XXIX

Le duc della Sorga s’assied auprès de son fils, et, prenant ses mains dans les siennes :

— Cher enfant, te voici plus calme, et en état de m’entendre. Je t’en conjure, ne t’exagère pas la portée des paroles d’Ottavio ; il se sera endormi encore sous l’impression de tes emportements de la veille, et, y rêvant sans doute dans l’agitation de son sommeil, les paroles dont tu as été si douloureusement ému lui seront échappées ; mais, je te le répète, il ne faut pas t’exagérer leur portée.

— Hélas ! elles ne peignent que trop les déchirements de son âme, – reprend Felippe.

Et il ajoute en gémissant :

— Je l’ai rendu si malheureux, qu’il est capable de vouloir se tuer. Ah ! mon père, je suis maudit !

— Mon enfant, tu me désespères ! Réfléchis donc, je t’en conjure, réfléchis donc que le propre des rêves est d’outre-passer toujours la réalité. Notre esprit alors ne nous appartient plus ; il est entraîné aux écarts les plus étranges, les plus fantasques. La vérité sur ce rêve, mon enfant, la voici : Ottavio a été cruellement affecté de votre altercation d’hier au soir ; ce songe est la preuve de ce pénible ressentiment ; mais il y a, grâce à Dieu, un abîme entre ce ressentiment et la résolution, ou seulement même la pensée d’attenter à sa vie. Encore une fois, il rêvait ; son esprit ne lui appartenait plus, et, en s’éveillant, il ne se souviendra peut-être même plus de ce songe funeste.

— Le ciel vous entende, mon père ! le ciel vous entende ! mais, moi, je tremble !

— Est-ce à dire que ces paroles échappées à ton frère durant son sommeil n’ont aucune signification ? Non ! non ! elles prouvent combien il souffre de ta désaffection ; mais, heureusement, ces paroles ont pénétré bien avant dans ton cœur ; la touchante exagération de tes craintes me le prouve.

— Ah ! ces paroles ont été pour moi une terrible révélation, mon père : elles m’ont appris la profondeur du mal que j’ai fait à Ottavio, puisque je lui rends l’existence à charge.

Et, paraissant de nouveau frémir, Felippe ajoute :

— Malheur à moi ! Cette horrible pensée me poursuivra toujours. Ah ! si cette catastrophe devait arriver, mon Dieu ! oh ! je le jure ! je ne survivrais pas d’une heure à mon pauvre Ottavio ; vous auriez perdu en un jour vos deux enfants, mon père !

— Mais ces craintes sont insensées.

— Je ne puis les surmonter, elles m’obsèdent, elles seront le remords, la terreur de ma vie !

— Mais, malheureux enfant, en admettant même, ce qui n’est pas, ce qui ne peut pas être, que, jusqu’à présent, la conduite envers ton frère lui ait rendu l’existence à charge, est-ce qu’il ne dépend pas de toi, absolument de toi, mon Felippe, de lui rendre désormais l’existence aussi douce qu’elle lui a été pénible, depuis qu’il a perdu ton affection ? Aime-le comme tu l’aimais jadis, et tu le verras soudain redevenir aussi heureux qu’autrefois. Ah ! de ton retour de tendresse envers lui je ne doute plus maintenant ! Béni soit Dieu ! Aussi, à part le chagrin navrant que cela t’a causé, je me félicite de ce qui s’est passé cette nuit, car d’aujourd’hui datera ta réconciliation avec Ottavio. Ah ! mon enfant ! – ajoute le duc d’une voix sourde et contrainte, – ah ! si tu savais, si tu pouvais savoir combien vos discords m’affligeaient ; ce qu’ils avaient d’affreux pour moi ! Si tu savais combien serait grand mon bonheur de vous voir vivre en bons frères, tendrement unis, ainsi que par le passé ! j’ai tant besoin de cela pour oublier…

Le duc n’acheva pas sa pensée : et, après cette réticence, il ajouta :

— Oui, j’ai tant besoin d’oublier les amertumes de l’exil ! Cher, cher enfant, je te devrai l’un des meilleurs jours de ma vie, lorsque tout à l’heure je te verrai dans les bras de ton frère.

— Et s’il me repousse ?

— Ottavio te repousser… lui… cœur angélique !

— Je l’ai si souvent blessé !

— Il oubliera tout à ton premier embrassement.

— Pauvre Ottavio !

— Je vais le faire mander ici, à l’instant ; veux-tu ?

— Vous m’avez juré que ni lui, ni ma mère, ni personne, ne saura le cruel secret de ce rêve ?

— Ma promesse est sacrée.

— Ah ! je mourrais de honte et de douleur si l’on découvrait jamais…

— Mon enfant, peux-tu douter de ma parole ?

— À Dieu ne plaise !

— Je vais sonner, ajoute le duc della Sorga se levant, transporté d’allégresse ; – je vais envoyer querir Ottavio. Tu lui feras un tendre accueil ?

— Oh ! de toute mon âme ! je meurs d’envie de lui sauter au cou.

— Cher enfant ! Ah ! que j’avais raison de ne pas désespérer de toi ! Oui…, malgré ces apparences qui auraient dû me désaffectionner, j’étais sûr que tu reviendrais au bien.

Le duc, les traits empreints d’une satisfaction ineffable, se dirige rapidement vers la cheminée, afin de sonner, tandis que Felippe, le suivant d’un regard sinistre, se dit :

— Il tombe dans le piége ; il croit à la réalité de ce rêve !

Et, un sourire féroce contractant les lèvres du jeune homme, il ajoute :

— Oh ! l’habile et profonde invention que celle de ce rêve !… comme il prépare l’événement et le rendra vraisemblable !… Tout va bien ! Et pourtant, autrefois, je l’aimais, je l’adorais vraiment, ce frère aîné… Oui, mais l’exemple ! l’exemple !

Et, lançant au duc un regard effrayant :

— Ah ! tu me demandes pourquoi mon amour fraternel s’est changé en haine fratricide ? Peut-être je devrai te la dire un jour, la cause de ce changement, ô mon père ! et, à cette révélation, tu tomberas foudroyé à mes pieds !

À l’appel de la sonnette, un domestique est entré.

Le duc lui dit :

— Mon fils Ottavio est-il chez lui ?

— M. le marquis se promène dans le jardin, attendant le lever de madame la duchesse, monseigneur.

— Allez prier mon fils de se rendre ici, à l’instant.

Le domestique sort, et le duc, revenant joyeux près de Felippe :

— Ah ! mon enfant ! quel beau jour que celui-ci ! Mais qu’as-tu ? ta figure, tout à l’heure épanouie, est redevenue triste, abattue ?

— Hélas ! maintenant, je tremble à la pensée de cette réconciliation qui me mettait le ciel dans le cœur.

— Pourquoi trembler ?

— Si Ottavio se doutait que je l’ai entendu parler cette nuit !

— Est-ce que l’on a jamais conscience ou souvenir de ce que l’on a dit en rêve, mon enfant ? Et si Ottavio, par impossible, se rappelait ce rêve, que t’importe ?

— Il croirait, hélas ! ce qui n’est que trop vrai…

— Achève.

— Il croirait que je reviens à lui, parce que, cette nuit, j’ai surpris par hasard son funeste secret.

Puis l’exécrable fourbe ajoute, semblant de nouveau frissonner à ce souvenir :

— J’ai rendu à mon frère la vie si à charge, si insupportable, qu’un moment il a pu songer au suicide. Grand Dieu ! Toujours cette horrible pensée me revient malgré moi ; elle m’obsède comme un remords et je tremble qu’Ottavio, me voyant revenir à lui, ne me soupçonne d’avoir surpris le secret de son chagrin… Ah ! si mon frère concevait ces soupçons, je mourrais de honte et de douleur !

— Rassure-toi, mon enfant ; je puis rendre très-plausible aux yeux d’Ottavio ton désir de réconciliation ; je ne m’écarterai en rien de la vérité en lui disant qu’instruit par Bartolomeo de ce qui s’est passé hier entre vous deux, je t’ai adressé ce matin des reproches dont tu as senti la gravité, la justesse, et que, regrettant ton emportement, tu as voulu… Mais, – dit le duc s’interrompant à l’aspect d’Ottavio, qui entre dans le cabinet, – voici ton frère.

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