XXVI

Le lendemain du jour où ont eu lieu les événements précédents, et vers neuf heures du matin, le duc della Sorga, seul dans son cabinet, où il s’est soigneusement enfermé avec son majordome et intime confident Bartolomeo, qui ne l’avait pas quitté depuis trente ans, achevait de lui dicter une lettre, lui disant :

— As-tu écrit ?

— Oui, monseigneur.

— Continue.

Et le duc poursuit ainsi sa dictée :

« Tels sont les faits qui se sont passés hier.

» L’espèce d’ovation à laquelle le chef de l’émigration sicilienne n’a pu, dans sa position particulière, se soustraire, l’offre de l’épée qu’il a dû nécessairement accepter, ne sauraient être invoqués contre lui, et interprétés comme une preuve de sa déloyauté par le roi, son maître, dont il s’honorera toujours d’être le plus fidèle, le plus dévoué, le plus respectueux des sujets. »

— As-tu écrit ?

— Oui, monseigneur.

— Plie cette lettre, mets-la sous enveloppe, scelle-la de trois cachets, inscris dessus l’adresse que tu sais ; tu iras toi-même la porter ce matin.

— Oui, monseigneur, – répond Bartolomeo s’occupant de plier la lettre et de cacheter l’enveloppe.

Le duc della Sorga, pensif, silencieux, se promène de long en large dans son cabinet.

Puis, voyant Bartolomeo, tenant à la main la dépêche cachetée, se diriger vers la porte du cabinet, le duc arrête d’un geste son confident. Celui-ci revient sur ses pas et attend les ordres de son maître.

Le duc se recueille un instant ; puis :

— Hier au soir, à notre retour de chez M. Wolfrang, que s’est-il donc passé entre mes deux fils ? Il me semble avoir entendu quelque bruit dans leurs chambres ; la tienne est proche de leur appartement ; tu sais peut-être…

— Bah ! une misère, monseigneur.

— Mais encore…

— Un verre de limonade, un simple verre de limonade.

— Que veux-tu dire ?

— Monseigneur sait que le marquis Ottavio boit, chaque soir, avant son coucher, un verre de limonade ; je lui portais ce breuvage, en traversant la chambre du comte Felippe, lorsque celui-ci s’est écrié qu’il lui était insupportable que l’on passât toujours par sa chambre pour aller chez son frère ; j’ai fait observer au comte qu’il n’y avait pas moyen de faire autrement ; il s’est emporté davantage. Le marquis, attiré par le bruit, est venu ; sa présence a exaspéré Felippe : il m’a arraché des mains le plateau sur lequel je portais le verre de limonade, et il a jeté le tout sur le parquet avec fureur, en signifiant à son frère, qui tentait de le calmer, de rentrer chez lui, et à moi de sortir ; ce que nous avons fait l’un et l’autre.

— Bartolomeo, – dit le duc d’un ton navré, – tu ne m’as pas quitté depuis trente ans ; tu as, pour ainsi dire, élevé mes fils ; tu sais, – ajoute le duc d’une voix profonde, – tu sais si je les aime !

— Vous les aimez autant, sinon plus, que ne les aime madame la duchesse, leur digne et vénérable mère, – répond en toute sincérité le majordome, à qui son maître répond non moins sincèrement :

— Oui, je les aime autant que je respecte et estime leur mère. Pourquoi faut-il que la froideur de son naturel, sa dévotion, peut-être outrée, ait élevé entre Béatrice et moi un mur de glace ! J’aurais, dans ma jeunesse, adoré ma femme comme la maîtresse la plus chère ; mais, tout en me donnant la preuve d’un sérieux attachement, Béatrice m’a toujours imposé par la rigide austérité de son caractère, réservant pour ses enfants la tendresse de son âme.

— Madame la duchesse est une sainte, monseigneur, une sainte !

— J’en conviens ; mais, à toi à qui je dis tout, je n’ai jamais caché qu’il était souvent pénible d’avoir pour femme… une sainte.

— Et je vous ai toujours répondu, monseigneur, que tant de maris qui ont pour femmes des diablesses vous envieraient, – reprend Bartolomeo avec la familiarité d’un vieux serviteur. – Ne vous plaignez donc point ; applaudissez-vous, au contraire, de la sainteté de madame la duchesse.

— J’avais donc reporté sur mes fils, que je pouvais du moins aimer sans contrainte, une partie de ce sentiment trop passionné que repoussait leur mère ; juge de mon chagrin, dont tu as été tant de fois confident, lorsque j’ai vu poindre et lorsque je vois chaque jour s’accroître l’éloignement, je ne voudrais pas dire, hélas ! la haine… de Felippe à l’égard d’Ottavio. Tu le sais, je les affectionne tous deux également ; et si, malgré moi, je témoigne quelque préférence pour l’un d’eux, Felippe en est l’objet : son état maladif, son caractère, devenu taciturne et morose, que dirai-je ? la difformité même dont il est atteint, expliquent, justifient cette préférence, plus apparente que réelle. Et cependant l’animosité de Felippe contre son frère va toujours augmentant ; animosité que rien n’explique, puisque autrefois Felippe aimait tendrement son frère !

— C’était plus que de l’attachement, monseigneur, c’était une sorte d’adoration. Combien de fois, lorsque je sortais avec les deux enfants, Felippe ne m’a-t-il pas dit : « Bartolomeo, as-tu remarqué ce passant ? Il s’est arrêté, frappé de la beauté de mon frère, et cela me rend tout fier ; car Ottavio, c’est mon amour-propre, c’est mon orgueil, à moi qui ne peux en avoir d’autre, pauvre petit bossu que je suis ; aussi, je me réjouis, je me glorifie dans la beauté de mon frère. »

— Ces paroles touchantes, – répond le duc della Sorga, – et une foule de faits encore présents à ma mémoire, qui prouvaient la tendresse de Felippe pour son frère, me rendent inexplicable le changement que j’observe en lui. Il en est de même, hélas ! de la transformation de son caractère ; n’en as-tu pas été aussi très-frappé ?

— C’est à n’y point croire, monseigneur, lorsque l’on compare le Felippe d’aujourd’hui au Felippe d’autrefois ; car il était alors un exemple de douceur, d’affabilité ; il s’efforçait, le pauvre enfant, de plaire à tout le monde. Combien de fois encore ne m’a-t-il pas dit : « Vois-tu, Bartolomeo, je suis laid, difforme ; le premier sentiment que j’inspire est une sorte de répulsion ; il faut donc que je sois meilleur et plus avenant que nul autre, afin de vaincre les préventions que l’on éprouve tout d’abord à l’aspect de ma triste personne. » Et, en effet, monseigneur, rappelez-vous les prévenances, l’amabilité de ce pauvre enfant pour un chacun ; on finissait par l’aimer à l’égal de son frère, dont la personne attirait tout d’abord.

— Ah ! Bartolomeo, ces souvenirs sont à la fois ma joie et mon tourment ; ma joie, lorsque je songe au passé ; mon tourment, lorsque j’envisage le présent. Je vois de plus en plus s’aggraver l’aigreur, la morosité haineuse, la violence du caractère de ce malheureux enfant, autrefois si affectueux, si soumis, s’efforçant de lire dans nos yeux à tous ce qui pouvait nous plaire, et nous disant avec un sourire mélancolique et touchant : « Il faut bien me faire pardonner ma laideur et ma difformité ; » enfin, montrant une sorte d’adoration pour son frère, tandis que maintenant…

Le duc tressaille et ajoute :

— Ah ! c’est affreux ! Mais, encore une fois, de ce changement inexplicable, quelle est la cause ? Peux-tu la deviner, Bartolomeo ?

— Non, monseigneur, et d’autant moins qu’hier encore, essayant de représenter au comte Felippe le chagrin que le changement dont nous parlons cause sa famille, il m’a répondu d’un air sardonique et sombre par le proverbe sicilien : « Qui a semé la ronce sur un bon sol, récolte l’épine. »

— « Qui a semé la ronce sur un bon sol, récolte l’épine ? » – répète le duc della Sorga d’un air pensif.

Puis, après un moment de silence :

— Quel peut être le sens caché de ces paroles ? En vain je le cherche.

— Moi aussi, monseigneur, je l’ai cherché sans pouvoir le trouver, le sens de ces paroles.

— Elles me semblent incompréhensibles.

— J’en ai demandé l’explication à Felippe : il m’a tourné le dos.

— Souvent j’ai rappelé mes souvenirs, afin de préciser l’époque où j’ai vu poindre cette transformation du caractère de Felippe, – reprend le duc della Sorga après un nouveau silence. – J’aurais peut-être découvert un fait, une circonstance qui m’eût donné la clef de ce mystère ; mais cette transformation a été lente, graduelle, et il m’a été impossible de lui assigner une date fixe. Et toi, n’as-tu rien observé à ce sujet ?

— Non, monseigneur.

— Interroge ta mémoire.

— Je ne me rappelle rien, – répond le majordome en réfléchissant.

Puis il ajoute :

— Cependant… Mais… non…

— Achève ; dis toute ta pensée. Cela me mettra peut-être sur la voie.

— Il me semble, sauf erreur, que ce changement dans le caractère du comte Felippe doit remonter à peu près à cette époque où, de retour de ses voyages en Europe, et surtout en Amérique, où avait empiré son détestable esprit de rébellion contre l’autorité royale, votre indigne frère Pompeo, alors duc della Sorga…

— Bartolomeo !

— Monseigneur, – répond vivement le majordome, – malgré le respect que je vous dois, je maintiens que, quoique votre frère…, un sujet félon, traître et rebelle à son roi, est un homme indigne.

— Encore une fois, je…

— D’autant plus indigne, – s’écrie Bartolomeo, – que votre loyauté, votre fidélité, votre dévouement à notre souverain, à mon noble maître, rendent plus horrible encore la félonie de votre frère Pompeo…

Le majordome, coupant de nouveau la parole au duc, poursuit avec une animation croissante :

— Oui, monseigneur, vous avez donné à notre roi une preuve de dévouement sublime, digne des temps antiques, et…

— Assez, Bartolomeo, – dit amèrement le duc della Sorga ; – je le te répète, assez sur ce sujet. Tais-toi…

— Non, monseigneur, je ne me tairai point, s’il vous plaît ; je suis en cette affaire votre unique confident ; j’ai donc le droit d’affirmer que jamais l’on n’a vu, l’on ne verra sacrifice pareil à celui que vous vous êtes imposé pour le service de notre bien-aimé souverain…

— Bartolomeo…, je…

— Quoi ! monseigneur, feindre de prendre part à cette conspiration, dont, révérence parler, votre indigne frère était l’âme, pénétrer ainsi les secrets des conjurés, les dévoiler à Sa Majesté, faire de la sorte avorter la conjuration au moment où elle allait éclater, faire saisir ses principaux chefs, et, parmi eux, votre frère tout le premier, n’était-ce point sacrifier avec héroïsme les liens du sang à la fidélité que tout loyal sujet doit à son roi ?

— Encore une fois, Bartolomeo…, je t’adjure de…

— Encore une fois, monseigneur, je soutiens que l’antiquité n’offre rien de plus admirable. En envoyant votre frère au supplice qu’il méritait, vous avez égalé Brutus envoyant ses fils à la mort.

— Te tairas-tu ?

— Non, monseigneur ; j’ai trop peu l’occasion de revenir sur ce sujet, qui toujours blesse votre modestie, pour ne point profiter de la circonstance. Donc, bon gré, mal gré, vous m’entendrez, monseigneur ! Oui, votre acte est héroïque ! Comment ! vous, le plus dévoué des serviteurs du roi, vous avez consenti à paraître jusqu’à la fin complice de ces scélérats rebelles ! Vous, d’une antique maison toujours illustrée par son attachement à ses rois, vous avez été condamné à mort, comme votre indigne frère Pompeo ! vous, ô mon noble et loyal maître ! – ajoute le majordome les larmes aux yeux. – Et vous avez eu le courage de vaincre l’horreur que vous inspirait la félonie de Pompeo en recevant ses embrassements au pied de l’échafaud, où il est monté sous vos yeux, ignorant que vous étiez le vaillant révélateur de son crime ! Sa Majesté a paru, par miséricorde, commuer en exil votre condamnation à mort, sachant bien qu’en exil encore, vous pouviez lui être utile ! Non, jamais souverain n’a reçu de l’un de ses serviteurs la preuve d’un dévouement aussi sublime que le vôtre. Et maintenant, monseigneur, rudoyez-moi, grondez-moi, chassez-moi si vous le voulez ! je vous aurai dit une fois de plus ce que je voudrais pouvoir vous répéter tout le jour durant. Je vous suis attaché comme au meilleur des maîtres, et je vous révère, je vous admire comme le plus fidèle, le plus héroïque des sujets de notre auguste souverain.

Le duc della Sorga avait dû, malgré lui, laisser Bartolomeo, unique et naïf instrument de ses scélératesses, lâcher la bride à sa faconde admiratrice.

Le majordome, aveuglé par son attachement à son maître et par son fétichisme monarchique, était sincère en exaltant à l’égal d’un sacrifice sublime l’infernale trahison de cet homme qui, possédé d’envie, de jalousie et de cupidité, avait livré son frère au dernier supplice, afin d’hériter des immenses domaines et du titre de cet infortuné chef de la maison della Sorga, fratricide plus horrible peut-être, parce qu’il était plus lâche que s’il eût, de sa main, poignardé Pompeo.

Et cependant, mystère incompréhensible de l’âme, le duc della Sorga ressentait pour sa femme, qu’il croyait pure, autant d’attachement que de vénération, et ce pourvoyeur d’échafaud adorait ses enfants ; anomalie étrange, parfois remarquée chez les plus vils criminels.

Le duc della Sorga reprit après un moment de silence, en tendant sa main au majordome, qui la porta à ses lèvres et la baisa avec effusion et respect :

— Tu es un bon vieux serviteur, Bartolomeo ; je ne puis, après tout, te faire un reproche, non de m’être affectionné, mais de ressentir pour moi une admiration que pourtant rien ne justifie… J’ai accompli mon devoir de fidèle et loyal sujet envers mon roi, voilà tout. Mais, pour en revenir à Felippe et à la cause du changement dont nous cherchons l’origine, tu croyais te rappeler, disais-tu, qu’il remontait à l’époque où mon frère Pompeo, de retour de ses voyages, est venu se fixer en Sicile ?

— Oui, monseigneur.

— Et qui te donne cette croyance ?

— Vous vous souvenez, monseigneur, que vous viviez alors assez pauvrement de votre portion congrue de cadet de famille. Nous habitions à Palerme une triste maison. Votre frère Pompeo avait fait restaurer et meubler magnifiquement l’antique château della Sorga, berceau de votre famille. Vous êtes allé, avec madame votre femme et vos enfants, à la fête d’inauguration donnée au château par votre frère, et vous êtes demeuré environ un mois dans cette résidence quasi royale. Or, je me rappelle maintenant qu’à son retour, Felippe…

Le majordome s’interrompt en entendant frapper à la porte du cabinet.

Le duc della Sorga dit à voix haute :

— Qui est là ?

— Moi, mon père, – répond la voix de Felippe.

Le duc, s’adressant à Bartolomeo :

— Mon fils vient à propos, j’espère lui faire regretter ses violences d’hier au soir. Nous reprendrons cet entretien. Va ouvrir ; tu porteras ensuite cette dépêche à qui tu sais.

Le majordome ouvre la porte.

Le comte Felippe entre chez son père et reste seul avec lui.

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