XXX

Ottavio se rendait, en effet, aux ordres de son père, et, la présence de Felippe lui rappelant les douloureux événements de la veille, il soupira.

Sa loyale et charmante figure s’attrista profondément, et, de crainte de rencontrer le regard hostile de son frère, il ne tourna pas les yeux vers lui, et, s’adressant au duc della Sorga :

— Vous m’avez fait appeler, mon père ?

— Oui, mon ami, et voici à quel sujet : j’ai su par Bartolomeo qu’hier au soir, ton frère…

— De grâce ! que tout ceci soit oublié ! – s’empresse de répondre Ottavio. – Felippe, après tout, n’avait pas tort ; il donnait de son premier sommeil. Bartolomeo l’a réveillé en passant par sa chambre, afin de m’apporter mon verre de limonade ; mon frère, ainsi éveillé en sursaut, s’est impatienté, s’est emporté, rien de plus concevable ; aussi, mon père, je vous le répète, ne parlons plus de cet enfantillage.

— Cher et bon Ottavio, avec quelle touchante générosité il dissimule le nouveau chagrin que je lui ai causé, tandis que, hélas ! le chagrin avait comblé la mesure de ses souffrances ! – dit tout bas Felippe au duc, afin d’expliquer ainsi, et d’une façon d’ailleurs très-vraisemblable, la contradiction existant entre l’indulgence d’Ottavio pour un fait qu’il qualifiait d’enfantillage, et les paroles désespérées que son frère prétendait avoir surprises pendant la nuit.

Le duc della Sorga fut dupe – et il devait l’être – de cette nouvelle fourberie de Felippe.

Et, touché des paroles de celui-ci, il reprit avec expansion et incapable de contenir plus longtemps sa joie :

— Ottavio, embrasse ton frère !

— Oh ! de tout cœur ! – dit vivement Ottavio.

Mais, craignant de se faire repousser, ainsi qu’il l’avait été tant de fois par Felippe, il ajoute :

— Oui, de tout cœur… si mon frère y consent.

Pour toute réponse, Felippe se jette au cou d’Ottavio, en murmurant d’une voix étouffée :

— Pardon, oh ! pardon, mon frère, de tous les chagrins que je t’ai causés depuis si longtemps ! Je l’aime autant et plus qu’autrefois peut-être ; car à ma tendresse se joint le désir de te faire oublier le passé.

— Qu’entends-je ? – s’écrie Ottavio serrant avec ravissement Felippe dans ses bras. Ô mon frère ! je te retrouve, je…

Les larmes étouffent la voix d’Ottavio, et, dans son effusion fraternelle, il étreint Felippe sur sa poitrine.

— J’ai sur le cœur un aveu qui m’oppresse, et de ce poids je veux m’alléger, – dit Felippe en répondant aux caresses d’Ottavio ; cet aveu, écoutez-le, mon père, écoute-le, mon frère, et vous saurez le triste secret du changement qui s’est opéré en moi, et qui vous rendait, qui me rendait moi-même si malheureux ; car il est si affreux de croire que ceux que nous chérissons rougissent de nous !

— Rougir de toi ! – reprend le duc della Sorga, délicieusement ému de la réconciliation de ses enfants. – Qui donc, grand Dieu ! pouvais-tu, je ne dirai pas accuser, mais seulement soupçonner de rougir de toi, pauvre enfant ?

— Ce n’est ni ma mère, ni mon père, ni moi, je l’espère, que tu accuses de cela, mon cher Felippe ? – ajoute Ottavio non moins surpris que son père. – Jamais, j’en appelle à ta mémoire, jamais nous ne t’avons donné même le prétexte de nous adresser un pareil reproche, grand Dieu !

— Il doit, on effet, vous paraître injuste, à mon père et à toi ; cependant, au risque de vous blesser, je serai sincère. Oui, depuis longtemps, je voyais ou plutôt je croyais… que, de même qu’ils s’enorgueillissaient de ta beauté, Ottavio, nos parents rougissaient de ma laideur et de ma difformité.

— Nous !… – s’écrie le duc della Sorga, – nous qui, au contraire, te témoignions plutôt une sorte de préférence, mon ami, parce que tu nous semblais mériter un redoublement d’intérêt !

— Ah ! Felippe, reprend Ottavio avec l’accent de la plus tendre compassion, si j’avais pu conserver le plus léger ressentiment contre toi, combien je me le reprocherais à cette heure ! Ah ! que tu as dû souffrir de cette funeste croyance ! Elle était fausse ; rien au monde ne la motivait ; mais enfin elle existait dans ton esprit ; elle te désolait ; elle devait, en effet, te navrer. Pauvre cher frère ! sois donc, au nom des chagrins que tu endurais toi-même, mille fois pardonné de ceux que j’ai endurés !

— Je comprends tout maintenant ! – s’écrie le duc della Sorga non moins dupe et non moins apitoyé qu’Ottavio à l’endroit de la prétendue cause du changement survenu dans le caractère et dans les sentiments de Felippe.

Et il ajoute, s’adressant à cet exécrable fourbe :

— Oui, je comprends tout maintenant, pauvre enfant ! persuadé que nous rougissions de toi, tandis que nous étions fiers d’Ottavio…

— J’en suis peu à peu venu à envier, à maudire les brillants avantages dont mon frère est doué, et dont, moi-même, j’étais jadis si orgueilleux, cher Ottavio, – reprend Felippe avec un sourire touchant. – Tu te le rappelles, tu étais mon amour-propre, ma fierté ; je n’en pouvais avoir d’autre ; je m’enorgueillissais en toi : il en sera désormais toujours ainsi. J’ai honte et regret de mon absurde et coupable erreur ; mais tu l’as dit, cher et bon Ottavio, que les chagrins dont j’ai été pour toi le sujet me soient pardonnés au nom de ceux que j’ai endurés ! Oui, je mérite ta pitié, car j’ai bien souffert, va ! Si tu savais, vois-tu, l’amertume de cette pensée incessante, que, déjà si à plaindre d’être aux yeux des étrangers un objet de répulsion, je devenais pour ma famille une gêne, un embarras parce qu’elle redoutait le ridicule de se montrer en public avec un avorton contrefait !

— Est-il possible que ton esprit se soit égaré jusqu’à nous méconnaître à ce point ? – reprend le duc della Sorga ; – car enfin rien au monde ne justifiait une pareille appréhension de ta part ; peux-tu citer un fait, un seul qui la rende vraisemblable ?

— Cependant, mon père… Mais, non, pardon, oublions ce funeste passé.

— Parle, Felippe, je t’en conjure, ne nous cache rien, ni à ton frère ni à moi.

— Eh bien, depuis longtemps, vous sortiez seuls sans m’emmener avec vous, et hier encore…

— Mais, mon frère, – dit vivement Ottavio, – tu nous as…

— Laisse-le achever, – reprend le duc della Sorga interrompant Ottavio.

Puis, s’adressant à Felippe :

— Tu disais, mon enfant, qu’hier encore ?…

— Vous êtes allés à cette soirée donnée par le propriétaire de l’hôtel ; je suis resté seul ici.

Mais, s’empressant de répondre à l’objection que le duc della Sorga allait lui faire, Felippe ajoute :

— De grâce, mon père, ne croyez pas que ce soit un reproche de ma part ! Non, non, puisque j’ai refusé cette fois, ainsi que tant d’autres fois, de vous accompagner ; mais ce refus m’était dicté par cette douloureuse conviction que vous me proposiez à contre-cœur de venir avec vous, craignant, si j’acceptais, d’avoir à faire à des étrangers l’exhibition de ma ridicule et triste personne…

— Ah ! mon fils ! mon fils !

— Ces craintes étaient, de ma part, absurdes, insensées, je le reconnais maintenant, mon père ; mais vous comprenez que, sous leur préoccupation continuelle, mon caractère a dû s’aigrir, devenir taciturne, morose, atrabilaire, irritable ; je me repliais sur moi-même, je recherchais la solitude, persuadé que j’étais devenu pour vous un objet de répulsion ; mon attachement pour Ottavio était, non pas détruit… puisqu’il renaît aussi vif que par le passé… mais, comprimé par la jalousie qu’il m’inspirait, lui dont vous étiez, dont vous deviez être si fiers, tandis que moi… Mais c’en est assez, c’en est trop sur ce sujet, mon père. Telle est la cause de ce changement dont tout à l’heure, avant la venue d’Ottavio, vous me demandiez l’explication avec tant d’indulgence et de sollicitude, faisant appel à la tendresse que je ressentais autrefois pour mon frère. Votre appel a été, grâce au ciel, entendu ; vous m’avez donné, je le répète, conscience et remords de la peine dont j’affligeais ceux qui ont pour moi tant d’affection ; j’ai reconnu, je reconnais ma funeste erreur. Mon affection pour toi, cher et bon Ottavio, est redevenue ce qu’elle était ; la paix et le bonheur sont rentrés dans mon cœur, et, comme autrefois, je le dis, je le sens, je ne puis avoir qu’un ami au monde… mon frère ! – ajoute Felippe se jetant de nouveau dans les bras d’Ottavio.

Celui-ci répond avec délices aux étreintes de ce monstre, et s’écrie en levant au ciel ses yeux baignés de larmes :

— Soyez béni, mon Dieu ! soyez béni : vous me rendez mon frère !

— Tu te hâtes trop de bénir le ciel, ô naïf Ottavio, ceci n’est que le premier acte de la comédie… attends le second, – pensait Felippe en embrassant son frère, au moment où la duchesse della Sorga entrait chez son mari.

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