XXVIII

Le duc della Sorga, après avoir entendu Felippe dire d’une voix attendrie : « Pauvre Ottavio ! » et avouer qu’il aimait son frère autant qu’autrefois, puis faire allusion à un malheur irréparable, et, après une brusque réticence, répéter qu’il lui fallait absolument s’éloigner, le duc sentit redoubler son espoir de voir la concorde se rétablir entre ses deux fils, et sa curiosité fut doublement excitée au sujet de cemalheur irréparable que redoutait Felippe.

Aussi reprit-il de l’accent le plus tendre et le plus pressant :

— Cher enfant, tu as parlé d’un malheur irréparable que pourrait causer ta présence ici.

— Je ne crois pas avoir dit cela, mon père.

— Tu l’as dit.

— Ces mots me seront échappés ; ils n’ont aucun sens…

— C’est impossible.

— Je vous l’assure, mon père…

— Que ces mots te soient échappés, je l’admets, mon ami ; mais, qu’ils n’aient aucun sens, c’est impossible, je te le répète.

— Je vous en supplie, oubliez-les ; ne m’interrogez pas ! s’il fallait vous répondre, je mourrais de honte. Non ! non ! abandonnez-moi à mon malheureux sort ; je suis maudit ! mon caractère est devenu aussi repoussant que ma personne ; je mérite la répulsion que j’inspire ; je suis un objet d’aversion ; tant mieux ! on me laissera seul.

— Voilà tes traits redevenus sombres et sardoniques, cruel enfant !

— Si je suis cruel, c’est que je souffre.

— Quelle est la cause de tes souffrances ?

— La pensée du mal dont je suis déjà cause, et que peut encore amener ma présence ici.

— Mon Dieu ! tu me tortures à plaisir, en me répondant par des énigmes.

— Je vous inspirerais de l’horreur si je m’expliquais clairement, mon père ; et cependant… Mais, non… non… jamais, je n’oserai jamais !…

— Ce secret que tu t’obstines à me cacher te pèse, je le vois.

— Oh ! oui ! il me navre, il me déchire, il me tue !

— Épanche-toi donc alors… Quel serait ton confident, sinon moi, pauvre cher enfant ?

Felippe reste un moment silencieux ; il paraît en proie à une violente lutte intérieure.

Le duc épie avec une profonde anxiété la physionomie de son fils.

Enfin, celui-ci reprend d’une voix grave, presque solennelle :

— Mon père, me jurez-vous de ne jamais, et en quelque circonstance que ce soit, révéler ni à Ottavio, ni à ma mère, ni à personne, ce que je vais vous apprendre ?

— Je le jure !

— Sur l’honneur ?

— Sur l’honneur !

Felippe se recueille un instant ; puis :

— Sans doute, Bartolomeo vous a appris qu’hier au soir…

— Le voyant traverser ta chambre, afin de porter a ton frère le verre de limonade qu’il boit chaque soir, tu t’es écrié qu’il t’était insupportable d’être ainsi dérangé. Ce futile motif a causé ton irritation.

— Il est vrai, et Ottavio, je l’avoue, s’est montré aussi patient, aussi affectueux envers moi, que j’étais injuste et emporté.

— Parce qu’il sait, cher enfant, qu’il faut accuser beaucoup moins que ton cœur, que ton caractère, souvent aigri par la souffrance. Mais, de grâce ! continue.

— Je me suis couché ; j’avais dans ma colère oublié de fermer la porte qui communique de la chambre de mon frère à la mienne ; j’étais très-agité, je ne pouvais m’endormir ; trois heures du matin sonnaient, lorsque j’ai cru entendre Ottavio m’appeler d’une voix étouffée, douloureuse…

— Achève ! achève ! dit le duc à Felippe, qui hésitait à continuer son récit. Pourquoi t’interrompre ?

— C’est que vous ne me croirez peut-être pas…

Et Felippe ajoute avec amertume :

— J’ai un si mauvais cœur, maintenant !

— Quoi ! ce reproche, lorsque à l’instant je viens de te dire encore que ce n’était pas ton cœur qu’il fallait accuser !

— Ce reproche, je me l’adresse à moi-même ; il est mérité. Je suis devenu méchant ; mais, du moins, j’ai maintenant conscience de ma méchanceté passée.

— Depuis cette nuit ?

— Oui, depuis cette nuit, où j’ai entendu Ottavio m’appeler d’une voix oppressée.

— Continue, je t’en supplie !

— Je crus d’abord m’être trompé ; mais bientôt mon frère prononça mon nom d’un accent si douloureux, que je crus qu’il m’appelait à son aide ; aussitôt je me levai, j’entrai dans la chambre d’Ottavio, éclairée par sa veilleuse : il dormait.

— Mais cet appel réitéré qu’il t’avait adressé ?

— Mon frère rêvait… Son sommeil était sans doute troublé par un songe pénible… J’allais m’éloigner, rassuré sur ma première crainte, lorsque de nouveau Ottavio prononça mon nom, et…

— Pourquoi t’interrompre encore, cher enfant ?

— Vous allez me maudire !

— Tu me mets au supplice, malheureux enfant ! Achève donc !

— Ce secret restera entre vous et moi, mon père ?

— Je te l’ai promis, juré ; je te le jure encore.

— « Felippe, – disait Ottavio dans son sommeil, et d’une voix déchirante et entrecoupée, – que t’ai-je fait pour me haïr ? Je t’aime si tendrement, et tu m’aimais tant autrefois ! Hélas ! je ne puis plus douter de ton aversion ; elle cause mon malheur, celui de mon père, de ma mère ! – ajoute Felippe, dont l’accent semble de plus en plus s’attendrir. – Cela ne peut durer ; ma présence t’est devenue odieuse ; mon cœur saigne à chaque instant de tes duretés ; c’est trop, je souffre trop ! »

Felippe interrompt de nouveau son récit, et, semblant suffoqué par l’émotion, il se jette au cou du duc, penche sa figure sur son épaule, en murmurant :

— Pardon ! mon père ! oh ! pardon des cruels chagrins que j’ai causés à ce pauvre Ottavio !

Le duc della Sorga, très-ému lui-même au récit de Felippe, et profondément touché des remords que celui-ci témoigne, répond en le serrant contre sa poitrine :

— Ah ! je ne doute plus maintenant du retour de ta tendresse pour ton frère.

— Malheur à moi ! il est trop tard ! murmure Felippe d’un ton déchirant. – Il est trop tard ! vous ne savez pas quelles ont été ses dernières paroles !

Et Felippe, toujours penché sur l’épaule de son père, ajoute d’une voix basse et frémissante :

— Les dernières paroles d’Ottavio, mon Dieu ! j’ose à peine les répéter ; il a dit : « Ah ! c’est trop souffrir, la vie m’est à charge, j’aime mieux mourir ! »

Felippe, se redressant alors et attachant sur le duc un regard éperdu, s’écrie en portant à son front ses mains crispées :

— Il se tuera ! J’aurai causé la mort de mon frère ! Je suis un maudit ! un Caïn !

Et, paraissant en proie à un sinistre égarement, il reprend :

— Laissez-moi ! je veux fuir, me cacher à tous les yeux ! je suis indigne de voir le jour ! Malheur à moi ! Ottavio se tuera peut-être, et j’aurai causé la mort de mon frère !

— Reviens à toi, mon enfant, reviens à toi ! s’écrie le duc della Sorga saisissant son fils entre ses bras et s’efforçant de calmer le trouble de l’esprit de Felippe.

La douleur et l’égarement de Felippe semblent quelque peu apaisés : il tombe accablé sur un canapé.

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