devez admirer, que vous admirez, permettez-moi de vous le dire. (Tendant la main à Alexis.) Cette généreuse aspiration fait votre éloge.

ALEXIS BOREL, très-ému, prenant avec vénération la main que lui tend le duc. – Ah ! monsieur, toute ma vie, je me souviendrai qu’aujourd’hui j’ai eu l’honneur de toucher la main de l’illustre proscrit, du vaillant défenseur de l’indépendance sicilienne… Un pareil honneur engage, croyez-le, monsieur le duc.

LE DUC DELLA SORGA. – Je sais du moins, monsieur, que vous avez déjà dignement tenu les engagements que vous imposait le nom si vénéré de monsieur votre père. ( À M. Borel, qui s’est approché.) Je suis enchanté que vous m’ayez entendu, monsieur ; car on peut dire une fois de plus : tel père, tel fils…

M. BOREL, souriant et désignant du regard Ottavio. – Oui, monsieur le duc, tel père, tel fils…

WOLFRANG, au duc, d’une voix pénétrée. – Je suis certain d’être l’interprète des personnes ici présentes, monsieur, en vous disant, en leur nom et au mien, que nous vous devons, ainsi qu’à une circonstance bien imprévue, l’une des émotions les plus nobles et les plus touchantes que nous ayons jamais éprouvées. (Murmures et signes d’assentiment général.) Je n’ajouterai rien, monsieur le duc, toute parole serait vaine, après l’hommage si légitime que vous ont rendu, ainsi qu’à madame la duchesse, vos honorables compagnons d’exil.

SYLVIA. – Un mot, un seul. (Souriant.) Oh ! rassurez-vous, monsieur le duc… ce mot est uniquement à notre louange, à nous autres, muets témoins de la noble scène à laquelle nous venons d’assister ; car, la ressentir ainsi que nous l’avons ressentie, c’est prouver que nous sommes dignes d’apprécier comme on doit le faire le héros de cette ovation si méritée. (À la duchesse.) Maintenant, madame, afin de soustraire assurément votre cher exilé à des velléités élogieuses… non satisfaites, et auxquelles, je l’avoue, je céderais peut-être la première… nous ferons un peu de musique, si vous le désirez, madame…

LA DUCHESSE. – Certes, madame ; car j’ai le plus vif désir d’entendre mademoiselle Antonine Jourdan.

WOLFRANG. – Ce désir, nous le partageons tous, et moi surtout ; cependant je proposerai d’ajourner de quelques instants ce plaisir…

LA DUCHESSE. – Pourquoi donc cela, monsieur ?

WOLFRANG. – Par ménagement pour l’amour-propre de Sylvia.

SYLVIA. – Que voulez-vous dire, Wolfrang ?

WOLFRANG. – J’ai promis à M. Lambert que vous chanteriez ce soir. (Souriant.) Vous ne me mettrez pas dans la cruelle position d’avoir ainsi abusé de l’espérance de M. et de madame Lambert ?

SYLVIA. – Je le devrais peut-être, afin de vous punir d’avoir tendu un piége si perfide a nos aimables voisins ; cependant, si ces dames le veulent, je chanterai, en réclamant d’avance leur excessive indulgence.

LA DUCHESSE. – Ah ! madame, en avez-vous besoin !

MADAME BOREL, à Sylvia. – Je ne sais quoi me dit que vous devez chanter à ravir, chère madame.

ANTONINE JOURDAN, à Sylvia. – Je suis de l’avis de madame Borel : vous avez un timbre de voix si pur, si harmonieux ! (Gaiement.) Or, en ma doctorale qualité de maîtresse de chant, je sais que le timbre de la voix est déjà la moitié du talent.

SYLVIA, souriant. – Je crains fort d’en être réduite à cette moitié-là, si toutefois, et j’en doute, elle m’est échue en partage, chère mademoiselle Antonine ; cependant, puisque vous et ces dames le désirez, je chanterai ; mais, afin de me venir en aide, vous m’accompagnerez, Wolfrang : un duo me semblera moins redoutable.

LA DUCHESSE. – M. Wolfrang est donc aussi musicien ?

SYLVIA. – C’est un maestro consommé, et, s’il voulait vous faire entendre, madame, quelques morceaux de son dernier opéra…

WOLFRANG, souriant. – La réputation du maestro consommé s’évanouirait comme un songe ; aussi, afin de la conserver intacte, dans toute sa grandeur… inconnue, je me garderai bien de suivre votre malin conseil, chère Sylvia ; – je me bornerai à vous accompagner, si vous le désirez ; mais, ainsi que je l’ai dit à ces dames, par ménagement pour votre amour-propre, ou plutôt… non, car cet amour-propre-là vous est aussi étranger que tout autre, – mais par calcul pour le plaisir de ces dames… je demanderai à mademoiselle Antonine de nous permettre de chanter avant elle.

ANTONINE JOURDAN. – Et pourquoi donc, monsieur, désirez-vous chanter avant moi ?

WOLFRANG. – Parce qu’il est reconnu par les gourmets les plus délicats, que les vins exquis doivent être toujours réservés pour la fin du repas.

ANTONINE JOURDAN, à Wolfrang. – Ah ! monsieur, prenez garde : ce vin que l’on croit exquis n’est souvent qu’un breuvage ordinaire, et il en est ainsi de mon chant, je vous l’assure.

WOLFRANG. – C’est ce que dirait évidemment le rossignol, son chant devant être pour lui la chose la plus ordinaire du monde ; mais tel n’est pas l’avis de ceux qui ont le bonheur de l’entendre ; nous réserverons donc ses mélodies pour la fin de cette soirée, si vous le permettez, mademoiselle Antonine…

LA DUCHESSE, à part. – Quel esprit original que celui de ce Wolfrang ! Il fait les honneurs de son salon en grand seigneur accompli. On le dit excellent musicien ; quel homme singulièrement doué ! Pourquoi donc m’impose-t-il à ce point, que je craigne de rencontrer ses regards ? Auprès de lui, ce Luxeuil n’est qu’un sot bellâtre ; mais, du moins… celui-ci n’impose point.

ANTONINE JOURDAN, à Sylvia. – Chanter après vous, madame, c’est rendre ma tâche bien difficile ; mais enfin je ferai de mon mieux.

WOLFRANG. – Que désirez-vous chanter, Sylvia ? De la musique allemande ou italienne ?

SYLVIA. – Le goût de ces dames décidera.

LA DUCHESSE. – Puisque vous voulez bien me consulter, madame, je dirai que, quant à moi, en ma qualité d’Italienne, je préfère la musique allemande ; elle a pour nous l’attrait de la nouveauté. (À madame Borel.) Et vous, madame, quelle école préférez-vous ?

MADAME BOREL. – Je vous avoue humblement, madame, que, dans mon ignorance, toute musique me plaît, pourvu qu’elle soit bonne.

SYLVIA. – Nous chanterons donc un duo de l’école allemande.

ANTONINE JOURDAN. – Et moi, je chanterai ainsi quelques morceaux italiens. (À Sylvia.) La comparaison sera pour moi un peu moins dangereuse.

SYLVIA, gaiement. – Vous mériteriez, en retour de cette gracieuse flatterie, une bonne grosse louange, à bout portant, bien vraie, bien méritée, ma chère mademoiselle Antonine ; mais je vous serai indulgente.

WOLFRANG. – Voulez-vous, Sylvia, chanter le duo d’Euryanthe ou celui du Freyschütz, à moins que ces dames ne préfèrent Mozart à Weber ?

LA DUCHESSE. – Je ne connais absolument rien de l’opéra d’Euryanthe, et le seul morceau du Freyschütz que j’aie entendu, est le chœur des chasseurs, devenu si populaire sous le nom du chœur de Robin des Bois, très-sévèrement critiqué, d’ailleurs, par quelques maestri, n’est-il pas vrai, monsieur Wolfrang ?

WOLFRANG. – En effet, madame, les graves docteurs en contrepoint, les émérites éplucheurs de notes, ont magistralement découvert une énormité dans ce fameux chœur. En d’autres termes, le mouvement à deux pour quatre (pardon de ce jargon barbare) devant être, selon la règle immuable, celui d’une contredanse, et la mesure à six huit, celle des airs de chasse, ce Weber, le croirait-on jamais ! a sciemment commis le crime de lèse-routine, en appliquant à son air de chasse du Freyschütz, le mouvement de deux pour quatre !

MADAME BOREL, riant. – C’est monstrueux, en vérité !

WOLFRANG. – Et ce qui rend cette monstruosité doublement scélérate, c’est que le morceau est admirable… Aussi le châtiment ne s’est pas fait attendre ! Un tribunal secret s’est assemblé dans l’ombre des régions académiques…

ANTONINE JOURDAN, gaiement. – Voilà qui devient effrayant.

WOLFRANG. – Et, là, ce Weber, ce fieffé scélérat, cet assassin de la règle, a été condamné à être étranglé avec une corde à violon, et ensuite traîné dans un étui de contrebasse, en manière de claie infamante ; après quoi, les restes de ce grand criminel seraient abandonnés aux vautours de la critique savante !

LA DUCHESSE, souriant. – Le terrible arrêt a-t-il été exécuté ?

WOLFRANG. – Non, madame ; la postérité, qui commence pour Weber, a cassé l’arrêt des docteurs ; mais sérieusement le chœur de Robin des Bois sera toujours considéré comme un chef-d’œuvre, quoiqu’il soit en rébellion ouverte contre toutes les règles. La révolte dans l’art est souvent la protestation du génie contre le despotisme séculaire de la routine ! Ainsi, dans un autre ordre d’idées, la révolte est souvent une généreuse et vaillante protestation de l’indépendance nationale contre un despotisme étranger ! (S’adressant au duc della Sorga.) Ces révoltés-là ont aussi leurs jours d’épreuve ; mais l’admiration des nobles cœurs les console, la patrie un jour les venge, et leur mémoire est immortelle.

SYLVIA, souriant et se levant. – Au piano, Wolfrang ! au piano ! Nous étions tous convenus, afin de ménager la modestie de M. le duc della Sorga, de lui faire grâce de nos éloges ; or, voyez l’inconséquence ! vous, l’ardent ennemi des usurpations, vous usurpez, à notre détriment, un privilége dont nous avions fait à regret le sacrifice. Allons, Wolfrang, au piano ! nous chanterons, puisque ces dames le désirent, le duo d’Euryanthe.

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